Par James Baldwin
Les Indigènes de la République ont publié sur leur site un excellent texte de James Baldwin, inédit jusque-là en français, dans une traduction que leur a donnée en exclusivité, leur ami Samr T. qu’ils remercient chaleureusement. Il est tiré du recueil « Essence », publié en avril 1984. Bonne lecture à tous !
La crise au sommet qui touche la communauté blanche est tout à fait remarquable – et terrifiante – parce que, dans les faits, il n’y a pas de communauté blanche.
Cette affirmation peut paraître énorme – et elle l’est. Je suis prêt à me voir contesté. Et je suis prêt aussi à tenter de vous l’expliquer en détails.
Mon cadre de référence est, bien sûr, l’Amérique, ou la partie de l’Amérique du Nord qui aime se faire appeler l’Amérique. Ce qui veut dire que je parle essentiellement de la vision européenne du monde – ou plus exactement de ce qui serait la vision européenne de l’univers. C’est une vision remarquable, autant par ce qu’elle prétend inclure, que par ce qu’elle – sans remords – diminue, démolie ou ne prend pas en compte.
Il y a, par exemple – au moins en principe – une communauté irlandaise : ici, là, partout, ou plus précisément à Belfast, Dublin et Boston. Il y a une communauté italienne : Rome, Naples, la Banque papale, et Mulberry Street. Et il y a une communauté juive, allant de Jérusalem jusqu’en Californie en passant par New York. Il y a des communautés anglaises. Il y a des communautés françaises. Il y a des consortiums suisses. Il y a les Polonais : à Varsovie (où ils veulent bien que nous devenions amis) et à Chicago (où nous sommes ennemis parce qu’ils y sont Blancs). Il y a aussi, d’ailleurs, des restaurants indiens, des bains turcs. Il y a les bas-fonds – les pauvres (sans parler de ceux qui ont l’intention de devenir riches) qui sont toujours de notre côté – mais ça ne définit pas une communauté. C’est un témoignage terrifiant de ce qui est arrivé à tous ceux qui ont pu venir ici, et ont eu à payer « le prix du billet ». Ce prix consistait à devenir « Blanc ». Aucun d’entre eux et elles n’était blanc avant d’arriver en Amérique. Cela a pris plusieurs générations, et une grande part de coercition, avant que ce pays ne devienne un pays blanc.
Il est probable que ce soit la communauté juive – ou peut-être plus précisément ce qu’il en reste – qui a, en Amérique, eu à payer le prix le plus extraordinairement fort pour devenir blanche. Parce que les juifs sont venus de pays où ils n’étaient pas Blancs, et ils sont venus ici en partie à cause de ce fait ; et incontestablement – aux yeux des Noirs américains (mais pas seulement) – les juifs américains ont choisi de devenir Blancs, et c’est leur façon de faire.
C’était dès lors paradoxal d’entendre, par exemple, l’ancien premier ministre d’Israël, Menachem Begin, déclarer il y a quelques temps que « le peuple juif ne s’incline que devant Dieu » quand on sait que l’État d’Israël est maintenu grâce à un chèque en blanc octroyé par Washington. Sans poursuivre d’avantage sur les implications de cet acte de foi mutuel, on est néanmoins conscients que si la transposition du juif comme Blanc américain entraine un soutien à l’État d’Israël, la présence noire dans ce pays ne peut guère espérer entrainer un tel soutien – pas pour le moment au moins – pour mettre un terme au carnage en Afrique du Sud.
Et il y a une raison à cela.
L’Amérique est devenue blanche – et les êtres qui, selon leurs propres affirmations, « se sont installé dans » (ou ont colonisé) ce pays sont devenus Blancs – parce qu’il était nécessaire de nier la présence noire, et de justifier l’asservissement des Noirs. Aucune communauté ne peut se fonder sur un tel principe – ou, en d’autres termes, aucune communauté ne peut se construire sur un mensonge si génocidaire. Des hommes blancs – de Norvège par exemple, où ils étaient norvégiens – sont devenus Blancs : en abattant le bétail, en empoisonnant les puits, en brûlant les maisons, en massacrant les Indiens d’Amérique (Native Americans), en violant les femmes noires.
Cette érosion morale a rendu totalement impossible pour ceux qui se considèrent Blancs dans ce pays d’avoir une quelconque autorité morale – en privé ou en public. L’innombrable majorité d’entre eux restent assis, figés, devant leurs postes de télévision, à avaler des conneries dont ils savent très bien qu’elles sont des conneries et, dans un effort profond et inconscient pour justifier cette torpeur qui cache une panique profonde et amère – ils consacrent beaucoup d’attention aux sports : même s’ils savent que le joueur de football (le Fils de la République, leurs enfants !) n’est qu’un élément parmi d’autres de la machine à faire du fric.
Ils se sentent soit soulagés, soit aigris, par la présence du garçon noir dans l’équipe. Je ne sais pas s’ils se rappellent combien de temps et avec quelle ténacité ils ont lutté pour qu’il ne puisse pas rejoindre l’équipe. Je sais qu’ils n’osent pas envisager le prix que les Noirs (des pères et des mères) ont payé et continuent à payer. Ils ne veulent pas comprendre le sens, ou faire face à la honte, du prix – fruit de ce qu’ils ont considéré comme la nécessité d’être blanc – que Joe Louis, Jackie Robinson ou Cassius Clay (Muhammad Ali) ont été obligés de payer. Je sais qu’ils n’auraient pas aimé le payer eux-mêmes.
Il n’y a jamais eu de mouvement ouvrier dans ce pays, la preuve étant l’absence des Noirs dans les syndicats, appelés les syndicats « de père en fils ». Il y a peut-être quelques nègres en vitrine ; mais les Noirs n’ont aucun pouvoir dans les syndicats de travailleurs.
De la même façon, la communauté blanche, afin de rester blanche, élit – comme elle se l’imagine – ses représentants politiques ( !)
Aucune nation au monde, y compris l’Angleterre, n’est représentée par un panthéon aussi frappant de médiocrité implacable. Je ne citerais pas de noms – je vous laisse cette tâche.
Mais cette lâcheté, cette nécessité de justifier une identité complètement fausse et de justifier ce qu’il faut appeler une histoire génocidaire, a désormais placé toute personne vivante entre les mains des personnes les plus ignorantes et les plus puissantes que le monde a jamais vu : et comment y sont-ils parvenus ?
En décidant qu’ils étaient Blancs. En optant pour la sécurité plutôt que la vie. En se persuadant que la vie d’un enfant noir n’était rien en comparaison de celle d’un enfant blanc. En abandonnant leurs enfants au profit de ce que l’homme blanc peut acheter. En apprenant à leurs enfants que les femmes noires, les hommes noirs et les enfants noirs n’avaient pas d’intégrité humaine qui vaut le respect de ceux qui se voient comme Blancs. Et en abaissant et en définissant ainsi les Noirs, ils se sont abaissé et se sont définis eux-mêmes.
Et ils ont amené l’humanité au bord du néant : parce qu’ils se croient Blancs. Parce qu’ils se croient blancs, ils ne peuvent pas confronter les ravages et les mensonges de leur histoire. Parce qu’ils se croient blancs, ils ne peuvent pas se permettre de se laisser tourmentés par l’idée que les tous les êtres humains sont des frères et sœurs. Parce qu’ils se croient Blancs, ils cherchent, et si besoin ils bombardent, jusqu’à ce qu’apparaissent des populations stables, des indigènes souriants, et de la main d’œuvre bon marché. Parce qu’ils se croient Blancs, ils croient – alors que même un enfant ne peut y croire – au rêve de la sécurité. Parce qu’ils se croient Blancs, aussi vociférants ou innombrables qu’ils puissent être, ils restent aussi muets que l’épouse de Lot qui, quand elle s’est retourné pour regarder en arrière, s’est transformée en pilier de sel.
Toutefois ! Bien que le fait d’être Blanc constitue absolument un choix moral (puisqu’il n’y a pas de Blancs qui le soient en réalité), la crise au sommet qui frappe la communauté blanche n’a – pour ceux et celles d’entre nous dont l’identité a été forgée, ou estampillée, comme noire – cette crise n’a rien de nouveau. Nous, qui n’étions pas non plus Noirs avant d’arriver ici, et qui avons été définis comme Noirs par le commerce d’esclaves, nous avons payé pendant très longtemps pour cette crise – et même en faisant face au pire de nous-mêmes, nous avons survécu et nous l’avons vaincu d’une victoire éclatante. Si nous n’avions pas survécu, et vaincu, il n’y aurait pas un seul Noir américain en vie.
Le fait que nous sommes toujours là – même dans la souffrance, l’obscurité, le danger, sans cesse définis par ceux qui n’osent pas se définir eux-mêmes, ou même se confronter à eux-mêmes – est la clé à cette crise du leadership blanc. Le passé nous informe sur des personnages très variés – criminels, aventuriers, ou encore sur des saints, sans parler bien sûr des papes – mais c’est bien la condition des Noirs, et seulement cela, qui peut nous informer sur les Blancs. C’est un paradoxe terrible, mais ceux qui croyaient pouvoir contrôler et définir les Noirs, se sont désinvestis de la capacité de se contrôler et se définir eux-mêmes.
James Baldwin (tiré de « Essence », avril 1984, Traduction : Samr T.)