Entretien avec Norman Ajari, philosophe décolonial et membre du bureau exécutif de la Fondation Frantz Fanon, à l’occasion de la sortie de son livre « la Dignité ou la mort : Ethique et politique de la race », par Azzedine Badis.
Pourquoi la dignité ou la mort ?
Pourquoi la dignité et la mort comme lignes directrices ? D’une part parce qu’en entamant l’écriture du livre, on se trouvait dans un contexte qui me semblait marqué par un renouveau des mobilisations contre les crimes policiers, qui se sont retrouvées derrière ce mot de dignité. Cela m’a frappé car, venant d’une tradition philosophique, j’avais été quelque peu agacé par ce concept de dignité européen, la manière dont il était transcrit dans le droit international, le flou autour de ce concept, et j’avais été frappé par sa vitalité dans les organisations qui s’en revendiquaient et l’opposaient à la violence policière et, plus généralement, au racisme d’État. J’ai voulu fouiller cette notion de dignité parce qu’elle me semblait tout à fait différente de celle enseignée dans les universités en philosophie en Europe, ce qui m’a permis d’aboutir à une réflexion en remontant une trame d’usages de cette notion, puis à un concept politique critique de l’État, de la violence, de la domination raciale blanche à travers l’histoire. Après coup j’ai découvert que ce concept avait été corroboré dans le contexte états-unien par les travaux de Vincent Lloyd, qui est un professeur africain-américain de théologie à Villanova University et qui a fait un travail formidable appelé à paraitre dans les années qui viennent. Il constate l’omniprésence du concept de dignité dans l’histoire politique afro-américaine radicale et dans l’histoire de la théologie noire depuis 300 ans. Je me suis rendu compte qu’on peut puiser beaucoup dans ce concept et que c’est un des mots d’ordre politique de notre histoire raciale noire et plus largement indigène, qu’on peut revendiquer et dont on peut être fiers, et qui a un impact politique, me semble-t-il, fécond.
Tu évoques des travaux similaires à ta démarche au sein de l’université américaine où tu as justement récemment trouvé un poste. Ton ouvrage de ce point de vue s’adresse-t-il uniquement au contexte français ? On sait que tu as récemment publié avec la Fondation Frantz Fanon une tribune collective contre l’opposition « réactionnaire » d’une frange de l’université française face à la pensée décoloniale en France, le contexte américain est-il plus propice ?
Je pense qu’il est clair que le contexte états-unien est plus propice, car on y a su renouer des liens avec le passé, avec une très puissante tradition. La France a aussi une remarquable tradition de pensée noire avec des figures comme Fanon, Césaire, Cheikh Anta Diop, et d’autres, des auteurs venant autant d’Afrique que des Antilles. Mais le problème c’est que ces auteurs sont soit morts depuis longtemps, soit, comme pour nombre de philosophes africains, en grande partie méconnus en France. Le problème ce n’est donc pas qu’il n’y a pas la pensée ou la tradition, car elle existe bel et bien, mais qu’il n’y a pas la volonté institutionnelle de se reconnecter avec cette tradition, et avec l’actualité de ce qui se produit dans le champs des idées. La France s’isole dans sa propre approche nationaliste de la philosophie et plus généralement des sciences humaines et sociales. Aux Etats-Unis, il y a eu une force qui a émané des étudiants politisés pour que les disciplines enseignées, ce qu’ils appellent le canon, s’ouvrent à ces traditions. Et ce travail reste à faire en France, mais j’ai bon espoir que la nouvelle génération d’étudiants en train d’être formés aujourd’hui, qui sont souvent aussi des activistes, vont participer à un changement. On sent ce désir de transformer les disciplines, mais les résistances sont très fortes. Dans l’état actuel des choses, si on veut exercer son travail de manière non bénévole on doit partir, à moins d’avoir un parcours qui reflète les attentes de l’excellence universitaire française, et donc donner des gages de respectabilité. À ces conditions on peut avoir une certaine licence à faire ce qu’on peut être autorisé à faire, ce qui reste limité, mais l’entrée demeure pourtant très difficile pour le moment.
Un livre ce n’est pas grand-chose, mais tout commence par là. Faire un livre en philosophie dans une maison d’édition en SHS comme La Découverte, où on se voit côtoyer des personnages comme Bruno Latour, Bernard Lahire, etc., c’est peut-être le signe d’un début d’ouverture dans l’avenir, car ce marché de l’édition est un aspect de la société civile, et à un moment donné, l’université sera bien obligée de suivre. Dans la situation actuelle, je pense que parler de la question raciale sans s’appuyer sur les auteurs noirs et arabes morts (la tradition), et vivants (l’actualité de la pensée et de la recherche) c’est in fine contribuer au racisme structurel lui-même. Nous sommes dans une situation où l’exclusion de ces traditions, le fait de les considérer non-scientifiques, subjectives, les dévalue comme de moindre qualité. Cela participe de la délégitimation systématique de la parole et de la présence des non-blancs dans l’espace public.
Ton ouvrage s’ouvre sur une citation de Frantz Fanon, à la pensée duquel tu as consacré ta thèse. Tu es par ailleurs, comme Fanon, à la fois penseur et militant politique. En quoi ce livre s’inscrit-il dans la continuité de ta réflexion sur Fanon, revendiques-tu ta démarche comme « fanonienne » ?
Je pense pouvoir la revendiquer comme telle, même si je pense que ce serait bon, si on se revendique de la décolonialité, de ne pas chercher à s’abriter derrière un seul nom propre. C’est une leçon du XXème siècle, comme pour Marx ou Freud, un nom unique comme drapeau, ça a un côté d’idolâtrie et on a tendance rapidement à convertir ces écrits en une science, et à considérer le texte d’un auteur comme une vérité en soi, à faire une théodicée du texte comme le dit Lewis Gordon, qu’il faut éviter car c’est le meilleur moyen souvent de trahir à la fois l’auteur et la cause qu’on veut servir. En même temps, évidemment, mon travail est inspiré par Fanon, notamment dans une certaine orientation existentielle qui est mise dans le traitement de la question noire.
Aujourd’hui on tend à faire de Fanon un objet de référence assez particulier, un stock de citations souvent consensuelles, comme à propos du rapport entre la négrophobie et l’antisémitisme par exemple, qui est en ce moment répété ad nauseam, ou sur le fait de déchiffrer sa mission dans l’histoire. On transforme la pensée de Fanon en un ensemble de platitudes et c’est véritablement navrant. Il y a d’autres choses dans Fanon plus intéressantes que cette traduction universaliste, cette tendance à considérer à égale dignité tous les racismes, qui sont en réalité des affects qui n’ont pas besoin de mobiliser Fanon pour être formulés, puisque ce sont des affects hégémoniques dans la gauche, même dans la gauche la plus centriste. Même Gilles Clavreul, préfet et militant du groupe de pression chauviniste « Printemps Républicain » peut s’appuyer sur ces citations. Ce sont les aspects de Fanon qui sont récupérables et qui sont de fait récupérés.
Si mon travail essaie d’avoir une filiation avec Fanon, c’est sur d’autres bases, et d’autres questions, comme par exemple l’analyse des spécificités de la négrophobie ou des spécificités de la violence coloniale, comme des phénomènes qui ne sont pas réductibles à l’antisémitisme ou à la violence de classe, et qui méritent d’être considérés de manière particulière et avec des éléments qui, contrairement à l’usage d’un certain courant de la pensée féministe, ne permettent pas des analogies. Ce sont des éléments historiquement spécifiques qui correspondent à la séquence historique coloniale, à la séquence historique de la violence raciste esclavagiste, à l’exploitation et à la conquête coloniale, et qui correspondent à ce moment en propre. C’est un aspect de Fanon qu’on a tendance à mésestimer. Pour le dire vite, le deuxième Fanon, celui de l’An V de la Révolution Algérienne et des Damnés de la Terre, a tendance à être mis de côté pour privilégier une lecture simpliste du premier Fanon, celui de Peau Noire Masques Blancs. La pensée de Fanon n’est pas une sorte de crème anglaise servant à cimenter les desserts.
Il y a cette notion ambivalente d’Humain, qu’on retrouve dans ton travail sur la Dignité puisque tu en fais la généalogie : la naissance de la Dignité selon l’Homme Blanc qui nait d’une négation, et tu y opposes une définition négative, celle d’une Dignité Indigne, fondée sur l’indignité. Cette notion d’humain est très instrumentalisée aujourd’hui, notamment avec « l’humanitaire », qui s’inscrit dans un ordre international où il peut servir parfois à justifier des interventions dans des pays au nom de la dite « communauté internationale ». J’avais envie de te demander en quoi finalement cet humanitaire est inhumain, et sous quelles conditions il pourrait être humanisé ?
Je ne sais pas si l’humanitaire peut être humanisé. J’utilise la notion d’humanité comme une notion qui s’adresse à ceux et celles qui estiment que c’est un manque pour eux. C’est-à-dire qu’il n’y a pas aujourd’hui de répartition égale de l’humanité. Le statut d’être humain n’est pas également partagé par tous les membres de notre espèce. Quand on parle d’humain d’un point de vue éthique, il y a un certain nombre de valeurs qui s’y rattachent, comme se restreindre à l’égard du meurtre par exemple, une sorte de transcendantal de la loi mosaïque qui est censé être le fond commun de base de notre rapport à l’altérité humaine. Or tout le monde ne bénéficie pas d’une inscription dans cette loi, d’une protection par ce commandement éthique. Il y a des personnes dans une situation de déshumanisation. Et ma notion d’humain porte sur la nécessité de rétablir ceux-là, par ceux-là mêmes.
L’humanitaire n’a pas grand-chose à voir avec cela. D’une certaine façon ça le voudrait, ça se présente comme ça à certains égards mais en réalité c’est une logique d’hygiénisme politique stratégique qui pose un crible à partir duquel on pourrait juger des situations politiques comme conformes ou non à une norme ou un standard de l’humanité, et l’infraction à ce standard pourra justifier des interventions internationales. L’exemple c’est évidemment la Cour Pénale Internationale et la surreprésentation des chefs d’État africains, qui de fait sont peut-être des personnages plus ou moins abjects, mais la surreprésentation de Noirs sur les bancs des accusés n’est assurément pas innocente. Dans la notion d’humanitaire il y a l’idée que certaines institutions internationales possèdent une certaine définition de l’être humain, et plus exactement ont les moyens politiques de donner force de loi à cette définition, et celle ci va servir à justifier un certain nombre de pratiques. Toutefois, l’existence même de ces disparités, l’existence même de ces politiques internationales eurocentristes à des fins de conquête néocoloniales ne signifient pas que d’autres définitions de l’humanité ne sont pas à l’œuvre et ne sont pas elles mêmes capable d’avoir leur propre force de loi. Cette tension permanente se trouve dans le concept d’Humanité, qui est essentiellement contesté. Et à l’Humanitaire, tout comme pour la Dignité, répond une autre forme d’Humanité. On est dans un processus nécessairement dialectique.
On a parlé de cet ordre international et de l’ambivalence de ses valeurs proclamées, et des conditions de possibilité de la vérité de ces concepts. Dans le cadre de cet ordre international inique qui prétend porter haut les valeurs de l’humanité, il y a une revendication et un processus porté par la Fondation Frantz Fanon : les Réparations. En quoi des réparations dans le cadre de cet ordre international portent en elles cette définition de la dignité dont tu parles dans le livre ?
C’est une question compliquée qui fait couler beaucoup d’encre, notamment aux Etats-Unis. Je vais donner un sentiment préalable, à la fois sur la nécessité des réparations et le piège qu’elles constituent. C’est une logique qui peut être intéressante : il y a eu des crimes d’une ampleur infinie, on parle souvent de l’esclavage mais on commence aussi à en parler pour la colonisation, et ils appellent réparation. Mais les réparations se posent en deux temps. D’une part elles sont nécessaires, d’un point de vue éthique. Nous faisons face à des états nations fondés sur la traite, leurs anciennes bases arrière plantocratiques sont même devenues des parties de leur territoire, comme dans le cas de la France, avec la Guadeloupe et la Martinique. Cette logique de réparation permet de penser une manière, non pas de renverser, mais d’établir un rapport sain, à minima plus sain, dans ce contexte international particulier issu de l’esclavagisme. Cela force à admettre que nous sommes dans une situation hautement pathogène, avec des territoires constitués de populations déportées qui n’ont jamais demandé à être là, sur les cadavres de populations autochtones éradiquées dans leur quasi intégralité. C’est une situation démographique absolument sidérante. Et effectivement, face à cette situation d’une intensité absolument unique dans l’histoire de l’humanité, dans sa singularité, on se dit que ce qui a été fait jusqu’à présent, comme la départementalisation avec Césaire par exemple, est très loin du compte. Et on a des hommes politiques qui considèrent que le fait que les habitants de ces territoires aient droit au RSA est une forme de réparation. On est très loin du compte.
La notion est intéressante dans une autre dimension, telle que celle développée par le plasticien algérien Kader Attia, la notion de « repair » qui sous entend conceptuellement que c’est à partir du moment où on s’engage dans le processus de réparation de quelque chose qui est cassé qu’on voit ce qui est irréparable. Quand vous êtes en train de réparer quelque chose, vous pouvez le faire fonctionner de nouveau, mais vous voyez aussi que ce ne sera plus jamais comme s’il ne s’était rien passé. C’est comme se remettre du décès d’un proche, de quelqu’un que vous aimiez profondément, le deuil est une forme de réparation mais vous ne serez plus jamais la personne que vous étiez auparavant, pour le meilleur et pour le pire. Ce processus de réparation doit également être pensé de la sorte, pour en comprendre les limites. Si l’objectif des réparations c’est de rendre possible pour la métropole et les anciens pays colonisateurs de se racheter une virginité, de fixer un prix à la dignité noire, c’est un grand piège. Existe-t-il une tarification pour cela ? Si on se prend à tenter un calcul, on doit se rendre compte que c’est incalculable, ça a un côté absurde, c’est un chiffre absolument inimaginable. Il faut se rendre compte qu’il y a une part d’impossible dans les réparations. Elles sont à la fois nécessaires et impossibles. On a besoin d’en demander et elles doivent se penser d’un point de vue institutionnel. Mais à partir du moment où, dans quelques années, la question prendra sa pleine légitimité politique, puisqu’aujourd’hui cette légitimité est encore contestée, elle devra être reformulée non pas dans une logique juridico-assurancielle et comptable, mais dans une logique politique. Et alors la logique de réparation sera peut-être de se traduire dans la logique d’une véritable indépendance, et d’une transformation économique radicale de ces territoires et de leur statut géopolitique.