L’Algérie est-elle encore une République démocratique et populaire ?

Intervention de Hocine Malti, ancien vice-président de Sonatrach, lors d’une conférence organisée à Montréal par l’Association des amis de l’Algérie plurielle et du Comité international de soutien au syndicalisme autonome algérien (CISA).

Hocine Malti, 2 avril 2014

On m’a demandé de venir ici animer cette conférence quelques temps après qu’Abdelaziz Bouteflika, de retour à Alger après avoir passé près de 3 mois à l’hôpital du Val-de-Grâce, avait entamé, nous avait-on dit, un profond remodelage des structures de l’armée, le rattachement de certaines directions du DRS à l’état-major et le limogeage de plusieurs généraux proches de Tewfik patron des services de renseignements. L’image que l’on voulait nous donner de cet homme, affaibli par la maladie, sérieusement handicapé, cloué sur un fauteuil roulant, est qu’il s’était transformé, après avoir respiré l’air d’Alger en une sorte de Superman, en monarque absolu alors même qu’il n’était jusque-là qu’un ¾ de président. Telle est, en tous cas, la version des faits, fabriquée par le DRS, qui nous a été rapportée par la presse algérienne. J’ai eu personnellement l’occasion de démentir cette présentation des choses, dans un papier intitulé « Sonatrach : 50 ans après » publié par différents médias, dans lequel j’indiquais que ce sont en réalité les services de renseignements américains et britanniques qui avaient exigé un tel nettoyage dans les rangs de l’armée. Ce qui apparaissait cependant, à travers cette campagne médiatique, est que l’on s’orientait déjà vers un renouvellement du mandat de Bouteflika à la tête de l’Etat algérien, d’où cet intitulé, à dessein provocateur, que j’ai donné à cette intervention : « L’Algérie est-elle encore une république démocratique et populaire ? »

Nous savons tous que, de l’indépendance à ce jour, le régime algérien n’a été ni démocratique, ni populaire et que depuis l’avènement de Bouteflika au pouvoir, notamment depuis le tripatouillage de la constitution en 2008 qui a ouvert la porte à une candidature à vie, l’Algérie n’a de république que le nom. Elle est devenue la propriété d’un homme, de sa famille et de deux clans, un royaume dans lequel ils ont instauré la corruption et l’arbitraire comme règles de gouvernance et dans lequel les sujets que nous sommes sont traités comme d’éternels mineurs, comme une populace qu’ils peuvent manipuler comme bon leur semble. C’est de cette très grave situation tant politique qu’économique de l’Algérie d’aujourd’hui et du très sombre avenir que lui ont prescrit les 15 années de règne de Bouteflika et le quart de siècle de Tewfik à la tête du DRS que je voulais vous entretenir aujourd’hui.

La situation politique

On a assisté il y a environ 2 mois à un violent affrontement entre différents clans du pouvoir. Cela a commencé par une déclaration fracassante du secrétaire général du FLN dans laquelle il attaqué frontalement le patron du DRS et a notamment dit :
- Le DRS interfère dans le travail de la justice, des médias et des partis politiques au lieu de s’occuper de la sécurité du pays,
- Il a failli dans la protection et la sécurité du président Mohamed Boudiaf,
- Il n’a pas su protéger Abdelhak Benhamouda, ni les moines de Tibehirine, ni les bases pétrolières dans le sud, ni les employés des Nations Unies, ni le Palais du gouvernement, ni le président Bouteflika à Batna où il avait été la cible d’une tentative d’assassinat,
- Tewfik aurait dû démissionner après ces échecs,
- S’il devait m’arriver malheur, ce sera l’œuvre de Tewfik,
- Enfin, le DRS a fait éclater le soi-disant scandale de Sonatrach, dans lequel il accuse Chakib Khelil de corruption tout simplement parce qu’il est proche de Bouteflika alors qu’il est l’un des cadres les plus intègres et les plus compétents.

A l’exception du dernier point concernant Khelil où l’accusation de corruption est bel et bien avérée et a, en réalité, émané du parquet de Milan et non pas de celui d’Alger, toutes les autres affirmations de Saâdani sont des secrets de Polichinelle dénoncés depuis longtemps par différents opposants. La nouveauté est que c’est la première fois qu’un apparatchik dénonce en des termes aussi violents les agissements du général Mohamed Tewfik Médiène. Encore qu’il n’a pas tout dit puisque nombre de ces assassinats et attentats sont en réalité l’œuvre du DRS.

La réaction du DRS

Comment a réagi le DRS ? Il a d’abord fait intervenir la presse qui a, dans sa totalité, pris fait et cause pour Tewfik et qui nous a rapporté le même son de cloche, à savoir :
- Saâdani a été mandaté par le clan présidentiel pour dire ce qu’il a dit,
- Ses attaques portent préjudice à l’unité de l’armée dont le DRS fait partie,
Puis quelques jours plus tard, face au silence du chef d’état-major le général Gaïd Salah et à celui du président de la république, la presse a enchainé et dit :
- Pourquoi le chef d’état-major se tait-il ? Qui ne dit mot, consent. Il est donc complice d’une tentative de déstabilisation de l’armée,
- Le président de la république, garant de l’unité de l’armée, doit intervenir et protéger cette unité.

Il est intéressant de noter ici les faits suivants.

1/ – On a eu la preuve, s’il était nécessaire de le prouver encore, que toute la presse algérienne est aux ordres du DRS : elle nous a rapporté les mêmes faits, pratiquement dans les mêmes termes, au même moment.

2/ – A travers ces écrits qui représentent donc le point de vue du DRS, à aucun moment celui-ci n’a démenti les faits rapportés par Saâdani.

3/ – Bien que Tewfik sait parfaitement que l’attaque qu’il a subie provient en réalité, comme nous le verrons plus loin, d’une autre frange de l’armée, à savoir du clan de l’état-major, il en a fait endosser la responsabilité au clan présidentiel. Pourquoi une telle tactique ? Parce que, d’une part, toute son argumentation dans cette bataille de la communication était bâtie sur la préservation de l’unité de l’armée, qu’il se devait donc lui de préserver, ne serait-ce que pour la forme, et parce que, d’autre part, il devait maintenir la pression sur Abdelaziz Bouteflika, son frère Saïd et ses affidés et leur dire que si le président ne prenait pas fait et cause pour Tewfik dans cette bataille décisive, ils devront faire leur deuil du 4ème mandat.

On a eu également droit à toutes sortes de rumeurs, allant toutes dans le même sens et présentant Tewfik comme la victime d’une cabale : mise à la retraite par le président de la République de 100 officiers supérieurs, dont Tewfik lui-même, un de ses collaborateurs les plus proches, le général Hassan a été molesté avant d’être traduit en justice, Tewfik a été limogé, etc. etc…

Dans une seconde étape, le DRS a fait intervenir trois autres personnages, chargés de porter qui une estocade au chef d’état-major, qui une autre à Saïd Bouteflika, le troisième faisant l’éloge du DRS.

Ainsi, le général à la retraite Hocine Benhadid, ex-chef de la 3ème région militaire, s’est à son tour fendu d’une longue et fracassante déclaration, reprise par toute la presse, dans laquelle il a défendu Tewfik et l’ensemble du DRS, les présentant comme l’ultime rempart de l’Algérie contre tous ses ennemis, intérieurs et extérieurs. Il s’est aussi prononcé dans cette déclaration contre le 4ème mandat de Bouteflika (retire-toi fil izza wal karama, dans l’honneur et la dignité) et s’en est pris violemment à Gaïd Salah, qui ne peut être, à ses yeux, considéré comme chef d’état-major vu qu’il est aussi vice-ministre de la défense. Il a également proféré une menace diffuse à destination de l’establishment algérien, civil et militaire, en laissant entendre qu’il existait une sorte de conspiration des hauts gradés de l’armée : « Mes frères d’armes m’ont demandé de parler », a-t-il dit.

De son côté, Hicham Aboud, ex-officier de la sécurité militaire, déguisé durant un certain temps en opposant du régime, redevenu porte-parole du DRS et par ailleurs journaliste à ses heures, a lui adressé une lettre à Saïd Bouteflika dans laquelle il lui demandait de réagir à certaines accusations concernant sa vie privée, notamment qu’il était homosexuel, ce qui est considéré, comme vous le savez, en Algérie comme la pire des insultes que l’on puisse adresser à un homme.

Le troisième personnage, Mohamed Chafik Mosbah, est lui aussi un ancien agent du DRS, auquel il demeure toujours attaché. Après avoir effectué des études supérieures dans une université britannique, il s’affiche aujourd’hui comme politologue, connaisseur des milieux des services secrets, dont il prend la défense chaque fois que le besoin se fait sentir. Il a, lui de son côté, publié une tribune dans laquelle il a présenté ses anciens collègues comme étant des hommes tout à fait ordinaires, une tribune dans laquelle il affirme que le DRS est conscient et disposé à se débarrasser de l’étiquette de police politique qui lui colle à la peau et dans laquelle il dit aussi que le DRS, donc Tewfik, est disposé à œuvrer pour l’instauration d’une société démocratique en Algérie. Il a de même reconnu que ce dernier était d’accord pour un 4ème mandat pour Bouteflika.

Cette levée de boucliers unanime en faveur de Tewfik, l’angle d’attaque qu’il a choisi, à savoir l’insistance sur l’unité de l’armée, les accusations sournoises contre le chef d’état-major et contre Saïd Bouteflika, rajoutés aux négociations menées en coulisses entre le clan présidentiel et celui du DRS, garantissant à Bouteflika le soutien des services secrets pour un 4ème mandat, ont poussé ce dernier à réagir et à affirmer que les dépassements de certains milieux portaient atteinte à l’unité de l’armée, à la stabilité du pays et à son image, que nul n’avait le droit de s’en prendre à l’ANP, que le DRS avait toujours fait son travail correctement, etc. etc…

Du coup, miracle à l’algérienne, l’affrontement a cessé et, une quinzaine de jours plus tard Bouteflika, annonçait sa candidature pour un quatrième mandat.

Ceci est ce que l’on a vu sur le devant de la scène. Mais que s’est-il réellement passé dans les coulisses ? Pour pouvoir appréhender tous les tenants et aboutissant de cette affaire, il faut remonter à l’attaque terroriste, menée en janvier 2013 par un commando d’une quarantaine d’hommes armés contre les installations industrielles et contre la base de vie du champ de gaz de Tiguentourine, situé au sud est du Sahara à proximité de la frontière libyenne. Ces hommes, lourdement armés, perchés sur des 4×4, Land Rover et autres véhicules tous terrains avaient parcouru plus de 1000 kms à travers le désert sans être repérés par les moyens super sophistiqués utilisés par l’ANP, tandis que l’attaque avait causé la mort de quelques 70 personnes, en grande majorité des expatriés. La riposte à l’assaut avait été organisée et menée par les unités de la 6ème région militaire, avant que ne débarquent d’Alger, les Rambos, des unités spéciales de lutte contre le terrorisme relevant de l’autorité du DRS et dirigées par Athmane Tartag, l’un des adjoints directs de Tewfik et l’un des généraux les plus sanguinaires de l’ANP. Il chassa manu militari ceux qui avaient pris les choses en mains. Selon des témoins de la scène l’affrontement qui opposa les deux groupes de militaires a été extrêmement violent et faillit tourner au drame, car des deux côtés on s’était dit prêt à en découdre armes à la main ; ceci en plus des menaces et insultes que l’on se jeta à la figure de part et d’autre.

Cette mise à l’écart des unités opérationnelles a été très mal vécue au sein de ce que l’on appelle aujourd’hui le clan de l’état-major. L’humiliation ressentie par ces hommes a engendré de très forts ressentiments voire une haine à l’égard de Tewfik, au sein de ces unités, chez les chefs de régions militaires, qui se sont portés solidaires de leur collègue de la 6ème et chez les commandants des différents corps d’armée qui ne pouvaient plus supporter sa tutelle sur l’ensemble de l’ANP. Pour comprendre comment celui-ci s’est érigé en patron de l’armée, il suffit d’évoquer quelques dates et quelques faits connus de tous :

- 1990, il est nommé patron du DRS grâce au travail de coulisses de son mentor Larbi Belkheir qui avait convaincu Chadli de revenir sur sa décision d’éclater la défunte Sécurité militaire en trois services différents,
- 1992, coup d’Etat contre Chadli, le DRS en est la cheville ouvrière et l’outil qui oblige, sous la menace, le président à se soumettre au diktat des généraux janviéristes,
- 1992 toujours, l’assassinat de Boudiaf est organisé par le DRS,
- 1996/1997, négociations du DRS avec l’AIS, ce qui entrave l’action de Zeroual qui lui-même menait d’autres négociations avec le FIS et le pousse ainsi à la démission. Pour la première fois et officiellement l’action du DRS a prévalu sur celle du chef de l’Etat,
- 1999, Bouteflika est mal élu président de la république, en raison de l’action du DRS qui a poussé les 6 autres candidats au désistement,
- 2004, réélection de Bouteflika soutenu par le DRS qui remporte sa bataille face à Mohamed Lamari, chef d’état-major qui lui soutenait Ali Benflis et qui disparait ainsi de la scène politique algérienne,
- 2008, viol par Bouteflika de la constitution, soutenu par le DRS, ce qui lui a ouvert la voie à une présidence à vie.

C’est donc cette tutelle du DRS sur le reste de l’armée qui est à l’origine de ce désir de vengeance des opérationnels qui s’extériorise aujourd’hui. Le facteur déclenchant a été le dernier séjour de Bouteflika au Val-de-Grâce, qui a causé la panique dans les deux camps. Ils ont tous pensé qu’il venait de subir une nouvelle attaque et que celle-ci lui serait fatale. Du côté du DRS, on a alors déclenché ce qui était le plan B, à savoir pousser Benflis à officialiser sa candidature. Du côté du clan de l’état-major, on s’est dit que c’était le moment ou jamais d’éliminer Tewfik et de se placer en vue de l’après Bouteflika pour le pouvoir et la rente qui va avec. Pour revenir dans le jeu, Tewfik a donc utilisé la même tactique qu’en 2004 : alors même qu’il était d’accord pour le 4ème mandat, il a menacé Bouteflika de ne pas le soutenir. Le chantage a encore une fois marché : poussé par son frère et par son entourage Bouteflika s’est porté au secours de Tewfik, mettant ainsi une fin temporaire à l’affrontement entre les deux clans de l’ANP, assurant du même coup sa réélection et mettant toute sa tribu à l’abri de mesures de rétorsion éventuelles. Mais la fracture au sein de l’armée est profonde. Le cessez-le-feu déclaré n’est que temporaire, les hostilités vont probablement reprendre après le 17 avril à l’occasion du choix du vice-président. Il faut espérer que ce n’est pas une nouvelle guerre civile qui nous attend, car cette fois-ci il faut s’attendre à des affrontements entre deux clans de l’armée.

L’alternative, qui est tout aussi détestable, est que les deux clans s’entendent, ce qui est fort probable, sur un partage du pouvoir et de la rente pétrolière, afin de faire perdurer le régime en place depuis 1962 ; auquel cas, l’Algérie est repartie pour une nouvelle période de glaciation à la Brejnev de 5 ans (plus ou moins selon la volonté divine), dirigée par un homme, incapable de parler, de se mouvoir, de voyager, de participer à des forums internationaux, en un mot incapable d’accomplir toutes les tâches qui relèvent de la charge de président de la république et dont la capacité de réflexion elle-même est probablement très affectée. Quant aux candidats au poste de vice-président, nous avons apparemment le choix entre Belkhadem et Ouyahia avec Ghoul. Voilà donc où nous en sommes au plan politique.

La situation économique

Parler de la situation économique de l’Algérie c’est parler des hydrocarbures, c’est-à-dire de 80% des revenus du pays et de 98% de ses rentrées en devises. Où en est-on aujourd’hui ? La production de pétrole est en déclin depuis 2006 ; elle est passée (condensat compris) de 85 millions de tonnes en 2006 à 76 en 2012, soit une chute de 10,6%. Quant au gaz, aussi bien la production que les exportations ont chuté : la production est passée de 89 milliards de mètres cubes en 2005 à 83 milliards en 2011, tandis que l’exportation est passée de 65 milliards de mètres cubes en 2005 à 49 en 2012, soit une baisse de 25%. Pour ce qui est de la production, les nouvelles découvertes vont permettre d’amortir la chute et de maintenir pendant quelques temps encore le potentiel de 85 à 90 milliards de mètres cubes par an, mais le déclin est bien là. Dans un délai très proche (10 à 15 ans au maximum) l’Algérie ne sera plus en mesure d’honorer ses engagements à l’international. Quant à l’exportation, la raison de la diminution est double ;

1/ la consommation interne est en hausse permanente (la progression est de l’ordre de 12 à 13% par an en Algérie, contre 2,5% en moyenne à travers le monde)

2/ Sonatrach a de plus en plus de difficultés à commercialiser son gaz.

On note, par ailleurs, une forte poussée démographique, une augmentation importante des dépenses de l’Etat, dont une augmentation substantielle du budget de la défense, qui a triplé depuis 2009, jusqu’à atteindre 12,7 milliards de dollars en 2014 (l’année 2011, a connu à elle seule une augmentation de 44% par rapport à 2010) ; on a assisté également à une augmentation importante des salaires des fonctionnaires des services de sécurité, une distribution à tout-va par les walis de subventions et d’aides à fonds perdus destinées à mettre un terme aux émeutes qui éclatent journellement aux quatre coins du territoire, à l’attribution par l’ANSEJ de prêts dont on sait par avance qu’ils ne seront jamais remboursés : c’est cela d’ailleurs la grosse découverte du duo Bouteflika-Tewfik, leur méthode de gouvernance, acheter la paix par l’argent. A ce rythme le pays va se trouver en déficit dans un délai très proche. On dit déjà que l’Etat pourrait avoir des difficultés à prendre en charge les retraites et les dépenses sociales. Le ministre des finances lui-même a récemment lancé un cri d’alarme et laissé entendre qu’au rythme où vont les choses, l’Algérie risquait de se remettre très bientôt à emprunter sur le marché financier pour faire face à ses dépenses courantes.

Il est clair donc qu’il est absolument nécessaire de procéder à une réforme du modèle économique algérien, dans les plus brefs délais. Je ne suis pas spécialiste en la matière, aussi je laisserai le soin à d’autres d’en parler. Mais je peux par contre parler de l’industrie pétrolière qui nécessite de manière urgente et impérative une refonte totale du programme de développement du secteur, une révision des méthodes d’exploitation des gisements aussi bien de pétrole que de gaz, un réexamen des systèmes de formation et de rémunération des hommes qui y exercent, sans oublier, bien entendu, une lutte impitoyable contre la corruption et la gabegie qui gangrènent le secteur des hydrocarbures.

Il s’agit d’abord et avant tout d’élaborer et mettre en place une vision stratégique de la gestion de la principale source de richesse du pays. Cette vision devra être menée dans le seul intérêt du pays, ce qui n’a pas été le cas de 1999 à ce jour. En effet, la politique menée par l’Algérie dans le domaine des hydrocarbures durant les 15 dernières années avait pour seul but d’acheter la complicité des grandes puissances mondiales, celle des Etats-Unis en particulier, et de pérenniser ainsi le pouvoir des deux clans qui gouvernent le pays. Cela commença dès les tous premiers mois de 2001, quand sous couvert d’adapter le secteur de l’énergie et des mines aux conditions de fonctionnement d’une économie de marché libre, ouverte et compétitive, Chakib Khelil signait un contrat avec la Banque mondiale, destiné officiellement à mettre en place ce qu’il a appelé un nouveau cadre juridique, règlementaire et institutionnel. Le passage par la Banque mondiale était en réalité le stratagème destiné à confier à des firmes américaines l’étude des plus importants chapitres de la nouvelle loi sur les hydrocarbures, à savoir l’élaboration du texte de loi lui-même, les textes relatifs aux attributions et fonctionnement des agences de régulation et la création d’une banque de données. A vrai dire cette loi n’était que la copie conforme, la version algérienne de la nouvelle doctrine américaine dans le domaine du pétrole et du gaz. Dès son arrivée à la Maison Blanche, le président George W. Bush avait, en effet, lancé les travaux d’un groupe de réflexion dénommé National Energy Policy Development Group (NEPDG), dirigé par Dick Cheyney, l’ex-PDG de Haliburton devenu vice-président des Etats-Unis, chargé de mettre au point cette doctrine. Y étaient programmées les lignes générales de la politique à adopter vis-à-vis des grandes régions pétrolifères du monde, qui permettrait aux compagnies pétrolières américaines de s’y installer durablement, tout comme y étaient prévus, les actions indispensables qui aideraient les compagnies à pénétrer ces zones, ainsi que les moyens humains et matériels nécessaires à l’Etat fédéral pour protéger leurs intérêts. Pour ce faire – l’énergie ayant été décrétée fondement de la sécurité nationale – les néoconservateurs au pouvoir à la Maison Blanche envisageaient l’utilisation de tous les moyens, politiques, diplomatiques, économiques ou militaires, pour mettre en application cette doctrine. Pour ce qui est des moyens militaires nous en avons eu un exemple en Afghanistan, en Irak et au Sahel notamment. S’agissant des autres moyens et pour la région MENA (Middle East North Africa), le groupe de travail recommandait d’encourager les tentatives d’ouverture à l’investissement étranger des secteurs pétroliers de plusieurs pays, dont l’Algérie nommément citée. L’objectif était d’aboutir à terme à la privatisation totale des industries pétrolières de ces pays et que les multinationales se substituent aux compagnies nationales, ce qui aurait eu pour conséquence la disparition de l’OPEP et le retour au système des concessions des années 1950. La loi concoctée par Chakib Khelil prévoyait effectivement le transfert aux compagnies étrangères – donc américaines puisque ce sont celles qui dominent le secteur – de 70 à 100% des droits de propriété sur les gisements algériens. Ceci signifiait tout simplement la disparition à terme de la Sonatrach et une emprise américaine totale sur l’industrie pétrolière algérienne. A l’issue d’un long feuilleton qui dura 5 ans, cette loi ayant été retoquée en 2006, l’Etat DRS-Bouteflika adopta une autre technique pour satisfaire la demande américaine. On se mit à exploiter les gisements au-delà même du potentiel maximum permis par les règles de l’art, au point de piéger dans les entrailles de la terre d’importantes quantités de pétrole qui ne seront plus jamais récupérées. Et quand je parle de règles de l’art, il s’agit des règles de conservation des gisements que connaissent parfaitement les multinationales et qu’elles appliquent scrupuleusement quand elles travaillent en Alaska, au Texas ou en mer du Nord. Vous avez, d’ailleurs, dans ce pays, un Etat, l’Alberta qui a édicté probablement les règles les plus strictes de conservation de cette ressource stratégique qu’est le pétrole. Parmi les gisements sérieusement endommagés par cette politique d’exploitation à la hussarde, pour ne pas dire ce sabotage de l’industrie pétrolière nationale, se trouve le plus gros champ pétrolier algérien, Hassi Messaoud. Le but recherché était de livrer toujours plus de brut aux Etats-Unis, comme s’y était engagé Abdelaziz Bouteflika dans une profession de foi, publiée sous forme d’un article écrit de sa propre main paru dans le Washington Times du 22 novembre 2002, dans laquelle il s’engageait à satisfaire toute demande américaine au point de faire de l’Algérie le premier fournisseur africain des Etats-Unis en pétrole. C’est ainsi que les enlèvements de pétrole algérien par les Etats-Unis sont passés de 50 000 tonnes en 2000, à 500 000 en 2001, puis 1 500 000 en 2005, avant d’atteindre 22 000 000 de tonnes en 2007 et se stabiliser aux alentours de 16 à 17 millions jusqu’en 2010, année où Chakib Khelil a été limogé.

En arrière-plan de ces deux lignes directrices officiellement déclarées et assumées, on retrouve bien entendu plusieurs milliards de dollars de pots-de-vin qui sont allés alimenter les comptes en banque des mafieux des deux bords, algérien et américain. Quel bénéfice a retiré l’Algérie d’une telle politique ? 200 milliards de dollars qui dorment aux Etats-Unis sous forme de bons du Trésor américain qui profitent donc à l’économie de ce pays et nullement à celle de l’Algérie.

C’est pourquoi la première question que l’on doit de se poser aujourd’hui est celle de savoir quel but fixer à l’exploitation du pétrole et du gaz. A quoi doivent servir le pétrole et le gaz produits ? Doit-on produire uniquement pour honorer le programme établi par l’OPEP, autant dire par l’AIE (Agence internationale de l’énergie) ? Si l’exploitation du pétrole et du gaz doit servir à accumuler des milliards de dollars que l’on stocke dans des banques, alors non. Autant laisser ces hydrocarbures en place et les préserver pour les générations futures. Si par contre c’est pour les injecter dans l’économie nationale et créer ainsi de nouvelles richesses, alors là oui ; mais pas pour bâtir la plus grande et la plus somptueuse mosquée du monde musulman. Pour la même somme, on aurait pu construire un hôpital ultra moderne et éviter l’offense faite à l’Algérie, que le chef de l’Etat se fasse soigner chez l’ex colonisateur.

Deuxio : adopter une politique d’exploration volontariste. On parle depuis plus d’une décennie d’explorer l’offshore algérien et les zones insuffisamment explorées du sud-ouest et du nord du pays. La question qui vient tout de suite à l’esprit est celle de savoir qu’est-ce que l’on attend pour le faire sur le terrain ?

Autre mesure immédiate à prendre : réorganiser de fond en comble l’IAP dont la mission a été dévoyée, revoir et moderniser l’enseignement afin d’améliorer les techniques et méthodes désuètes utilisées à Sonatrach. Malgré l’association avec Statoil, le grand spécialiste de l’offshore, l’IAP n’a pas formé de foreurs ou de producteurs spécialisés des techniques de l’offshore.

Revoir totalement la politique de commercialisation de Sonatrach dans le but de remédier aux défections inévitables dans ce domaine et de se prémunir contre la concurrence de pays, tel que le Qatar, prêts à adopter une politique de dumping afin de décrocher de nouvelles parts de marché. Il faut pour cela investir dans des projets à l’étranger, non pas dans l’amont, comme on l’a fait au Pérou ou en Libye, mais dans l’achat d’un réseau de distribution adossé à une raffinerie, par exemple, comme l’on fait les Libyens avec l’achat du réseau Tamoil. Nous devrions également s’associer à de gros distributeurs de gaz afin de pallier aux à-coups du marché, comme l’ont fait les Russes qui se sont associés aux Allemands dans la construction du North Stream et ont pris pour président de la filiale commune l’ex-chancelier Gerhard Schroeder. J’avais personnellement recommandé de saisir au vol la proposition faite par Nicolas Sarkozy lors de la campagne électorale pour la présidentielle de 2007 en France. Il avait suggéré que Gaz de France, qui traversait une phase difficile, s’associe à Sonatrach, créant ainsi un partenariat gagnant-gagnant pour les deux parties. Il est certain que l’opération aurait permis à Gaz de France de régler ses problèmes financiers et d’assurer son approvisionnement en gaz, mais la Sonatrach aurait, elle aussi, acquis un quasi-monopole pour la distribution du gaz en France et l’accès aux 350 millions de consommateurs européens. Khelil avait considéré que ce n’était pas là une proposition officielle et qu’il ne fallait donc pas en tenir compte. Ce sont probablement ses mentors américains qui lui ont soufflé une telle réponse.

On devrait enfin se poser cette question fondamentale : l’Algérie est-elle condamnée à demeurer ad vitam aeternam un pays pourvoyeur d’énergie uniquement ? Voici une question qui, à mon avis, devrait faire l’objet d’un grand débat national, auquel devraient participer des responsables politiques mais aussi des spécialistes du domaine de l’énergie, des économistes, et des universitaires. Ne devrait-on pas tout faire pour guérir l’économie algérienne de ce Dutch disease dont elle souffre depuis si longtemps ? Pourquoi n’utiliserait-on pas l’argent du pétrole pour diversifier l’activité économique, pour améliorer le tissu industriel ? La Norvège l’a fait, les pays arabes du Golfe l’ont fait. Les Emirats arabes unis ou le Qatar qui ont pour seules ressources le pétrole et le sable du désert sont en train de se transformer en destinations touristiques mondialement appréciées et de créer des hubs pour l’aviation civile utilisés par les plus grandes compagnies aériennes Si l’on devait se focaliser sur l’énergie uniquement, pourquoi n’exploitons-nous pas toutes les sources d’énergie disponibles dans le pays ? Qu’attend-on pour lancer un programme pharaonique d’exploitation de l’énergie solaire ? L’Algérie a la chance de bénéficier de 365 jours par an d’ensoleillement des 4/5 de la superficie du territoire ; si l’on ne transformait qu’une partie de l’énergie solaire qui baigne toute l’année ces 2 millions de kilomètres carrés en énergie électrique, on produirait probablement suffisamment d’électricité pour couvrir tout ou partie des besoins du pays. Pour le faire, il faut avoir la volonté politique nécessaire, il faut avoir foi en la jeunesse de ce pays et laisser s’épanouir l’instinct de création de ses femmes et de ses hommes. Autant de qualités que ne possède pas le régime d’Alger qui préfère pousser les forces vives de la nation à l’exil, y compris sur des embarcations de fortune avec une mort quasi certaine au bout du voyage.

Je ne terminerai pas cet exposé sans mentionner les énormes dégâts causés au pays par le développement exponentiel de la corruption durant les 15 années de règne de Bouteflika. Ce sont au minimum 5 à 6 milliards de dollars (certains parlent même de 10) qui vont annuellement dans les poches des membres de la nomenklatura ; ceci pour le secteur de l’énergie uniquement. Hélas le phénomène n’est pas prêt de disparaître, je crains fort qu’il va plutôt s’amplifier. Pour preuve, le secrétaire général du parti du pouvoir, le FLN, a osé innocenter de manière grossière, Chakib Khelil, le plus gros escroc de l’histoire contemporaine de l’Algérie. La corruption va certainement fleurir encore plus car les prédateurs de tous bords vont s’acharner à dépecer les restes de la dépouille, vu que le temps presse ; c’est une course contre la montre, une course contre la loi de la nature qu’ils s’apprêtent à engager. Ils vont tenter de profiter autant que faire se peut des quelques semaines, quelques mois ou quelques années que Bouteflika va encore passer à la tête de l’Etat.

Voilà hélas l’état des lieux guère réjouissant de l’Algérie à l’issue du long règne de Bouteflika et à la veille de sa réélection pour une quatrième mandature. Quand bien même il devrait quitter le pouvoir maintenant ou dans peu de temps, l’héritage est là. Et il n’est pas brillant. Que va-t-il se passer quand les recettes pétrolières ne suffiront pas à boucler le budget du pays et que l’Etat ne sera plus en mesure de distribuer quelques millions de dollars à droite et à gauche pour éteindre les incendies qui se déclenchent tous les jours un peu partout ? Cela arrivera très bientôt, beaucoup plus tôt qu’on ne le croit.

Il ne reste plus qu’à dire comme l’on dit chez nous, Allah yastour, ou God bless Algeria, comme disent les Américains.

Je vous remercie.

Montréal (Canada) le 29 mars 2014

http://www.algeria-watch.org/fr/art…

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