« Frantz Fanon, portrait » de Alice Cherki – Un père fondateur de l’Algérie nouvelle

« Pourvu que tu aies le miel dans ton bol, son abeille viendra de Bagdad » écrivait le poète turc Nazim Hikmet, citant un vieux proverbe de son pays. Le miel sécrété par le Mouvement de libération nationale devait dégager des fragrances aussi puissantes qu’irrésistibles puisque son psychiatre vient d’encore plus loin que Bagdad. De Martinique !

« L’Algérie a été pour lui un catalyseur, un révélateur de ses réflexions. Ça devait sommeiller quelque part en lui, et il a trouvé les moyens d’extérioriser sa pensée : il a trouvé des gens qui pensent comme lui et qui partagent les mêmes idéaux et les mêmes intentions révolutionnaires. », déclarait son fils Olivier, interviewé par un confrère lors du colloque international consacré à Frantz Fanon en septembre 2004 à Alger.

C’est précisément le parcours de météore de la pensée révolutionnaire de ce compagnon d’armes et ami intime de Abane Ramdane, Larbi Ben-M’Hidi, Omar Oussedik, Patrice Lumumba et Félix Moumié, entre autres, que la psychanalyste algérienne Alice Cherki retrace dans son Portrait publié en 2000 aux Editions du Seuil. De sa naissance à Fort-de-France en 1925, à son décès en décembre 1961 dans un hôpital de Washington D-C , où le FLN l’envoie se soigner, suivi de son inhumation selon ses vœux en terre algérienne à El-Kerma dans la wilaya d’El-Tarf, Alice Cherki tente de rapporter pas à pas cette courte vie portée par la dynamique d’une pensée bouillonnante, étonnamment prophétique. Très attachée à la personne et à l’enseignement de celui qui a été son professeur à l’hôpital de Blida Joinville dès 1955, Alice Cherki, Algérienne de souche minoritaire juive, fait partie de ceux qui se sont saisi à bras le corps de l’élan émancipateur de la patrie et l’ont mené à terme.

La psychanalyste qui mène une réflexion continue sur les rapports entre la psychanalyse et le politique et qui a à son actif de nombreuses publications, dont la plus récente est « La frontière invisible, violences de l’immigration » publiée en 2006 explore les différents moments de la vie de Frantz Fanon, mais surtout tente de restituer le mouvement, l’élan d’une pensée qui, dès sa prise de conscience de l’exclusion des Noirs et hommes de couleur dans les Antilles de son adolescence, n’a été arrêtée que par la mort. « La mort a interrompu une vie d’homme, qui, à 36 ans, est de nos jours à son commencement, et le développement d’une pensée marquée par sa relation avec le monde environnant, sa sensibilité à l’évènement et l’intériorisation de cette expérience.

Elle s’appuie sur une interrogation toujours mue par un rapport incarné à l’oppression et à la violence subie, même celle qui ne s’avoue pas comme telle. L’expérience vécue, intériorisée et réfléchie , de l’oppression raciale, culturelle et politique — à partir de l’enveloppe corporelle jusqu’au corps politique — infiniment aliénante, la découverte de la violence de cette oppression, le constat des effets de dépersonnalisation qu’elle entraîne aussi bien sur un individu que sur tout un peuple, la quête des solutions pour sortir de cette aliénation et créer des repères, tout est au cœur de la pensée et de l’action de Fanon, dans sa vie, dans ses actes, dans ses écrits, au-delà de toutes circonstances politiques. » écrit la biographe, disciple, compagne de lutte et amie du regretté dirigeant.

De « Fanon avant Blida » à « Fanon aujourd’hui » en passant par « Fanon et l’Afrique », l’auteur écrit des pages palpitantes qui non seulement replongent le lecteur dans les grands rêves du tiers-monde et de l’Afrique des années soixante mais également en soulignent l’actualité. Car malgré son apport en tant que dirigeant de la Révolution et père fondateur d’une Algérie encore à venir, Fanon, comme d’autres, a été occulté et volontairement oublié par un processus qu’il décortique admirablement dans son livre testament « Les damnés de la terre ». Un ouvrage qu’il écrit tour à tour brûlant de fièvre ou grelottant de froid, rongé par la leucémie et par la conscience de l’urgence de donner aux révolutionnaires un manifeste devant guider leur réflexion. C’est ainsi qu’au lieu de l’ouvrage, concernant les luttes et destinées de l’Afrique et devant s’intituler « Alger-Le Cap » qu’il a promis à son éditeur François Maspéro, Fanon change son propos. Lu avec passion par Che Guevara, il devient l’idole des mouvements contestataires noirs américains, des mouvements de libération en Afrique. Du Japon à l’Iran, à travers le monde entier, son verbe original, son écriture vivante qui échappe au conformisme des classifications sclérosées devient une source d’inspiration incontournable.

Réclamé par les Antillais qui souhaitent le ré-inhumer dans sa terre natale, défini comme psychiatre français par les dictionnaires du pays qui l’a expulsé, Frantz Fanon, le plus Africain des Algériens et le plus internationaliste des Africains, repose comme il l’a désiré, parmi d’autres héros de la guerre de Libération, dans un coin de terre algérienne humble et oubliée. Sa voix qui décrit, analyse, décortique et dénonce s’élève pourtant, tout comme celle d’Abane Ramdane, aujourd’hui plus que jamais, immédiatement audible pour les nouvelles générations. K.T.

Source le Midi-dz Par : Karimène Toubbiya

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