Le racisme a son modèle type, comme tout concept. C’est celui qui confronte l’esclave noir au maître blanc, et il n’est donc pas étrange que ce soit là où l’écart physique et culturel maximal se soit manifesté entre les deux protagonistes qu’on cherche l’incarnation la plus cruelle de cette relation : en Afrique du Sud pendant l’apartheid, et dans les Etats esclavagistes des Etats-Unis d’Amérique au XIXe siècle. Des blancs nordiques faces à des noirs bantous.
A côté de ce racisme idéal-typique, pourrait-on dire, un autre, plus diffus, plus subtil, existe, très répandu dans une autre situation historique, une situation dans laquelle la Méditerranée, l’Amérique latine, le Moyen-Orient vivent encore.
Deux auteurs parlent, avec finesse et lucidité de ce racisme particulier, de ses mécanismes, de ses conséquences. La première est Hannah Arendt. La philosophe et journaliste américaine d’origine allemande étudia, avec probité, courage et distance, les enchaînements qui menèrent à la catastrophe nazie. Dans son livre Sur l’Antisémitisme, elle indique une forme spécifique de racisme, non pas seulement la haine du Juif de la part des étrangers, mais la haine à l’intérieur de la communauté juive, entre Juifs. Le second auteur est Frantz Fanon, le médecin antillais qui rejoignit les rangs de la révolution algérienne, et soutint, de son action et de ses écrits les peuples africains soulevés contre le colonialisme. On connait son livre fameux, Les Damnés de la terre. Moins connu est le court ouvrage qu’il écrivit bien avant, Peau noire, masque blancs où, parmi les différentes dimensions du racisme, il note la haine de soi, la haine du noir pour le noir, selon des mécanismes voisins, à mon sens, de ceux décrits par Hannah Arendt.
« Assimilables », jamais totalement “assimilés”
Pourquoi ce racisme particulier chez les Juifs d’Europe centrale, et chez les Antillais ? Parce que ces deux communautés ont plusieurs spécificités, des spécificités qu’on retrouvera plus tard parmi les élites arabes, maghrébines en particuliers, parmi les bourgeoisies sud-américaines, parmi les classes dominantes orientales.
Premier point : à la différence des esclaves noirs rejetés par le maître blanc, les Juifs comme les Antillais français se trouvent, non pas renvoyé vers l’extrême de l’humanité, mais à la périphérie du monde blanc et chrétien. Ils sont considérés, et c’est le second aspect, comme passible d’une assimilation, d’une évolution, qui un jour, selon leur effort, fera d’eux, des gens normaux, des occidentaux civilisés.
Un Antillais, comme un Juif slave, peut donc évoluer, changer, devenir assimilé. Il intègre, au fond de sa conscience, un modèle idéal, atteignable, à force d’effort et de travail sur soi : il peut devenir un bon Français, un bon Allemand.
Arendt comme Fanon ne tardent pas à noter dès lors la conséquence de ce type de fonctionnement assimilateur : parmi les Antillais, parmi les Juifs, des hiérarchies se créent, très vite, entre les plus ou moins évolués, les plus ou moins assimilés, les plus ou moins proches du modèle, du dieu vivant, le Français de souche, l’Allemand de souche.
Frantz Fanon nous donne des exemples précis, des exemples émouvants et tristes de cette aliénation : dans des copies d’écoliers antillais, racontant leurs vacances, certains écrivent qu’ils sont revenus de leur séjour à la campagne, ou à la plage, les joues rosies par le soleil. Ailleurs, il emprunte un exemple rapporté par le psychanalyste Octave Mannoni, à propos d’enfants de Madagascar, à l’époque de la dure répression contre les premiers mouvements indépendantistes : les petits malgaches se rêvent, tout naturellement, blancs, poursuivis par de méchants noirs.
Bien sûr, à l’état de veille et de lucidité, les adultes antillais savent qu’ils ne sont pas blancs, les juifs qu’ils ne sont pas des chrétiens, des germains de souche. Mais la promesse, implicite, d’intégration à l’universel, leur dit qu’il y a des degrés de noirceur, de judéité : mieux vaut être café au lait que noir, juif germanisé que juif slave, mieux vaut avoir les cheveux bouclés que crépus, mieux vaut être juifs laïc, que juif pratiquant, mieux vaut parler français que patois antillais, allemand que yiddish… et ainsi de suite…
Le Juif du XIXe siècle, l’Antillais décrit par Fanon ou Aimé Césaire, s’élancent donc dans une course infinie, infinie et vaine : vers le centre idéal, vers le soleil universel. Ils savent, que c’est inatteignable, pourtant. Hannah Arendt explique bien comment, même au bout de plusieurs générations, une famille juive convertie au christianisme, ayant changé de nom, reste soupçonnée par la bonne société viennoise.
Il y a toujours moins blanc que soi
Quel est alors la solution ? La solution, c’est d’avoir, toujours sous la main, quelqu’un de moins assimilé, de moins évolué que soi, qu’on peut prendre à témoin de son propre progrès. C’est vrai que je ne suis pas tout à fait blanc, mais il y a plus noir que moi ; c’est vrai que je suis toujours un peu juif, mais il y a plus juif, moins assimilé que moi. Je ne suis pas blanc, mais je vaux mieux qu’un Sénégalais, je ne suis pas Allemand de pure souche mais je vaux mieux qu’un Juif polonais.
Voilà le mécanisme secret qui crée et alimente la haine de soi et la haine des siens : ils nous renvoient l’image de nous-même dont on veut se débarrasser. La haine de soi du Juif, avant la seconde guerre mondiale, était proverbiale. Dans les bonnes familles juives de Berlin ou de Vienne, l’antisémitisme, sous la forme du rejet méprisant des Juifs russes et polonais, atteignait des sommets de violence. Comme chez les Antillais le mépris, l’insulte même, envers les africains, ces nègres cannibales.
L’histoire, toujours tragique, a prouvé que ces hiérarchies internes ne suffirent pas : le nazisme envoya les Juifs, assimilé ou pas, laïc ou rabbins, allemands ou polonais, vers la mort. Et Fanon, sur un registre moins tragique, raconte comment un jeune Antillais, quand il arrive en France, par le port du Havre, certain de se voir enfin reconnaître sa francité, se voit traité de nègre, tout simplement, comme le Sénégalais, comme l’ Africain qu’il méprisait souverainement. Car aux yeux du maître, ces hiérarchies internes, ces différences compliquées entre le Juif germanophone et le Juif polonais, entre l’Antillais métis et l’Antillais noir, ne comptent pas en réalité ou très peu.
Face à cette asymptote, à cette recherche interminable de l’acceptation, des réactions juives apparurent dès la fin du XIXe siècle, dont le sionisme. Non pas avoir honte, sans cesse, de sa judéité, mais l’assumer, en faire une porte d’accès à l’universel, aussi valable qu’une autre.
Dans l’entre-deux guerres, puis dans les années 1950 la négritude, lancée par Césaire, Senghor et d’autres, se fonda sur le même refus : non pas se fatiguer, indéfiniment à prouver son occidentalité potentielle, mais assumer l’universalité de la condition noire.
Passons, pour terminer cette présentation de cet auto-racisme, aux sociétés arabes contemporaines. Parmi les élites de la rive sud de la Méditerranée, cet assimilationnisme doublé de mépris de soi est ou était très courant. Pour se rapprocher d’un modèle envié, au nord, il fallait se rappeler, à ses yeux et aux yeux européens, qu’on est différent de son entourage. Un racisme en accordéon, en emboîtage, se déploie alors. Quelques exemples : un chrétien libanais s’estimera supérieur à son compatriote musulman, mais les deux seront méprisant envers le syrien ; Libanais et Syrien s’estimeront supérieur aux Arabes du golfe, et tous arabes, se sentiront meilleurs que leur bonne sri-lankaise. Il faut sans cesse rappeler la petite différence pour se relever à ses propres yeux, pour se rapprocher, un peu de son modèle envié et impossible. Le Maghreb a ses propres incarnation de ce racisme des petites différences : je suis Marocain mais Fassi, je suis Algérien mais Kabyle, je suis maghrébin mais d’origine orientale, ou andalouse. Toujours ajouter, comme une petite note, la différence qui me séparera de ma société, et me rapprochera, illusoirement, de mon modèle secret et inconscient.
Aujourd’hui que les questions d’assimilation, de multiculturalisme, se joignent, enfin, à ceux de la démocratisation et de l’accès à la citoyenneté, de telles questions ne sont pas un luxe : il est essentiel pour un être humain de se débarrasser des aliénations intérieures, pour mieux bâtir un monde politique commun.
Omar Saghi