Par Omar Benderra
L’intervention de Omar Benderra, Directeur de la fondation Frantz Fanon, à La Casa Arabe de Madrid, un événement organisé le 20 mars 2012 en hommage à Frantz Fanon.
Nous sommes aujourd’hui le 20 mars. Il y a cinquante ans et un jour, précisément le 19 mars 1962, étaient conclus les accords d’Evian qui ouvrait le chemin de l’indépendance de l’Algérie après un combat couteux et douloureux pour la société algérienne. La disparition de Franz Fanon, le 6 décembre 1961, a presque l’âge de l’indépendance d’une Algérie pour laquelle il s’était engagé et où il est considéré comme un moudjahid, un combattant de la liberté et de la justice.
Qu’aurait dit et fait Fanon face aux évolutions de l’Algérie ? On ne peut le savoir et il n’est certainement pas question de parler au nom d’un homme dont la voix s’est éteinte. Mais tous peuvent tenter d’interpréter l’actualité au moyen de l’œuvre et des grilles de lecture que Fanon a forgées. Fanon a consacré sa vie à la lutte pour la liberté et l’émancipation des hommes et des peuples ; l’intellectuel et l’homme d’action ont toujours fusionné dans le refus de la domination, de l’assujettissement et de l’aliénation. Loin de tous schémas ou présupposés idéologiques, Fanon regardait la réalité, sans œillères, ni aprioris, et agissait avec clarté et détermination. Et c’est sur la base de son enseignement et à la lumière de son action, que je vais essayer de poser un regard fanonien sur l’actualité de l’Algérie. Le paradoxe du cinquantenaire Le cinquantenaire de l’indépendance algérienne – qui aura lieu le 5 juillet 2012 – donne lieu à un singulier paradoxe. Il est commémoré de manière soutenue en France où les médias, écrits et audiovisuels, multiplient les publications et les productions qui, à quelques exceptions près, servent davantage à tenter un solde de tout compte d’une mémoire tourmentée, qu’à restituer l’Histoire dans ses dimensions multiples. Derrière une apparente objectivité fondée sur la thèse des « crimes commis de part et d’autre », les documentaires et récits – du moins ceux qui sont déjà parus à ce jour – sont aseptisés et ignorent le continuum humain, social, économique et politique, qui se conclut dans la tragédie. Ce continuum occulté est celui de l’ordre colonial dont la violence inouïe, infinie et pernicieuse – par le saccage profond du moi du colonisé – a été disséquée avec une pertinence clinique inégalée par Franz Fanon. Dans l’ex-métropole, la guerre d’Algérie est présentée – en l’absence d’un rappel de ce que fut l’ordre colonial, ses violences continues pendant plus d’un siècle, son entreprise systématique de clochardisation des populations – comme une sorte d’accident tellurique, un séisme imprévisible.
Aux Français, donc, il faudra redonner à relire Fanon notamment au regard de la résurgence d’un discours essentialiste et de l’exclusion dont sont notamment l’objet les citoyens issus de l’immigration. Ils pourront y voir ce que fut le « paradis colonial », l‘aliénation, la dépossession. L’inhumanité intrinsèque d’un système de domination dont le legs est actuel. Ils pourront ainsi sortir de la vision nostalgique et colorisée, sélective et mystificatrice de l’Algérie de l’apartheid. Cette Algérie de carte postale que des Indigènes rebelles, des fellaghas, terroristes et barbares, ont eu la mauvaise idée de déchirer, en prenant les armes.
Algérie, le service minimum
Mais en Algérie, le cinquantenaire embarrasse, au plus haut point, les officiels. On s’oriente vers un service minimum des plus sommaires. Pourtant, n’en doutons point, il n’y a pas dans le combat mené par les Algériens, durant cent trente deux ans, achevé par sept ans et demi de lutte armée, la moindre raison de faire assaut de pudeur. L’histoire est gênante car elle offre un miroir très peu flatteur à ceux qui, aujourd’hui, président aux destinées du pays. Le pouvoir, c’est ainsi que les Algériens désignent le régime qui a capté, à son profit exclusif, la lutte du peuple algérien, s’est pourtant assis en permanence sur une présumée légitimité historique, pour se soustraire à la légitimité populaire. Ce passé illustre est, aujourd’hui pour le régime, un fardeau. Dès l’origine, le régime algérien a œuvré à aseptiser l’histoire, à la réduire à des dates, à l’iconifier pour mieux en réduire la signification. Au delà de son illégitimité fondatrice, si l’on constate cette non-commémoration d’une indépendance acquise au prix le plus élevé, cela tient aussi et surtout au fait que le pouvoir en place qui a confisqué le pouvoir n’a aucun bilan à présenter. C’est même, au regard des potentialités de ce pays, un bilan tragiquement négatif. Le régime n’a rien réussi sinon à se maintenir au pouvoir au prix d’un échec social, culturel, économique et politique général. Cette Algérie en queue de peloton, dans tous les classements mondiaux, malgré un immense potentiel n’est pas seulement celle d’un immense gâchis, elle est celle de l’abandon des valeurs de l’appel révolutionnaire du 1er Novembre 1954. La démocratie le droit et les libertés ont été balayés d’un champ politique hermétiquement verrouillé.
La trahison des élites de pouvoir
La trahison des élites de pouvoir – certains évoquent même une kleptocratie armée – est aujourd’hui parfaitement visible en Algérie. Fanon en notait les prodromes dans le chapitre trois des « Damnés de la terre ». Dans ce chapitre intitulé « Les mésaventures de la conscience nationale », Fanon décrit précisément le mode de fonctionnement des élites prédatrices qui dirigent le pays aujourd’hui : « La bourgeoisie nationale des pays sous-développés n’est pas orientée vers la production, l’invention, la construction, le travail. Elle est tout entière canalisée vers des activités de type intermédiaire. Être dans le circuit, dans la combine, telle semble être sa vocation profonde. La bourgeoisie nationale a une psychologie d’hommes d’affaires non de capitaines d’industrie… »
C’est une description précise du système rentier, entre corruption structurelle, inhumanité et incompétence absurde, qui prévaut en Algérie. Ce n’est là qu’une illustration de la brûlante actualité de Fanon. Nous pouvons élargir son analyse et ses intuitions fulgurantes à ce monde où les puissances d’argent écrasent les femmes et les hommes, où l’injustice et l’arbitraire sont le lot commun des crises. Le cas de l’Algérie et de la France, en ce cinquantenaire, vient nous rappeler que l’analyse est toujours vivante et vivifiante. Et que cinquante après, Franz Fanon, le Martiniquais, l’Algérien, le combattant, demeure un grand gêneur outre-tombe.
L’Afrique, malgré les illusions lyriques des indépendances, ne s’est pas transformée en paradis terrestre. L’Algérie, moins qu’ailleurs, où les espérances de la guerre de libération sont en permanence déçues et la revendication de justice et de liberté toujours niée. Il s’agit de cette Algérie des élections truquées à la Naegelen, du nom d’un gouverneur colonial qui a donné son nom à cette forme de fraude dont le régime actuel est le continuateur zélé. Les thèmes qui constituent le fil conducteur de la pensée et de l’action de Fanon, la dépossession, l’aliénation, l’injustice, l’écrasement des femmes et des hommes par les puissants restent toujours de mise. La libération de la société et des Algériens reste toujours un objectif. Une réflexion éloquente sur le mondeOn retrouve dans l’œuvre de Fanon une réflexion encore éloquente sur un monde dont les structures ont sans doute évolué, mais sans changer fondamentalement. Y compris – et peut-être surtout – dans les pays anciennement colonisés. Fanon reste un penseur subversif de la liberté et de la justice. Les indépendances, de l’Algérie comme de tant d’autres pays africains, ont donné lieu à tant de détournements qu’elles aboutissent à la reproduction d’un ordre que l’on croyait révolu. Fanon est utile en effet pour comprendre les mécanismes par lesquels les régimes de l’indépendance, par la perpétuation de l’écrasement des peuples et par la négation des libertés, créent les conditions où le vieux colonialisme, se drapant d’habits neufs, se présente comme le libérateur. C’est ce que l’on a pu observer en Libye. Et qui pourrait bien menacer l’Algérie. Le régime, encerclé par le mécontentement populaire, n’a d’autres recours que la distribution de prébendes permise par l’opulence pétrolière pour tenter de prévenir l’explosion d’une colère dévastatrice. Inefficace sur tous les plans, le dos au mur, il ne concède pourtant que des apparences, car il craint – raison – qu’une ouverture démocratique réelle ne signifie sa propre fin.
« Que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse à jamais l’asservissement de l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un autre. Qu’il me soit permis de découvrir et de vouloir l’homme, où qu’il se trouve ».
Il est là, Fanon. Un révolté, parti bien trop jeune et qui a manqué, cruellement, à nos indépendances inachevées, confisquées ou détournées. Mais qui néanmoins continue à nous interpeller. Depuis cette prière lumineuse qui conclut « Peau Noire, Masques blancs » : « O mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! »
Cinquante après l’indépendance de l’Algérie, Fanon est toujours vivant, son œuvre interpelle, Fanon reste l’homme qui interroge le présent. Inlassablement.
Madrid 20 Mars 2012