Économie politique de la violence en Algérie, au regard du Maghreb

« Un grand principe de violence commandait à nos mœurs… » Pourquoi ne pas introduire cette contribution à un débat urgent par une citation poétique, en l’occurrence un vers de l’Anabase du grand Saint-John Perse ? En peu de mots, Perse, diplomate antifasciste autant qu’immense poète, pose ce qui paraît être un des facteurs décisifs de l’histoire du Maghreb et l’un des éléments structurants des organisations politiques qui prévalent dans la région, de la Mauritanie à la Libye. Seule la Tunisie, grâce à sa révolution démocratique, échappe à ce modèle.

La permanence du déni de droit et du despotisme, du début de l’ère coloniale au XIXe siècle jusqu’aux dictatures postindépendances, a installé ce principe inhumain dans des sociétés figées dans leurs archaïsmes, interdites de transition vers le progrès social et politique. La violence est très présente dans nos sociétés, tant dans la sphère publique que dans la sphère privée. Bloquées par les contingences historiques à un stade pré-démocratique, nos sociétés peinent à se défaire, quand elles ont la volonté, d’une culture patriarcale dominée par l’absolutisme et l’absence de débat. L’histoire récente, de la nuit coloniale aux glaciations dictatoriales, explique dans une très large mesure la brutalité des rapports humains, sociaux et politique. La culture du compromis et du contrat politique a été laminée dans des sociétés où l’absolutisme structure l’héritage du sous-développement et qui instrumentaliste traditions et modernité au gré des intérêts des castes dominantes. Au Maghreb le pouvoir ne se partage pas, les divergences et contestations se règlent dans un rapport de force brute, la répression systématique voire, comme en Algérie après le coup d’état militaire de janvier 1992, par la guerre civile. Le recours aux armes étant présenté comme l’expression achevée de l’engagement politique, laïque ou religieux…

L’Algérie dans l’anomie et le délitement

Il suffit pourtant d’observer l’état d’anomie et de délitement de la société algérienne pour que le constat s’impose : il n’est de romantique dans la violence que pour les sots, tant le coût humain et social de la voie des armes est exorbitant. Les blessures de guerres civiles sont profondes et les cicatrices ne se referment que très lentement. L’histoire des luttes de libération en témoigne, le recours à l’action armée est la dernière instance quand toutes les voies politiques sont fermées. Certes, face à une occupation étrangère, à l’aliénation et à la dépossession, la résistance armée est inévitable et absolument légitime. Fanon l’écrivait ici même dans Tunis capitale de la révolution algérienne : la lutte armée, la guerre du peuple, est légitime en tant que recours libérateur, désaliénant, de ceux qui sont niés dans leur existence et dans leur humanité même. Hors cette légitimi émancipatrice, la logique de la violence politique est bien celle de la guerre civile. L’histoire contemporaine le confirme également, ces guerres sont des guerres de vaincus qui ne consacrent, malgré les apparences, que la défaite durable des peuples qui les ont subies. Elles signifient le règne complet de l’extorsion, de la corruption systématique et de la misère pour les faibles et les sans-défenses. Moyen idéal de l’accaparement illicite, la brutalité « d’État » est l’expression de la primauté des intérêts particuliers sur l’intérêt général et le mépris de toutes règles de droit par ceux-là mêmes qui sont censés les mettre en œuvre. Cette réalité le peuple algérien la connait d’expérience : la sale guerre des années 1990 a permis la réorientation antisociale de l’économie par l’ajustement structurel sous supervision du Trésor français et du FMI par l’accord stand-by de mai 1994. Le coup de force permanent au pouvoir et le terrorisme se rejoignent dans la déstabilisation des sociétés ; l’un et l’autre prenant en otage les populations et empêchant le développement. En tant que moyen de gestion sociale et politique, la violence, pur vecteur de l’exploitation, permet les allocations discrétionnaires de ressources publiques. Elle a pour effet d’exclure les voies de droit par les lois d’exception et de bâillonner les forces pacifiques, car les violents ne parlent qu’aux violents et ne conçoivent d’autre contrat que celui du partage des dépouilles et l’oblitération des mémoires. Comme le montrent les lois d’amnistie en Algérie, qui prohibent la recherche de la vérité sur les phases les plus atroces de la guerre civile.

Violence et ressources fossiles

Ce principe est indéfiniment étayé et réaffirmé par les déséquilibres sociaux, les inégalités visibles (sociales et spatiales). L’injustice et la brutalité permanentes caractérisent, à des degrés divers, nos sociétés malgré leurs fortes différences d’articulation économique. Sous des formes et intensités variables, la violence est donc le quotidien des relations sociopolitiques de notre région. Il n’est pas question, bien sûr, de présenter ici une description comparative de l’organisation économique des trois principaux pays du Maghreb, mais il est clair que le Maroc et la Tunisie, qui n’ont pas été des colonies de peuplement, ne disposent pas de ressources fossiles abondantes et ne peuvent être caractérisées d’économies de rente. Ce qui les différencie de l’Algérie, massivement déterminée par ces deux facteurs. Et peut servir de soubassement économique à l’analyse des formes spécifiques à chaque pays de la nature et des formes des conflictualités politiques.

S’ils sont partout façonnés par la longue durée, les rapports entre les divers groupes sociaux et politiques sont en effet inhérents aux hiérarchies sociales induites par le mode d’organisation de l’économie, qui influe de manière décisive sur les modalités des systèmes autoritaires des trois pays. De ce point de vue, pour les économies non rentières, qui ont conservé des bourgeoisies nationales, il est nécessaire, y compris pour les plus rigides des despotismes, de tenir compte des acteurs sociaux, qu’il s’agisse des syndicats, du patronat ou de telle ou telle catégorie sociopolitique. Les vertigineuses inégalités au Maroc et la prévalence des intérêts féodaux du Makhzen n’empêchent pas, même si elles les pénalisent, les activités du secteur privé et une vie socio-politique contrainte mais bien réelle. Tout comme la dictature benaliste composait avec certains acteurs sociaux. À l’inverse, dans une économie où la rente joue un rôle hégémonique, comme en Algérie, la dictature n’a besoin (et ne tolère) d’aucun interlocuteur. Le régime s’évertue à étrangler toute forme d’organisation autonome pour ne dialoguer qu’avec lui-même. Tributaire des seuls marchés extérieurs et de ses alliés occidentaux sans qu’il soit besoin de négocier avec les acteurs sociaux, la dictature entend maintenir coûte que coûte son pouvoir absolu sur la rente, sur sa répartition, sur les clientèles qui en bénéficient et celles qui en sont exclues. En Algérie, où la bourgeoisie nationale a été laminée par le colonialisme, la nouvelle caste compradore issue ou adossée au complexe militaro-policier opère son accumulation primitive délocalisée par la fuite des capitaux. A cette aune la dynamique d’enrichissement des acteurs de l’économie informelle est de peu de poids.

Le contrôle de la rente, un enjeu existentiel

Le contrôle de la rente est donc un enjeu existentiel pour une néo-bourgeoisie en formation mais armée, sans traditions ni culture proprement nationales. Autant que l’histoire, cet enjeu central explique les modalités de la dictature algérienne.

L’organisation rentière livre l’économie interne à une intermédiation illicite organisée selon des standards mafieux tout à fait classiques. Et au fil des années cette organisation se structure progressivement en un système de castes selon le modèle égyptien de référence. La caste militaro-policière ayant naturellement préséance s’appuie directement sur celles des compradores et de la haute fonction publique. La petite-bourgeoise demeurant le réservoir des clientèles du régime. Ces castes supérieures qui se reproduisent entre elles, sont toutes unies pour tenir en respect les « gueux », qualification extrêmement méprisante de nos intouchables, c’est-à-dire des galaxies de déshérités et de chômeurs qui constituent le gros de la population.

Au Maroc et en Tunisie, les structures traditionnelles de classe ont survécu aux protectorats et à une occupation coloniale moins dévastatrice. Les équilibres sociaux sont anciens et même s’ils sont mal acceptés font partie d’un héritage politique commun et sur un mode de redistribution profondément inégalitaire mais qui possède une réelle antériorité. La brutalité inhérente à des régimes non démocratiques est objectivement atténuée dans ces systèmes où le pouvoir politique est contraint de négocier avec des représentants de groupes d’intérêts nécessaires à la pérennité des activités économiques, qu’il s’agisse des agriculteurs, des commerçants, des petits industriels ou des syndicats . Dans ces systèmes, un minimum de règles du jeu, d’observance des règles de droit, est de mise malgré tout. Même si ces règles sont souvent ignorées et contournées. La dictature rentière, quant à elle, n’a aucunement besoin de droit, n’ayant pas à se soucier ni d’efficacité fiscale ni d’une base productive résiduelle. L’exploitation des hydrocarbures est l’alpha et l’oméga de l’économie algérienne. Il s’agit de détourner et capter hors de toute supervision démocratique une part des revenus générés par leur exportation vers l’Europe et les paradis fiscaux, d’allouer de manière régalienne les importations et contrôler les dépenses publiques qu’ils permettent. Cette réalité est particulièrement limpide en Algérie, où la croissance vertigineuse des importations traduit jusqu’à l’absurde la contraction de la production interne. L’absence de contrôle permet de mener sans débat des politiques publiques aberrantes et d’opérer des dépenses monumentales à l’efficacité quasi-nulle, comme on peut l’observer face aux sidérants 500 milliards de dollars dépensés depuis l’accession au pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika en 1999. Cette économie politique de la gabegie et de la prédation repose donc sur une situation de non-droit et d’impotence croissante de l’administration publique dans un contexte d’affaiblissement structurel de l’État.

Sous-administration et abandon

Si la rente fossile et la guerre civile sont des spécificités algériennes, l’abandon de vastes catégories de la population est un trait commun des systèmes des trois pays les plus peuplés du Maghreb. La sous-administration et l’abandon sont directement perceptibles dans les hinterlands « inutiles » livrés à l’économie informelle, à la contrebande, aux rackets et trafics en tous genres qui sont les sources de financement des groupes terroristes et/ou purement criminels.

Dans une dictature, l’administration, outre le contrôle policier des populations, a pour mission première de faciliter dans la plus grande opacité, les prélèvements illicites et les détournements au profit des castes de pouvoir. L’inefficacité des politiques publiques et les carences de l’administration ne sont pas à rechercher ailleurs que dans le dévoiement des institutions par l’autoritarisme, dans l’inexistence de règles de droit opposables à tous et l’absence de reddition de comptes. Davantage que l’incompétence des fonctionnaires cooptés par les régimes, c’est bien la brutalité renouvelée et multiforme, nourrie par l’écrasement des libertés démocratiques qui explique pour une très large part la stérilisation des capacités créatives, le retard de développement de nos pays et l’irrésistible glissement vers l’informel de l’administration publique. Sans aller au-delà, l’incapacité des bureaucraties à constituer les bases d’un continuum économique maghrébin qui s’impose d’évidence est l’illustration la plus éloquente de l’absence de considération pour l’intérêt général des peuples de notre région.

Pourtant, les trois principaux pays du Maghreb ont ceci en partage qu’ils observent la doxa économique libérale imposée par leurs grands « partenaires » du Nord, les bailleurs de fonds et les organisations multilatérales. Quelques semaines avant les événements de Sidi-Bouzid et le déclenchement de la révolution tunisienne, ces centres continuaient imperturbablement de présenter le modèle bénaliste comme emblématique d’une conduite efficace de l’économie vers l’émergence. La suite est connue… À l’évidence, les politiques d’ajustement néolibérales, plutôt que d’impulser des dynamiques de création de richesse et de croissance, ont pour effet de creuser les inégalités, d’accentuer les vulnérabilités de larges catégories de la population et de cimenter la dépendance aux économies dominantes, notamment à celle de l’ex-colonisateur. Mais l’action de l’Occident néoconservateur et décomplexé ne s’arrête pas aux injonctions d’ouvertures néolibérales. L’intervention occidentale retrouve ses formes néocoloniales les plus traditionnelles quand le soi-disant « droit de protéger », avatar de la « mission civilisatrice » est invoqué pour bombarder la Libye. La destruction de fragiles structures étatiques a libéré une férocité milicienne centrifuge qui en précipitant la partition du pays favorise le pillage des ressources et oriente les processus politiques vers les objectifs des puissances étrangères. La situation en Syrie le confirme, après celle de l’Irak-martyr, il s’agit très vraisemblablement du type de transition que l’Europe et les Etats-Unis envisagent pour le monde arabe. Derrière les discours lénifiants sur les soi-disant « amitiés méditerranéennes » se profile l’éternelle tentation de la domination et de l’exploitation. Le recours cynique à la guerre dans notre région n’est pas une simple hypothèse, et les silences officiels ont montré que les régimes sont nus face à l’hégémonisme occidental.

Pacifier l’espace public par la démocratie

Sans ancrage avec les revendications démocratiques, le discours anti-otanien de certains médias, algériens notamment, est purement rhétorique : la ligne défensive la plus solide face aux agressions des puissances néocoloniales est bel et bien la conscience citoyenne des peuples et donc dans l’organisation démocratique de leur vivre-ensemble.

Intégrant les besoins sociaux des catégories les plus vulnérables, le recours aux moyens du droit pour la gestion des affaires publiques et la résolution des conflits constitue l’unique cadre juridico-politique propice à des relations sociales positives. Le développement économique et la libération des énergies créatrices ne peuvent être réellement assurés que dans ce cadre. C’est à ces conditions que l’exercice de la politique pourra être de nouveau possible et que la pleine citoyenneté sera garantie, achevant en cela un processus de décolonisation durablement interrompu par les autoritarismes. La responsabilité des élites, religieuses et séculières, dans la formalisation d’un vivre ensemble fondé sur le compromis et le dialogue est aujourd’hui clairement engagée. Il est en effet vital d’isoler les extrémismes et de rendre caduc le discours absolutiste de camps idéologiquement opposés mais héritiers conjoints de la mentalité régressive et des mécaniques totalitaires de la dictature. La répudiation définitive du principe de violence est donc l’objectif prioritaire. C’est vers la pacification de l’espace public par la démocratie, la souveraineté du droit et la promotion des libertés publiques et privées que doivent confluer les efforts de tous ceux qui militent pour que les phases de transitions vers des sociétés apaisées et tournées vers l’avenir soient les plus courtes possibles. Et les moins coûteuses pour des populations qui n’ont pas été épargnées par l’Histoire. C’est ainsi que les peuples du Maghreb pourront effectivement prendre leur destin en main, matérialiser leurs indispensables convergences et comme le souhaitait Kateb Yacine vivre, enfin, « en commun la promiscuité d’un semblable voyage ».

 

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