Fanon a identifié ce que provoque une société coloniale, en termes de violences

 

Interview réalisée par Faten  Hayed, publiée dans El Watan Week-end n°221, 5 juillet 2013, page 17

 

Vous expliquez dans la préface que finalement les Indépendances africaines et le Printemps arabe sont un échec. Plus de 50 ans plus tard les thèmes de Fanon sont toujours d’actualité ?

Je ne dis pas que les indépendances africaines sont un échec, le dire serait ne pas reconnaître les luttes de libération menées par certains pays du continent africain pour se libérer du joug du colonialisme, l’Algérie et son peuple en sont le plus bel exemple. Ce qu’il faut interroger est de savoir si cette libération, qui a permis aux peuples d’assurer leur droit à disposer d’eux-mêmes et à assumer leur souveraineté, a permis à ces peuples de s’émanciper. Dans cette tension, le constat est amer. Les peuples subissent au quotidien les conséquences des choix faits par leurs dirigeants qui ont accepté de suivre -ou parfois ont pensé de pas avoir d’autres choix- les injonctions du néo-colonialisme imposé et maintenu par l’ex puissance coloniale qui continue sa domination économique, culturelle et politique. Peuvent être cités les politiques imposées par la mise en place du consensus de Washington, les accords bilatéraux le plus souvent au désavantage des pays anciennement colonisés, les ressources naturelles dont l’exploitation est captée par des entreprises internationales et dont les peuples sont exclus de la redistribution et du partage. Le rêve d’indépendance économique et de développement n’est jamais arrivé ; les plans d’ajustement ayant ouvert la voie à une reprise en mains économique et politique des États par les institutions financières internationales et leur a fait perdre le droit à l’autodétermination.

Ce que vous nommez Printemps arabes sont un des signes révélateurs de l’état dans lequel les Etats laissent les peuples sans droit, sans voix alors que certains profitent ouvertement des richesses de leur pays. Ces hommes et ces femmes qui se sont soulevés et qui se soulèvent un peu partout dans le monde contre l’inégalité et la discrimination dont ils sont victimes disent à leurs dirigeants qu’il n’est plus tolérable pour eux d’être exclus et invisibles. Ils ne veulent plus être endormis et aliénés pour se réveiller et constater que toutes leurs terres ont été accaparées ou qu’ils meurent parce qu’exploités dans des conditions indignes. Ils veulent que les promesses entrevues au moment de la libération se réalisent et qu’arrive enfin l’heure de l’indépendance économique et du développement dont ils pourront être acteurs et bénéficiaires.

Dans les textes sélections, on constate la vision claire et presque prophétique du monde d’aujourd’hui à travers Fanon. Sur quelle base s’est reposé le choix des textes ?

Je ne peux répondre à cette question ; le choix a été réalisé par les éditeurs, le CETIM. Je reprends les raisons de cette collection, car « Frantz Fanon » s’insère dans laCollection « Pensées d’hier pour demain » qui se propose d’offrir au public, jeune en particulier, de courts recueils de textes de divers acteurs qui, hier, furent au coeur de la lutte des peuples pour l’émancipation et dont, aujourd’hui, la pensée s’impose toujours comme de la plus grande actualité. Sont déjà parus Patrice Lumumba, Frantz Fanon, Amilcar Cabral.

 

Fanon, en touchant la misère humaine, a touché la violence du monde et ses réalités. Qu’en pensez-vous ?

C’est un des aspects des écrits et du travail de Fanon qui est souvent ignoré par nombre de ses commentateurs. Psychiatre, il était habitué à suivre dans le psychisme humain le choc des traumatismes imposés par la une société colonialiste capitaliste. Il a parfaitement identifié ce que provoque une société coloniale, en termes de violence politique, sociale, économique, militaire et idéologique. Une autre des violences du monde touche la situation des droits et des libertés, on peut constater aujourd’hui que nombre d’Etats remettent en cause ces acquis et mettent en place des politiques liberticides et répressives, tout en assurant qu’ils défendent les valeurs de la démocratie.

 

Quel intérêt de lire Fanon aujourd’hui ? Certains diront que le contexte historique n’est pas le même.

Certes, le contexte n’est plus le même. On aurait pu penser, après les indépendances et la lutte menée par les non-alignés pour conquérir et obtenir le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes -1966, l’applicabilité des droits économiques sociaux et culturels -1966, et par de nombreux Etats pour la nécessité d’un nouvel ordre mondial -1974- et pour la reconnaissance du droit au développement -1986, que la nature des relations internationales et des rapports de force garantiraient l’ensemble de ces droits inaliénables. Il n’en a rien été. La chute du mur de Berlin, les guerres impériales menées par certains pays occidentaux ont rebattu l’ensemble des cartes. Les pays occidentaux, et en premier les pays anciennement colonisateurs, n’ont eu de cesse de déstructurer l’ensemble des relations internationales et de délégitimer tout l’arsenal du droit international et du droit humanitaire international. Le premier pays à payer le prix fort est la Palestine qui se voit abandonnée par la plupart des pays. La volonté de solidarité internationale des Etats qui s’était manifestée juste à la fin des Indépendances n’a pu faire pencher le rapport de forces en faveur de l’ensemble des Palestiniens.

Allons-nous vers de nouvelles formes de colonisation ? 

Bien sûr, le capitalisme est dans tous ses états et ne sait plus comment se maintenir ; le modèle occidental basé sur l’humanisme issu du siècle des lumières s’essouffle et montre ses limites. Pour se maintenir, les Etats n’ont d’autres choix –enfin, ils en ont d’autres mais leur soif de richesses et de pouvoir leur font sélectionner le plus mauvais choix- que d’instaurer une violence militaire, économique, sociale, idéologique. Ils ne veulent pas avancer préférant faire reculer le monde vers un futur obscurantiste et basé sur une domination militaire et financiaro-économique. Ils tentent de reproduire, ce qu’ils connaissent et qu’ils ont éprouvé : maintenir les peuples sous une forme d’occupation économique, militaire, sociale et idéologique. Dès lors, il est évident que de nouvelles formes de colonisation se mettent en place ; une fois de plus elle passe par la violation massive de l’ensemble des droits humains et la déstructuration des relations internationales et la délégitimation du droit international ; on peut citer l’imposition d’un état de guerre permanent, l’ingérence militaire pour raisons dites humanitaires,l’obligation pour les Etats de se conformer à de prétendues « normes démocratiques » importées et qui n’ont en réalité rien de démocratiques, la mise en place de programmes structurels économiques qui réduisent considérablement le rôle de l’Etat et entraînent des suppressions massives d’emplois, l’accaparemment des terres, les expulsions, de nouvelles formes de racisme afin de diviser les citoyens, une xénophobie des Etats occidentaux à l’égard de la religion de l’Islam, la liste n’est pas exhaustive…

Mais les peuples résistent car ils savent, comme le précisait Frantz Fanon, que « si nous voulons que l’humanité avance d’un cran, si nous voulons la porter à un niveau différent de celui où l’Europe l’a manifestée, alors il faut inventer, il faut découvrir » C’est dans cette démarche que s’inscrit le travail de la Fondation Frantz Fanon créée en 2007.

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