Le 15 juin dernier, La Fondation Frantz Fanon, le Parti des Indigènes de la République et le média Paroles d’Honneur lançaient l’Ecole Décoloniale, programme de formation gratuit et ouvert à tous qui débutera en Septembre 2019. Retrouvez ici la conférence inaugurale de Norman Ajari, membre de la Fondation Frantz Fanon, à l’occasion de cet évènement exceptionnel !
Des formules telles que « pensée décoloniale » ou « antiracisme politique » sont d’un usage relativement récent dans l’espace public français, puisqu’elles sont aujourd’hui âgées d’environ une décennie. Toutefois, ce à quoi elles font référence, l’attitude politique et intellectuelle qu’elles désignent, sont beaucoup plus anciennes. Je ne crois pas que l’ancienneté, ni même l’ancestralité, suffisent à légitimer une politique. Il ne suffit pas de revendiquer une appartenance ou des références âgées de plusieurs siècles pour dire la vérité. Mais bien pire est le manque d’accès au passé, la privation d’histoire, car elle interdit toute possibilité d’atteindre cette vérité. Certains sociologues et théoriciens politiques ont pris l’habitude, à partir des « années 68 », de désigner un ensemble de revendications politiques par la formule « nouveaux mouvements sociaux ». Je crois que, pour l’antiracisme politique et le mouvement décolonial, cette formule est non seulement fautive mais désastreuse. En suggérant que le mouvement contre le racisme et pour les droits civiques serait quelque chose de « nouveau », elle coupe les activistes contemporains de l’épaisseur de leur histoire et les empêche du même coup de considérer leur adversaire, la suprématie blanche, dans toute sa portée, son épaisseur et son étendue. Les résistances africaines à la traite négrière, la révolution haïtienne, les batailles contre les conquêtes coloniales du XIXe siècle ne sont que quelques exemples de réponses politiques conséquentes à la déshumanisation recherchée et produite par la suprématie blanche. « Décolonial » n’est qu’un mot, qui désigne un faisceau de réponses politiques à la violence génocidaire et au capitalisme racial qui sont aussi anciennes que la conquête du nouveau monde et l’invention de l’État moderne. Autant dire que l’antiracisme politique n’a strictement rien d’un « nouveau mouvement social », puisqu’il est en réalité aussi vieux, sinon plus vieux, que le mouvement ouvrier lui-même !
C’est pourquoi j’aimerais commencer mon propos d’aujourd’hui en citant un texte assez ancien, puisqu’il est vieux de 84 ans. Il s’intitule « Conscience raciale et révolution sociale ». C’est le second article jamais publié par Aimé Césaire. Il a paru dans la revue « L’Étudiant Noir », qu’il animait dans le Paris de l’entre-deux-guerres aux côtés des autres fondateurs du courant littéraire et politique de la négritude. La verve du jeune Césaire est assez éloignée de la parole du sage député français que les plus âgés d’entre nous ont certainement en mémoire. Il était habité d’une furieuse, d’une ardente colère politique :
« S’il est vrai, que le philosophe révolutionnaire est celui qui élabore les techniques de libération, s’il est vrai que l’œuvre de la dialectique révolutionnaire est de détruire “toutes les perceptions fausses prodiguées aux hommes pour voiler leur servitude”, ne devons-nous pas dénoncer l’endormeuse culture identificatrice et placer sous les prisons qu’édifia pour nous le capitalisme blanc, chacune de nos valeurs raciales comme autant de bombes libératrices ? Ils ont donc oublié le principal ceux qui disent au nègre de se révolter sans lui faire prendre d’abord conscience de soi […]. Être révolutionnaire, c’est bien ; mais pour nous autres nègres, c’est insuffisant ; nous ne devons pas être des révolutionnaires accidentellement noirs, mais proprement des nègres révolutionnaires ».
Césaire dit ici quelque chose que l’on a aujourd’hui quelques difficultés à entendre ; cela peut même passer aux yeux de certains pour un considérable scandale. Il affirme qu’existent, aux côtés des fameux intérêts de classe dont parle le marxisme depuis longtemps, des intérêts de race. Être, par exemple, noir ou arabe en France n’est pas anodin. Cela signifie que l’on est positionné d’une certaine façon dans l’économie du racisme et de la suprématie blanche. Les femmes non blanches sont surreprésentées dans des emplois précaires et dégradants, proie privilégiées des violences sexuelles. Les hommes non blancs sont surexposés aux contrôles de police, à l’incarcération, c’est-à-dire à la violence policière en général. Les personnes trans et queer of color sont affectées d’une espérance de vie désastreuse. Toutes et tous sont objets de mépris aussi bien que de fantasmes négrophiles ou arabophiles qui contaminent les rapports interpersonnels autant qu’ils alimentent une production culturelle douteuse mais lucrative. Dans ce contexte, affirmer que nous possédons des intérêts spécifiques équivaut à dire que si nous comprenons bien notre position dans des rapports sociaux, des rapports de désir, des rapports à l’État, nous sommes amenés à formuler des revendications spécifiques : des demandes sociales qui concernent l’histoire particulière de la déshumanisation raciale.
C’est pourquoi une stratégie décoloniale consiste d’abord dans l’autonomie politique et l’autonomie intellectuelle. Cette autonomie n’est pas synonyme d’isolement, de sectarisme ou de purisme. Elle naît simplement du constat que l’identification et la compréhension de nos positions historiques et sociales et des intérêts qui leur correspondent n’est pas une affaire simple. Et qu’elle l’est d’autant moins que les organisations politiques traditionnelles aussi bien que les travaux des sciences humaines et sociales dominantes ou la production culturelle mainstream ne sont pas favorables à l’éclosion d’une conscience raciale intelligente et claire.
Au cours des dernières années, et plus singulièrement de ces derniers mois, le mouvement décolonial a été la cible d’attaques nombreuses, massives et mêmes disproportionnées quant à sa pénétration, fantasmée comme considérable, dans les mondes de la recherche universitaire et des arts. Or, dans le même temps, du point de vue des organisations politiques de gauche, c’est une attitude de dédain et de négligence qui prédomine. Je propose aujourd’hui d’examiner ces attitudes.
Le contexte universitaire
Depuis environ six mois, un nombre considérable de quotidiens, d’hebdomadaires et même certaines revues, ont consacré des dossiers spéciaux à la question de l’accueil fait à la question raciale et à la pensée décoloniale. Si c’est le mensuel d’extrême droite chauvin et pro-sioniste « Causeur » qui a donné le ton, des publications de tous les bords politiques leur ont emboité le pas (bien que la droite y demeure surreprésentée). Je vais tenter de comprendre cette conjoncture et d’expliquer cette panique.
La France est un pays où nommer la race ou employer sans d’infimes précautions une catégorie comme celle de Noirs expose déjà à des critiques et à des attaques. Dire la race, c’est être raciste. Aux yeux de nombreux journalistes et universitaires, nommer la différence historique entre différentes populations qui s’est cristallisée autour du nom race, cela consiste déjà en une forme de violence raciale. Mais penser ainsi, c’est se montrer incapable de penser simultanément l’égalité et la différence. La différence suffirait, en elle-même, à générer le racisme, elle serait nécessairement génératrice de hiérarchies. Mais en réalité, le concept de race est un concept essentiellement contesté à travers l’histoire. Ce n’est pas seulement vrai dans la langue anglaise, comme on le croit souvent. C’est également le cas en langue française : au XIXe siècle, l’avocat et anthropologue haïtien Anténor Firmin a rédigé un ouvrage intitulé De l’égalité des races humaines. Anthropologie positive, pour répondre aux anthropologues racistes de son temps tels que le farfelu Gobineau ou le plus sérieux médecin Paul Broca. Firmin n’affirme pas que « les races n’existent pas », mais il en fait un nom de la différence compatible avec l’égalité et la dignité de tous les peuples. La notion de race en Français n’est ni un emprunt au contexte étatsunien, ni la réhabilitation d’un terme abject. C’est, de longue date, un champ de bataille théorique. Et avec Firmin, la notion de race est devenue un outil intellectuel au service de l’égalité sociale.
On le voit dans les « enquêtes » et les tribunes qui se succèdent dans la presse (celle des « 80 intellectuels » notamment), les critiques de la pensée décoloniale se prévalent de la Science, de l’Objectivité, de la neutralité de la position du chercheur et autres marottes d’une la pensée positiviste bien française. D’une part, en philosophie, on sait qu’il est absurde de confondre l’objectivité et la neutralité. L’idée d’un objet sans sujet est absurde. Mais en plus, à y regarder de près, les valeurs qu’ils prônent ne sont pas du tout celles qu’ils mettent en pratique. En effet, à lire les tribunes, le principal danger que représente le discours décolonial et la théorie critique de la race, c’est que ces paradigmes s’opposent à des fétiches : la Laïcité, la République, etc. On assiste, dans la réaction intellectuelle française, à la rencontre d’un affect scientiste et d’une vanité chauvine qui est caractéristique des formes dominantes de la science sociale française depuis Auguste Comte. Et, comme l’affirme l’historien Claude Nicolet dans L’Idée républicaine en France, le républicanisme du XIXe siècle s’est conçu lui-même comme la traduction en politique de l’idéal philosophique du positivisme de Comte. Pour ces journalistes et écrivains, le système politique républicain français semble être le seul possible, raisonnable, voir même vivable. Sans idolâtrie républicaine, sans la croyance en une République qui incarnerait le Vrai, le Bien et le Beau, aucune pensée ni aucune vie ne seraient envisageables. Les intellectuels français sont pris dans une approche absolument superstitieuse de la politique, qu’ils confondent avec une noblesse et une fidélité à je ne sais quelle grandeur, et ils nous en veulent de ne pas la partager.
En réalité, les cris d’orfraie de ces « lanceurs d’alerte » autoproclamés sont très largement infondés. Les chercheurs titulaires qui travaillent explicitement dans une optique décoloniale sont rarissimes. J’en ai trois ou quatre en tête ; pas davantage. Ce qui ne veut pas dire que les questions raciale ou coloniale ne soient pas travaillées du tout, mais elles sont majoritairement étudiées selon des paradigmes qui ne remettent pas en cause les impensés et les superstitions que je viens d’évoquer. Les intellectuels de la réaction craignent que la question raciale ne politise l’université à outrance dans un sens « indigéniste », puisque ce terme fait aujourd’hui partie de plein droit du lexique politique français. Mais en réalité cette question est le plus souvent traitée à travers un prisme largement dépolitisant. Je vois notamment deux tendances.
La première consiste à transformer le thème de la race en objet d’érudition. La question centrale est alors celle de l’origine du racisme. Il s’agit alors d’insister lourdement sur la race en tant que construit historique, artifice social ou fabrication discursive. Parfois, pour donner à ces travaux d’archiviste un semblant de consistance politique, on formule l’hypothèse fausse que c’est en comprenant l’origine première de la race qu’on fera cesser ses manifestations actuelles. Beaucoup de chercheurs français semblent croire qu’historiciser à tous crins et dés-essentialiser la notion de race à longueur de paragraphes contribue à contester le racisme. En réalité, cela contribue à délégitimer la question raciale comme une question de vie ou de mort, comme une question d’intérêts sociaux fondamentaux, c’est-à-dire comme une question matérielle et chargée d’une historicité profonde qui excède de loin les constructions discursives révocables qu’on préfère y voir.
La seconde tendance dépolitisante de la recherche française relève de ce qu’on pourrait qualifier de pudibonderie méthodologique. Cela consiste à tenir à distance les notions qu’on emploie, si le sens commun chauvin les juge trop polémiques. On les mobilise alors comme avec mauvaise foi, par exemple en mettant des guillemets à « race » ou à « Noirs », soi-disant pour souligner qu’on ne prend pas ces catégories pour argent comptant, qu’on n’est pas dupe, qu’on sait bien que de telles catégories sont « fausses ». Mais à-t-on la même attitude suspicieuse à l’égard de catégories comme celle de « genre » ou de « sexe » par exemple ? Seraient-elles « vraies » là où la race est fausse ? Cette mise à distance ostentatoire, théâtralisée, témoigne en réalité des fantasmes obscènes dont les chercheurs eux-mêmes investissent les concepts, puisqu’ils leur prêtent une autonomie d’action et une puissance d’influence simplement fabuleuse. « Si j’emploie le mot race sans guillemets, se dit tel sociologue ou tel philosophe, mes lecteurs risquent de croire que la race existe, et devenir racistes ! » Utiliser le mot race sans guillemets pourrait-il causer un génocide ? Il est en tous cas rassurant de savoir qu’employer les guillemets peut permettre de l’empêcher… Un tel raisonnement, atterrant de naïveté, est pourtant souvent en arrière plan des travaux sur la question raciale.
Toutes ces aberrations théoriques ont la même source : un manque de pluralisme dans les sciences humaines et sociales française. Cette absence de pluralité méthodologique (et même démographique) est érigée en gage de qualité. Mais en réalité, il suffit de voyager un peu pour prendre la mesure de l’extrême arriération de la France sur le plan de la théorie. Énormément de chercheurs se complaisent dans un isolât linguistique, incultes quant aux orientations actuelles de leur propre disciple à l’échelle du monde. Une fonction structurante des SHS (Sciences Humaines et Sociales) consiste à transmettre et à faire fructifier les savoirs théoriques. Pour les connaissances développées en Europe et en Amérique du Nord, l’université tient son rôle. Pour le Sud Global, et plus singulièrement encore pour l’Afrique et sa diaspora, ce n’est pas le cas du tout. Les Noirs, les Amérindiens ou les Asiatiques sont envisagés comme des objets de connaissance, mais pas comme des sujets producteurs de savoirs. Mais une telle attitude repose sur la conviction sous-jacente que la majeure partie du monde ne pense pas ou en tous cas n’a jamais contribué au savoir global de façon significative. L’empire colonial français a vu naître au cours de son histoire une multitude d’auteurs majeurs. Je pense à Anténor Firmin que j’ai déjà nommé, mais aussi à beaucoup d’autres. C’est un héritage spectral que presque personne dans l’université française ne revendique, et qu’on n’envisage même pas comme faisant partie d’une tradition. Il y a donc encore beaucoup, énormément, à faire pour que la paranoïa des intellectuels et journalistes de la réaction française soit confirmée par les faits. Mais gageons que ce n’est qu’une affaire de temps, et que l’engagement intellectuel, le courage et l’inventivité de la jeune génération leur donneront raison d’ici une décennie.
Le contexte politique et la question des alliances
L’émergence du courant décolonial a été diversement accueillie dans la pensée et la pratique politique de gauche. Je vais tenter d’en fournir une analyse, nécessairement partielle hâtive. Par commodité et surtout par déformation professionnelle, je vais le faire en remontant de la théorie à la pratique. En prenant pour point de départ des livres qui me semblent cristalliser aujourd’hui une attitude représentative de certains pans du champ politique, il s’agira de discuter certaines stratégies politiques actuelles à gauche. La question centrale à traiter me semble être ici la question des alliances. Je vais d’abord parler d’un certain marxisme, en prenant pour exemple un mauvais livre récemment publié par Asad Haider, intitulé Mistaken identity et qui se veut un brulot contre les identity politics. La façon dont cet ouvrage assimile toute réflexion politique conséquente centrée sur la race à quelque identitarisme postmoderne et individualiste passe pour un rappel à l’ordre salvateur. Malgré sa paresse théorique, cet essai (ou plutôt : ce coup marketing) m’intéresse car son succès relatif prouve que son propos rencontre un écho, au point de susciter des acclamations, voire un certain soulagement. Dans un second temps, je vais aborder une stratégie plus récente, celle du populisme de gauche. Mon objectif sera alors de décrire la position extrêmement inconfortable qu’elle impose aux indigènes qui, là aussi, ne sont pas positivement pris en compte dans ses calculs politiques.
Dans Mistaken identity, donc, Haider tente de comprendre certaines impasses de la politique de gauche contemporaine. Son axe principal est celui de l’articulation de la question raciale et de la lutte de classes et sa thèse est que les « politiques de l’identité » contemporaines ont une part significative dans l’échec des mouvements sociaux récents et la rareté relative des perspectives émancipatrices actuelles. Haider décrit les politiques contemporaines de l’identité comme des quêtes de reconnaissance par l’État dont les cours de justice et la démocratie parlementaire sont les théâtres. Il s’agit, dans ce type d’approche, de faire valoir un tort subi et une souffrance qui, fondement du processus de reconnaissance, fonderont les identités consolidées par cette reconnaissance étatique. Or selon Haider, ce type de demandes relève d’une logique individualiste qui, en outre, tient les identités pour données alors qu’elles sont construites socialement. Chaque identité étant singulière, ce processus tendrait à saper les possibilités d’organisation collective. Toutefois, Haider peine à tenir le fil de sa position. C’est ainsi qu’il critique, notamment dans le cadre des protestations étudiantes, les groupes de militants noirs ayant pris le parti de prendre leurs distances avec le gros du mouvement. Pourtant, il n’est pas interdit de penser que leur refus des coalitions hâtives dont témoignent ces activistes noirs n’a rien de commun avec un repli individuel. Il pourrait, au contraire, y avoir là l’amorce d’une nouvelle forme d’organisation collective, fondée sur l’autonomie et centrée sur les expériences partagées de la violence raciale. Face à cette éventualité, troquant l’accusation d’individualisme pour une autre, Haider se croit fondé à s’insurger contre un « séparatisme et un exceptionnalisme noir »[1]. Entre le Charybde des politiques individualistes de la reconnaissance et le Sylla de l’autonomie politique raciale, condamnée à s’effondrer en séparatisme, il n’y a pas d’autre espace politique pour la condition noire (et, plus généralement, au traitement politique de la question raciale) que la coalition. C’est l’impératif coalitionnel. Selon ce cadrage, la propension à se précipiter vers des politiques d’alliance avec la gauche blanche devient l’unique baromètre de la pertinence et de la justesse politiques.
Cette critique du séparatisme noir et, plus généralement, de l’essentialisme racial est symptomatique de l’inextricable injonction contradictoire que la gauche radicale blanche fait peser sur la question des alliances avec les groupes autonomes issus des minorités raciales. Ici, pour le dire brutalement, la condition de cette alliance est qu’elle n’en soit pas une. C’est-à-dire qu’elle ne soit pas la coalition d’un groupe ayant élaboré une stratégie et mesuré les intérêts collectifs qu’il entendait représenter avec un autre groupe de même statut. La seule situation acceptable est que les activistes non blancs s’offrent à la gauche, en espérant que ce seul acte de passion suffira à ébranler le paternalisme, la condescendance et l’ignorance de la question raciale qui rongent souvent ces organisations à leur insu. Cette tendance à la minoration de la question raciale, omniprésente dans les organisations de gauche, explique la nécessité pour certains activistes non blancs de s’organiser de manière autonome afin de la porter, de la penser et de la traiter dans toute son épaisseur et selon leurs propres termes. Mais elles expliquent également la récurrence de l’accusation de séparatisme ou d’identitarisme dont Haider se fait le porte parole. La critique du séparatisme est un outil commode pour éviter de poser la question des alliances comme une affaire politique et diplomatique exigeante, qui demande une véritable réflexion sur la composition d’intérêts divergents. Or la tendance dominante de la gauche blanche consiste à l’envisager comme un simple phagocytage des énergies militantes, un siphonage électoral ou un coup de relations publiques. L’alliance devient une vampirisation pure et simple.
On ne peut que souligner l’incapacité d’une part significative de la gauche à admettre que l’organisation antiraciste autonome, c’est-à-dire une puissance politique des acteurs non blancs, est l’essentielle condition de possibilité d’une véritable politique de coalition. Sans organisation autonome de l’antiracisme politique, sans formulation explicite d’intérêts raciaux, on ne s’allie avec rien : c’est du théâtre, de la supercherie. Une anecdote amusante illustre ce statu quo. Elle m’a été rapportée par mon ami Nordine Saidi de l’organisation belge Bruxelles Panthères ; je me permets de reprendre ici son analyse, que je trouve implacable. Lors d’un scrutin de mai 2019, un « regroupement de listes » (une procédure d’alliance propre aux élections belges) entre le Parti des Travailleurs de Belgique (PTB) et le parti DierAnimal permet à cette formation animaliste d’envoyer son premier député au parlement bruxellois. Or le PTB communiste, si prompt à conclure des alliances avec les représentants d’êtres non doués de parole, a toujours refusé de s’associer avec les organisations issues de l’immigration et des minorités raciales de Belgique. En d’autres termes, il n’est pas de meilleur allié pour cette gauche que celui à la place duquel il est possible de parler ; celui dans la bouche duquel il est aisé de mettre ses propres mots et ses propres revendications. Tous les moyens sont bons pour maintenir le monologue. Dans le contexte étatsunien, Haider ne cesse de faire la leçon au mouvement nationaliste noir, comme si la gauche radicale américaine avait accompli davantage. Indulgent avec les organisations blanches, il porte un regard impitoyable sur l’héritage politique noir. Ses jugements sont systématiquement emprunts d’un double standard narcissique que les militants indigènes familiers de la gauche blanche connaissent bien.
Je vais à présent m’intéresser à un courant de pensée qui a tenté d’ébranler ce narcissisme en recourant à une autre stratégie. Il anime aussi bien la théorie sociale que la pratique militante, puisque cette la stratégie, celle du « populisme de gauche » développée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe a été reprise par Jean-Luc Mélenchon à l’occasion de sa dernière campagne présidentielle. Il est intéressant de réfléchir au rapport entre la théorie de Laclau/Mouffe, l’interprétation qu’en fait Mélenchon, et ce que cela révèle sur l’espace politique alloué aux non Blancs. Selon la théorie du populisme de Laclau, ce qui agrège un sujet politique, c’est ce qu’il nomme des « signifiants vides ». C’est-à-dire des termes qui n’ont pas de contenu bien déterminé mais qui suscitent l’affect, le désir, et rendent possible une certaine forme d’identification. Des mots d’ordre comme « égalité » ou « justice » en sont des archétypes : ils sont flous, mais c’est ce flou qui permet de rassembler de nombreuses personnes pour lesquelles ils ne revêtent pas exactement la même signification[2].
La pratique politique populiste consiste donc à produire un peuple, c’est-à-dire un sujet, à partir de signifiants vides. Mais ces signifiants vides sont toutefois porteurs d’une charge agonistique, c’est-à-dire critique ou oppositionnelle, minimale. Pour le dire autrement, se rassembler autour de certains mots, dans un contexte particulier, c’est aussi se choisir des amis et se désigner des ennemis. Et en effet, c’est en majeure partie le contexte qui définit la nature de cette dimension agonistique. Par exemple, avoir l’égalité pour mot d’ordre, c’est a minima désigner pour ennemis ceux qui incarnent l’inégalité de manière évidente, éminente et écrasante : les « 1% », la finance internationale, le grand capital, etc. Or l’une des caractéristiques les plus frappantes de la « version Mélenchon » du populisme, c’est d’avoir élu pour signifiants vides, visant à agréger le peuple de gauche, non pas de tels mots d’ordre, mais le mot « France » et le drapeau bleu blanc rouge. Je ne crois pas que cela fasse basculer d’emblée la stratégie de Mélenchon du côté du populisme à tendance fascisante que Laclau nomme « ethnopopulisme »[3]. Toutefois, cette stratégie ne va pas sans poser des problèmes au vu du paysage politique de la France actuelle. Face à un centre-droit libéral-républicain, une droite nationale-libérale et une extrême droite chauviniste, la seule opposition agonistique, le seul traçage de l’inimitié, la seule ligne de fracture dont est porteur le drapeau français, c’est une rupture avec les descendants de l’immigration postcoloniale qui, pour des raisons diverses, ne sont pas totalement légitimes pour habiter ce symbole, ne s’y reconnaissent pas ou pas tout à fait, sont partagés entre des appartenances nationales et culturelles diverses, etc.
Les non-blancs sont ici constitués comme une victime collatérale, voire comme une sorte de « reste » de la stratégie populiste bleu-blanc-rouge de Mélenchon. Et ce n’est évidemment qu’un symptôme des rapports compliqués que, dans la pratique quotidienne, les organisations politiques françaises entretiennent avec les militants issus de l’immigration postcoloniale, dès lors qu’ils estiment que cette donnée doit peser dans leur engagement. Chantal Mouffe a récemment tenté de répondre aux objections selon lesquels le populisme de gauche, visant un sujet politique homogène, nierait toute pluralité. Elle écrivait : « une stratégie populiste de gauche est déterminée par une approche anti-essentialiste d’après laquelle le “peuple” n’est pas un référent empirique mais une construction politique discursive »[4].
Mais ce que Mouffe ne voit pas, c’est que cet anti-essentialisme est précisément le principal vecteur de négation du pluralisme et d’affirmation de l’homogénéité. En effet, c’est une injonction à dissoudre toutes les différences fortes : tout ce qui se veut essentiel. Par exemple, et pour revenir aux drapeaux français de la France Insoumise, certains d’entre nous considèrent qu’ils sont encore souillés du sang de nos ancêtres. Ils sont loin d’être un signifiant vide dont on pourrait faire ce qu’on veut. La stratégie populiste oublie que l’histoire existe et qu’elle pèse de son poids sur le présent. Chaque groupe accorde une signification différente à un même terme ou symbole rassembleur. Mais il demeure la question de ceux que ces symboles excluent. Ceux qui sont trop « essentialistes » et considèrent que ces symboles ont une signification historique et ne sont pas des « signifiants vides ». Ceux qui veulent encore se situer dans une histoire plutôt qu’arpenter sans fin les châteaux de cartes des bricolages discursifs.
Conclusion
Le mouvement décolonial travaille sur ces significations historiques et les intérêts raciaux auxquels ils sont connectés. Les partis, les mouvements, les chercheurs, les artistes décoloniaux les identifient, cherchent à les incarner. Certaines personnes ont critiqué des initiatives marquantes comme celles des Marches pour la dignité, contre les violences policières. On a pu dire qu’elles étaient partie prenante de politiques de la reconnaissance ou de la respectabilité. Mais ceux-là n’en ont pas compris le sens et la portée. Bien sûr il s’agissait de faire savoir à l’État que nous avons une voix ; mais il s’agissait d’abord de nous le faire comprendre à nous mêmes. C’est à travers de telles initiatives, au milieu d’une foule considérable, alors que claquent au vent les bannières de nombreuses organisations engagées à défendre nos intérêts, que nous prenons la conscience et la mesure de notre force. L’intérêt de ces marches n’était pas de quémander quoi que ce soit, mais de produire chez chaque marcheur la conscience de l’existence et du poids d’un mouvement décolonial jeune et en expansion. Certes, les non Blancs, dans toute leur variété disposent d’un poids démographique important mais limité. Ne nous illusionnons pas, l’impact politique de notre mouvement est encore limité à ce jour, comme en témoignent les tactiques d’évitement de franges non négligeables des organisations de gauche. Mais ce qui ne cesse de me surprendre, comme en attestent les polémiques récentes sur l’université et le théâtre, c’est que le mouvement décolonial possède un impact culturel qui s’étend. Ce travail d’hégémonie culturelle qui fait si peur est d’autant plus crédible que la production culturelle et surtout intellectuelle blanche est aujourd’hui globalement soit teintée de fascisme, soit médiocre, dépolitisée et insignifiante. Qui d’autre que nous-mêmes, ses principales cibles, pourra incarner une véritable réponse radicale, nouvelle et inventive à l’hégémonie culturelle fasciste qui se prépare ?
Norman Ajari
[1] HAIDER Asad, Mistaken Identity. Race and class in the age of Trump, Londres – Brooklyn, Verso, 2018, p. 35.
[2] LACLAU Ernesto, La Raison populiste (2005), trad. Jean-Pierre Ricard, Paris, Seuil, 2008.
[3] LACLAU Ernesto, La Guerre des identités. Grammaire de l’émancipation(2000), trad. Claude Orsi, Paris, La Découverte, 2015.
[4] MOUFFE Chantal, Pour un populisme de gauche, trad. Pauline Colonna d’Istria, Paris, Albin Michel, 2018, p. 91.
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