50 ans après, quelles interrogations sur notre passé commun Quel “héritage” pour les relations franco-algériennes futures ?

Mireille Fanon Mendes France

Fondation Frantz Fanon

Perpignan

29 septembre 2012

Héritières d’un passé traumatique, les relations entre la France et l’Algérie interrogent et continuent d’interroger l’histoire de la colonisation mais plus profondément l’histoire de la construction d’une pensée occidentale raciste, qui, dès le 18ème a pensé la relation à l’autre à travers la hiérarchie des cultures.

Trop longtemps occultée ou folklorisée, l’histoire coloniale, que ce soit en France ou dans d’autres pays anciennement colonisateurs, refait surface et revient, souvent dans la confusion, aux devants de la scène politique. A une histoire sereinement revisitée qui situe les acteurs et leurs responsabilités s’oppose une lecture idéologique et revancharde dont la loi sur « les bienfaits du colonialisme » est l’expression la plus révélatrice. Ainsi, si depuis 2005, la France a la mémoire qui flambe c’est parce que les populations issues des colonies, anciennes ou actuelles, et de l’immigration postcoloniale sont les premières victimes de l’exclusion sociale et de la précarisation. A l’actualité des inégalités s’ajoute le poids d’une Histoire omniprésente.

De fait, si l’ère coloniale est achevée, son héritage commun continue d’influer sur le présent, il faut bien convenir que les imaginaires et les représentations sont loin d’avoir été libérés.

L’analyse, que je ne prétends nullement complète, mais qui est une participation à la réflexion, oblige de faire plusieurs constats.

Le premier porte sur le caractère, à tout le moins ambigu, de la relation franco- algérienne ; ainsi à propos de la reconnaissance des crimes d’Etat commis pendant la lutte de libération en Algérie, il y a gêne et embarras pour les anciens colonisateurs. Cette question est, la plupart du temps, obérée afin de ne pas compromettre les relations politiques et économiques entre ces deux pays. N’oublions pas que la France, sur le plan économique, reste le premier partenaire de l’Algérie ; la réalité, traduite dans les statistiques, laisse apparaître un rapport néo-colonial jamais démenti malgré les nombreuses « crises » médiatiques et les différends ostensiblement montés en épingle.

On peut affirmer que les relations franco algériennes sont d’une double nature ; une relation officielle et une officieuse où les élites du pouvoir entre Alger et Paris ont des affaires en commun et des connivences qui ne se sont jamais autant exprimées que durant la sale guerre des années 90 et facilitées par le silence honteux des autorités françaises au pouvoir ou de l’opposition. C’est ainsi que l’on peut parler de la FranceAlgérie en tant que continuum politico affairiste qui n’épargne aucun appareil, pas plus en France qu’en Algérie.

Dès lors, il n’est pas faux d’affirmer qu’une véritable réconciliation ne peut, à l’évidence, avoir lieu dans un contexte de dictature en Algérie et de consensus mystificateur en France.

Pour parvenir à un rapprochement entre les deux peuples, il faudrait dépasser une mémoire utilisée en Algérie comme un fonds de commerce pour légitimer le contrôle du pouvoir et en France, il faudrait que les extrémistes de droite et nostalgiques de l’Empire cessent de se penser en maître du monde dans un statut victimaire dont on mesure les bénéfices qu’il est susceptible de générer et dans un discours émaillé ouvertement de propos raciste tels que ceux qui peuvent être lus au centre de documentation de Perpignan « coloniser c’est peupler et mettre en valeur ». Dans Les Damnés de la Terre, Frantz Fanon, dans une analyse cinglante constante que pour les impérialistes « Le colon fait l’histoire. Sa vie est une épopée, une odyssée. Il est le commencement absolu : « Cette terre, c’est nous qui l’avons faites. » Il est la cause continuée : « Si nous partons, tout est perdu, cette terre retournera au Moyen-Age. » En face de lui, des êtres engourdis, travaillés de l’intérieur par les fièvres et les « coutumes ancestrales », constituent un cadre quasi minéral au dynamisme novateur du mercantilisme colonial.

A ce propos, un parallèle peut être fait entre le discours sioniste qui a permis la création de l’Etat d’Israël…

Aujourd’hui, la reprise du thème du « racisme anti-blanc » par un parti de droite « républicain » est révélatrice de l’imprégnation d’un discours extrémiste directement hérité de la guerre d’Algérie.

Comment émerger d’un passé traumatique et visiblement indépassable ? La question est d’autant plus complexe qu’elle renvoie irrésistiblement aux enjeux actuels du débat sur l’immigration et à l’enracinement dans la société de jeunes Français issus de minorités « visibles ».

Dans un climat de xénophobie ascendante et d’émiettement social, comment éviter le conflit de mémoires, la surenchère des souffrances entre des groupes acculés au repli communautaire et au chacun-pour-soi victimaire ? Le racisme vécu au quotidien mais surtout sous des formes euphémisées de la discrimination pèse fortement sur les constructions identitaires des individus. Pourtant, peut-on nier que le stigmate dont il est question n’est pas le fait du stigmatisé mais du stigmatisant ? Peut-on nier que le racisme et le processus de stigmatisation sont des processus d’ordre social qui dépendent de l’évolution des figures sociales de l’étranger discriminé ? En ce sens la figure sociale de l’Algérien, en France ou en Algérie, pour les Français n’a pas changé depuis la colonisation ; on peut même ajouter qu’elle s’est alourdie du fait que le peuple algérien a conquis, contre ceux qui étaient venus « mettre en valeur leur pays », son droit à l’autodétermination. Offense jusqu’alors insupportable et impardonnée !

On peut affirmer que la raison de ce racisme tient au fait que les représentations ont précédé les Français issus de la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, au-delà même de la période coloniale. Après maints avatars, le racisme se fond aujourd’hui dans un ensemble de mécanismes d’exclusion et d’infériorisation qui semblent fonctionner de manière autonome, sans que personne n’ait à s’assumer explicitement raciste. Les superstructures idéologiques d’Etat nourrissent l’exclusion par des stigmatisations essentialistes. De « l’homme noir qui n’est pas entré dans l’histoire » à une laïcité de combat, l’essentialisme est bien l’habit neuf d’un vieux discours. Les hiérarchies ontologiques visent à différencier irrémédiablement pour mieux exploiter.

Dans un contexte de crise générale, la France semble avoir pris conscience de la présence, sur son territoire d’une population qui « dérange » car elle ne se serait pas intégrée. Ainsi la couleur de peau refait irruption dans le débat, au-delà et en-deçà de la culture, de l’origine nationale ou de la religion. La caractérisation de l’autre valant déculpabilisation supposée du blanc. L’un et l’autre prisonnier de sa propre aliénation. Dans ce jeu pervers, l’Histoire n’a que peu de place. Et pour cause….quand le crime avéré est imprescriptible, on le tait, à charge pour les victimes de s’assumer dans le silence. Je citerai Frantz Fanon pour qui “Le racisme (…) n’est qu’un élément d’un plus vaste ensemble : celui de l’oppression systématisée d’un peuple. Comment se comporte un peuple qui opprime ?

Ici des constantes sont retrouvées :

On assiste à la destruction des valeurs culturelle des modalités d’existence. Le langage, l’habillement, les techniques sont dévalorisées. Comment rendre compte de cette constante ? Les psychologues qui ont tendance à tout expliquer par des mouvements de l’âme, prétendent retrouver ce comportement au niveau de contacts entre particuliers : critique d’un chapeau original, d’une façon de parler, de marcher …

De pareilles tentatives ignorent volontairement le caractère incomparable de la situation coloniale. En réalité, les nations qui entreprennent une guerre coloniale ne se préoccupent pas de confronter les cultures. La guerre est une gigantesque affaire commerciale et toute perspective doit être ramenée à cette donnée. L’asservissement, au sens le plus rigoureux, de la population autochtone est la première nécessité.

Pour cela il faut briser ses systèmes de référence. L’expropriation, le dépouillement, la razzia, le meurtre objectif se doublent d’une mise à sac des schèmes culturels ou du moins conditionnent cette mise à sac. Le panorama social est déstructuré, les valeurs bafouées, écrasées, vidées.

(…)

La mise en place du régime colonial n’entraîne pas pour autant la mort de la culture autochtone. Il ressort au contraire de l’observation historique que le but recherché est davantage une agonie continuée qu’une disparition totale de la culture pré-existante. Cette culture, autrefois vivante et ouverte sur l’avenir, se ferme, figée dans le statut colonial, prise dans le carcan de l’oppression. A la fois présente et momifiée, elle atteste contre ses membres. Elle les définit en effet sans appel.

La momification culturelle entraîne une momification de la pensée individuelle. L’apathie si universellement signalée des peuples coloniaux n’est que la conséquence logique de cette opération. Le reproche de l’inertie constamment adressé à “l’indigène” est le comble de la mauvaise foi. Comme s’il était possible à un homme d’évoluer autrement que dans le cadre d’une culture qui le reconnaît et qu’il décide d’assumer.”

Le deuxième constat porte sur la France, où il y a extrême difficulté à intégrer des populations maghrébines ; cela masque une réalité violente : celle du rejet institutionnel de la présence des Algériens en France qu’ils soient de la première, de la seconde ou de la troisième génération.

C’est bien là que se situe le problème et c’est bien sur cette histoire non soldée que les populismes prospèrent depuis l’indépendance de l’Algérie, entretenant un climat pervers entre les deux Etats, même s’il est entremêlé d’embrassades sporadiques. Mais ceci n’est qu’un décor. Il n’est qu’à voir comment sont gérés les assassinats d’Algériens en France, comment sont évincés du droit à la santé, ceux et celles qui faute de traitement adéquat en Algérie, demandent à venir se soigner en France… Comment sont expulsé-e-s les conjoints ou les enfants de travailleurs algériens, ou encore comment sont traités les chabanis….

Il ne faut pas oublier que la France, protectrice du régime algérien au plus fort du nationalisme ombrageux de Boumedienne, a fait jusqu’en 1978 des expériences de guerre chimique et bactériologique, alors qu’elle siège au Conseil de sécurité et se doit de répondre à quelques obligations reposant sur les normes impératives du droit international, dont le droit à la sécurité et à la paix internationales…

Force est de constater que si la France et l’Algérie s’entendent très bien, cette entente est loin de profiter aux peuples : le développement économique algérien est bloqué, la part léonine de la France dans les échanges avec l’Algérie ne profite guère à l’économie française, il n’y a aucun effet d’entrainement et aucun investissement. Cette situation ne profite ni aux industriels ni aux Français.

Le troisième constat concerne l’Algérie.

La souveraineté nationale payée au prix fort, concrétisée en juillet 62 par l’indépendance, n’a pas signifié la libération du peuple algérien.

Le contenu politique de l’indépendance en termes de libertés publiques et privées ne s’est pas réalisé ; au contraire, les Algériens n’ont connu depuis cinquante ans que des formes diverses de dictature reposant sur le contrôle de la rente pétrolière au profit d’une minorité de trafiquants dont est exclu le peuple algérien.

Ce régime a été incapable d’édifier une économie digne de ce nom et d’assurer un fonctionnement correct de l’Etat. A ce propos, il n’est qu’à voir la question de l’éducation ; elle devrait être une arme stratégique de résistance à l’oppression et le moyen le plus efficace pour garantir la libération en vue de l’émancipation. Sans éducation, il y a bien risque d’aliénation, au sens large que lui donnait Frantz Fanon, c’est-à-dire qu’elle est nourrie par le retard culturel voulu et organisé par les forces qui ont tout intérêt à la poursuite de la domination.

La société algérienne est écrasée ; les élites, comme le redoutait Fanon, ont failli et se sont muées trop souvent en supplétifs du néocolonialisme. La prise de pouvoir par les bourgeoisies « nationales », dont Fanon avait très clairement identifié les signes précurseurs, notamment dans les « Mésaventures de la conscience nationale » -dans un des chapitres Les Damnés de la terre- a abouti au détournement complet des indépendances et à la dilapidation tragique des acquis des combats anticolonialistes. Fanon, y décrit, avec des années d’avance, la pathologie néocoloniale comme la perpétuation de la domination par la soumission de gouvernements nationaux corrompus et antipopulaires aux intérêts des anciennes métropoles coloniales : « La bourgeoisie nationale qui prend le pouvoir à la fin du régime colonial est une bourgeoisie sous-développée. Sa puissance économique est presque nulle, et en tout cas, sans commune mesure avec la bourgeoisie métropolitaine à laquelle elle entend se substituer. Dans son narcissisme volontariste, la bourgeoisie nationale s’est facilement convaincue qu’elle pouvait avantageusement remplacer la bourgeoisie métropolitaine. Mais l’indépendance qui la met littéralement au pied du mur va déclencher chez elle des réactions catastrophiques et l’obliger à lancer des appels angoissés en direction de l’ancienne métropole. […] Elle est tout entière canalisée vers des activités de type intermédiaire. Être dans le circuit, dans la combine, telle semble être sa vocation profonde. La bourgeoisie nationale a la psychologie d’hommes d’affaires non de capitaines d’industrie[1]. »

C’est bien ce que confirme, dans son rapport de 2009, Algeria Watch « l’Algérie appartient à quelques chefs de l’armée –notamment ceux qui dirigent les services de la police politique- et à leurs hommes d’affaires, algériens ou non, chargés de aintenir les filières et d’administrer les fortunes disséminées à travers le monde, sous toutes les formes possibles. Personne, nulle part, ne rend compte à des institutions réelles (…). La gestion économique et administrative quotidienne est confiée aux clientèles et aux réseaux qui opèrent sur un mode prébendier ou de quasi-affermage ». Fanon, toujours dans le chapitre déjà cité mettait aussi en garde les mouvements de libération, qui s’ils imitaient leurs anciens colonisateurs, risquaient de se transformer en parti unique, « la forme moderne de la dictature bourgeoise, sans masque, sans fard, sans scrupule et cynique ».

Si de nouveaux drapeaux ont été hissés aux frontons des administrations « libérées », la domination de l’ancien colonisateur ne s’est jamais démentie.

Pour Fanon, « la décolonisation, qui se propose de changer l’ordre du monde, est […] un programme de désordre absolu. […] Dans décolonisation, il y a donc exigence d’une remise en question intégrale de la situation coloniale. Sa définition peut, si on veut la décrire avec précision, tenir dans la phrase bien connue : “Les derniers seront les premiers[2]”. » L’émancipation du citoyen algérien reste à venir.

Pour des relations équilibrées et respectueuses de la souveraineté de chacun des Etats, les relations entre l’Algérie et la France devraient être conditionnées d’une part, par l’instauration d’un système basé sur une démocratie politique en Algérie et d’autre part, en France par l’ouverture réelle à l’Histoire dont les fondements et les conséquences de la colonisation aussi bien au regard de la construction sociale et nationale de la société qu’au regard de la nature et des formes des relations internationales et des rapports de force construits avec les pays anciennement colonisés ; c’est bien, en partie ce qui a été fait avec les Allemands pour arriver à dépasser la guerre avec l’ennemi historique après les guerres de 14/18 et de 39/45.

En France, si actuellement, le débat n’est situé ni sur le terrain de la repentance ni sur celui de la décolonisation, c’est par volonté politique afin d’empêcher tout échange constructif et tout dépassement de la situation actuelle ; mais soyons clairs, les Algériens ne demandent pas la repentance, même si certains démagogues et clients du système actuel en font parfois état ; le peuple s’en fiche…

S’ils ne veulent pas de repentance, ils ne sont pas prêts non plus à accepter l’injure d’une représentation positive de la colonisation, comme l’a dit Abdelhamid Mehri, ancien ministre du GPRA, ambassadeur d’Algérie en France et ancien du FLN, « les Algériens ont tellement apprécié le côté positif de la colonisation qu’ils ont pris les armes pour s’en débarrasser ».

Mais s’en débarrasser suffit-il ? On ne peut oublier le poids de la colonisation dans le formatage des esprits et des postures tant sociales qu’individuelles « Au bout d’un ou deux siècles d’exploitation se produit une véritable émaciation du panorama culturel national. La culture nationale devient un stock d’habitudes motrices, de traditions vestimentaires, d’institutions morcelées. On y décèle peu de mobilité. Il n’y a pas de créativité vraie, pas d’effervescence. Misère du peuple, oppression nationale et inhibition de la culture sont une seule et même chose. Après un siècle de domination coloniale, on trouve une culture rigidifiée à l’extrême, sédimentée, minéralisée ».

Les Damnés de la Terre (1961), Frantz Fanon, éd. La Découverte poche, 2002, p. 227

La décolonisation, si elle s’est opérée sur un plan institutionnel, n’a pas touché l’idéologie officielle ni les appareils de l’Etat français dans le dépassement du néo-colonialisme ce qui aurait permis l’émergence d’une reconfiguration des relations entre la France et l’Algérie.

En définitive, ce qui doit être interrogé, ce n’est pas tant l’histoire de la guerre d’Algérie que la nature des relations franco-algériennes qui relèvent d’un non-dit et du caché

En préalable à une recomposition des relations, il faudrait décoloniser l’Histoire ; la France devrait regarder son passé sans auto-flagellation mais sans complaisance. Pourtant, on ne semble pas s’en approcher, au contraire ; les intellectuels organiques du libéralisme au pouvoir distillent à longueur de colonnes et sur tous les plateaux de télévision les thématiques de l’arabophobie et de l’islamophobie.

Le suprématisme occidental et les élites politiques ont entrainé l’opinion dans une représentation européo-centrée qui n’est qu’une réécriture plus politiquement correcte d’une conception raciste du monde de plus en plus présente dans le champ politique.

L’héritage d’une histoire terrible ne peut être dépassé que par la disparition des formes d’oppression qui la perpétuent.

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