L’actualité de Frantz Fanon en Afrique

Moussa Tchangari

Secrétaire général

Alternative Espaces Citoyens

membre du CA de la Fondation Frantz Fanon

Dans les pays « francophones » d’Afrique occidentale, Frantz Fanon est certainement l’un des écrivains révolutionnaires les plus populaires au sein de la jeunesse scolarisée. Cette popularité découle du fait que cet écrivain faisait partie, jusqu’à une date récente encore, du petit cercle des auteurs de la « diaspora » étudiés dans les établissements d’enseignement secondaires. La plupart des jeunes ouest-africains, en particulier ceux qui ont eu la chance de faire des études secondaires, ont lu au moins des extraits des œuvres de Frantz Fanon ; et quelques uns ont pu lire ses principaux écrits politiques, notamment « Peaux noires, masques blancs » et « Les damnés de la terre », qui étaient pratiquement des incontournables pour tous ceux qui voulaient s’engager dans une action de transformation de leurs sociétés.

S’il est vrai que l’engouement de la jeunesse africaine pour les grandes idéologies révolutionnaires s’est quelque peu émoussé, notamment depuis la chute du Mur de Berlin et l’effondrement de l’Union Soviétique, il est frappant de constater que les écrits de Frantz Fanon continuent encore d’être une source d’inspiration pour des nombreux militants associatifs, des étudiants ou des artistes engagés. L’hégémonie idéologique de l’Occident, qui s’exprime aujourd’hui par un attrait quasi mystique pour la démocratie libérale, n’a pas encore entraîné un décrochage total de la jeunesse africaine ; car, après deux décennies de démocratisation sur le modèle libéral, la (re)lecture de Frantz Fanon rappelle à cette jeunesse que l’avènement de la démocratie libérale, pas plus d’ailleurs que les indépendances nominales, n’a pas modifié substantiellement les rapports de domination.

En effet, il est symptomatique de constater que les régimes démocratiques africains d’aujourd’hui ne sont pas plus indépendants vis-à-vis des anciennes puissances coloniales que les régimes autocratiques civils et militaires d’avant les années 1990. Les espoirs immenses suscités par l’avènement de la démocratie libérale sur le continent africain n’ont pas survécu à la poursuite, sous une nouvelle appellation, des plans d’ajustement structurel ; même s’il reste entendu que, sous l’empire de ce modèle de démocratie, des progrès non négligeables ont été accomplis en matière de libertés civiles et politiques. Les forces progressistes peinent encore à se saisir de ces nouvelles opportunités pour faire avancer les pays vers une indépendance véritable ; et tout indique que la démocratisation de l’Afrique s’inscrit, à bien d’égards, dans une stratégie globale de renouvellement et de renforcement de la domination extérieure, presque au même titre que les arrangements ayant précédé la décolonisation.

En novembre 1961, un an après l’accession à l’indépendance de la plupart des anciennes colonies françaises d’Afrique, Frantz Fanon avait publié chez Maspero Les damnés de la terre, un ouvrage dressant le bilan d’une décolonisation à l’amiable. Cet ouvrage était destiné principalement aux révolutionnaires d’Afrique et du Tiers monde, comme le témoigne éloquemment la conclusion en forme d’appel que l’auteur avait lancé à ses camarades. Chargé de l’exaltante tâche de rédiger une préface à cet ouvrage de Fanon, le philosophe français, Jean Paul Sartre, s’était exercé lui à montrer combien la lecture de ce livre pourrait aussi être bénéfique pour ses compatriotes : « Européen, je vole le livre d’un ennemi et j’en fais un moyen de guérir l’Europe », avait-il lancé, tout en sachant que c’est d’abord et surtout de l’Afrique que l’auteur traite.

Certes, il est vrai que le livre de Fanon traite également de l’Europe dans ses rapports avec le continent africain, dont certaines parties venaient à peine de sortir d’une longue période de violence coloniale ; mais, il faut dire que la préoccupation première de Fanon était d’alerter les progressistes africains sur les dérives et les illusions charriées par la vague des indépendances factices accordées aux anciennes colonies. La guérison probable de l’Europe évoquée par Sartre dans sa préface n’apparaît finalement dans l’approche de Fanon que comme le résultat de l’aboutissement de la lutte des opprimés africains. Le philosophe français le souligne d’ailleurs lui-même, en rappelant fort utilement que c’est à ses frères africains que Fanon dénonce « les vieilles malices du colonisateur ».

Aujourd’hui, cinquante (50) ans après la publication de Les damnés de la terre, ce livre est encore d’une grande actualité tant pour l’Afrique que pour l’Europe ; car, s’il est vrai que la quasi-totalité des pays africains sont officiellement souverains et siègent dans les instances internationales, il suffit de jeter un regard sous les sièges des dirigeants de ces pays pour se rendre à l’évidence que les chaînes du colonialisme sont encore solidement attachées à leurs pieds. Comme l’a si bien écrit Frantz Fanon, « l’ancienne métropole pratique le gouvernement indirect, à la fois par les bourgeois qu’elle nourrit et par une armée nationale encadrée par ses experts et qui fixe le peuple, l’immobilise et le terrorise ». Les petits progrès démocratiques enregistrés au cours de ces dernières années n’ont pas modifié la nature des relations entre les anciennes puissances coloniales et les nouveaux pays indépendants d’Afrique.

En effet, la décolonisation, comprise par Fanon comme « un programme de désordre absolu » dont le but ultime est la « création d’hommes nouveaux », ne s’est pratiquement produite nulle part sur le continent africain. Qu’elle soit le fruit d’une lutte armée acharnée comme en Algérie et dans les colonies portugaises, ou d’un arrangement à l’amiable avec l’ancienne métropole comme en Afrique occidentale et en Afrique centrale, la décolonisation n’a fait surgir nulle part « le panorama social changé de fond en comble » qui, selon Fanon, serait la preuve de son succès ; et par conséquent, elle n’a donc pas été vécue comme « un avenir terrifiant » par les anciennes puissances coloniales qui, par divers moyens, sont parvenues à maintenir l’essentiel, c’est-à-dire leurs intérêts économiques. Les bourgeoisies nationales africaines n’ont pas tardé, comme le prédisait Frantz Fanon, à lancer des appels angoissés en direction des anciennes métropoles ; et la reprise en mains des nouveaux États indépendants s’est effectuée sans aucune difficulté, dès le début des années 1980, par le biais des plans d’ajustement structurel.

Cependant, même si elles ont réussi à avorter littéralement le projet de « désordre absolu » porté par les mouvements de libération nationale, les anciennes puissances coloniales continuent d’être assaillies par une peur aussi grande que celle que leur inspiraient jadis les hordes d’indigènes mobilisés dans les montagnes et les forêts. Comme aux heures les plus intenses des luttes de libération nationale, les anciennes puissances coloniales doivent exhiber leurs forces armées pour inspirer la peur aux dominés, et quelquefois même organiser des expéditions militaires meurtrières dans certaines contrées rebelles ou simplement suspectes. Bien décidées à réguler les flux migratoires, elles doivent aussi dresser des barbelés à leurs frontières et repousser sans cesse les hordes d’affamés qui débarquent quotidiennement sur leurs côtes. La phobie de l’immigration a fait naître une redoutable police associant les moyens technologiques les plus avancées de surveillance et les méthodes les plus abruptes de répression.

Aujourd’hui, bien que l’hégémonie idéologique de l’Occident soit plus forte que jamais, à travers notamment l’adoption par un grand nombre de pays de son système politique et de son modèle de production et de consommation, le débat politique s’y focalise sur la nécessité de se protéger contre l’influence négative des cultures non occidentales symbolisées par le foulard islamique, la burqa, les minarets et autres. Sous le prétexte de la lutte contre le terrorisme ou l’immigration clandestine, certains États occidentaux n’ont malheureusement trouvé d’autres solutions que de restreindre sur leurs propres territoires les libertés individuelles qui constituent pourtant la pierre angulaire de la démocratie libérale. Cette terrible régression, symbolisée notamment par les camps de rétention et les prisons offshore du genre Guantanamo, ne semble guère heurter certaines consciences ; au contraire, elle semble même être acceptée comme une réponse légitime à toute menace réelle ou imaginaire de remise en cause de l’ordre établi.

Au regard de cette évolution, il est tentant d’affirmer que le monde d’aujourd’hui ne se démarque que très peu de l’univers colonial tel que décrit par Frantz Fanon ; car, le monde contemporain est aussi un univers coupé en deux, marqué par un antagonisme que seule la violence semble pouvoir dénouer à terme. Les anciennes puissances coloniales semblent l’avoir bien compris et n’hésitent plus à recourir à la force pour maintenir leur hégémonie ; avec quelques fois la caution morale de l’Organisation des Nations Unies qui, ces dernières années, a confirmé plus d’une fois la justesse des critiques formulées à son encontre par Fanon dans un article sur l’assassinat de Patrice Lumumba. Comme jadis au Congo, les Nations Unies ont cautionné récemment deux interventions militaires sur le continent africain, en Côte d’Ivoire et en Libye, permettant ainsi aux anciennes puissances coloniales de reprendre en mains deux pays souverains. La conjoncture mondiale actuelle doit donc inciter les progressistes africains à relire ce texte de Frantz Fanon sur le rôle trouble des Nations Unies au Congo.

Par ailleurs, il convient de souligner que les progressistes africains doivent aussi réfléchir davantage sur la place de la thématique de l’éducation dans l’œuvre de Frantz Fanon. Cette thématique occupe dans la philosophie de Fanon une place aussi importante que celle de la violence ; car, l’écrivain révolutionnaire souligne clairement que la création d’hommes nouveaux, qui est l’aboutissement même de la décolonisation, passe aussi par l’éducation. La continuité du système colonial étant assurée avant tout par le système éducatif qu’il a légué aux pays colonisés, il ne saurait y avoir de libération possible sans des réformes audacieuses de ce système, dans l’optique claire de réconcilier le colonisé avec lui-même et avec ses valeurs propres.

Niamey, 6 mars 2012

the earth.

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