FRANTZ FANON : Le paraclet

Par : Pr. Hamidou Dia (Ph.D)

Aguimes le 20 juillet 2012 

FRANTZ FANON qui est-ce pour nous, jeunes d’Afrique, qui avions entre 7 et 15 ans lorsqu’il disparaissait tragiquement le 6 décembre 1961 à Bethesda dans le Maryland ? Il fut tout d’abord le mythe fécond de nos espérances généreuses, chaleureuses et fraternelles. Aimé Césaire, qui l’eut comme élève à Fort de France en même temps d’ailleurs qu’Edouard Glissant, et Paul Niger, deux autres illustres disparus, écrit au lendemain de sa mort, le propos essentiel que voici : « Frantz Fanon est mort. Nous le savions condamné (…), mais contre toute raison, nous espérions, tellement (…) il apparaissait essentiel à notre horizon d’homme. Et voilà qu’il faut se rendre à l’évidence. Frantz Fanon est mort à 36 ans. Vie courte mais extraordinaire. Et, brève, mais fulgurante, illuminant une des plus atroces tragédies du 20e siècle et illustrant de manière exemplaire la condition humaine (…) Médecin, il connaissait la souffrance humaine. Psychiatre, il était habitué à suivre dans le psychisme humain le choc des traumatismes ».

Chaque génération, disait-il, doit dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir . Nous sommes redevables à FANON de nous avoir aidés à découvrir et à remplir notre mission. Et comme chacun le sait cette dette est énorme !

Sartre, l’autre illustre disparu, préfacier génial des « DAMNES DE LA TERRE », compagnon de lutte tenace de nos premiers balbutiements et de nos premières décisives hésitations, disait qu’ « être mort c’est être en proie aux vivants ».

Fanon est le compagnon fondamental, dont la pensée, d’une extraordinaire acuité, nous permet encore aujourd’hui de nous rendre plus intelligibles nos réalités. Fanon n’est pas un universitaire qu’il faut livrer aux herméneutes en chair : il est un intellectuel. L’intellectuel, qui n’est pas celui qui est instruit, est à distinguer de l’universitaire. D’ailleurs, souvent les universitaires ne sont pas de bons intellectuels même s’ils en ont produit d’excellents. L’intellectuel, critique et généreux, est toujours debout et pour qu’il le reste, il doit être libre dans sa pensée, dans son écriture, mais également dans son comportement.

Comme le fut Fanon. Définitivement. Comme en témoigne son œuvre. Œuvre à propos de laquelle Césaire, dans le même hommage, écrit : « Sur le colonialisme, sur les conséquences humaines de la colonisation et du racisme, le livre essentiel est un livre de Fanon : Peaux noires masques blancs. Sur la décolonisation, ses aspects et ses problèmes, le livre essentiel est encore un livre de Fanon : Les damnés de la terre ». Césaire nous invite à relire le dernier chapitre des Damnés de la terre dans lequel Fanon dresse un réquisitoire passionné contre l’Europe, non pas par haine ni par sous-estimation de la pensée européenne qu’il admire, qui le fascine même, mais parce que l’Europe « est responsable du plus haut tas de cadavres de l’humanité ; parce « qu’elle ne s’est montrée parcimonieuse avec l’homme, mesquine, carnassière, homicide qu’avec l’homme ». Pour que surgisse l’homme neuf il faut que meure le vieil homme enchainé dans la logique meurtrière de l’esclavagisme, du colonialisme avec leur force corrosive de décérébralisation, de déréalisation, de deshumanisation. Pour FANON, « la vie du colonisé ne peut surgir que du cadavre en décomposition du colonisateur. Elle signifie à la fois mort du colonisé et mort du colon ». Il se rapproche ici de Hegel, philosophe allemand, qu’il a beaucoup fréquenté, quand ce dernier affirme parlant de la vie du concept : « Je ne parle pas de cette vie qui reculerait d’horreur devant la mort et se préserverait pur de toute destruction mais de cette vie qui contient en elle-même la mort ».

Frantz Fanon est donc le premier théoricien de la décolonisation véritable et de l’anticolonialité . Décolonisation et anticolonialité qui restituent au colonisé la possibilité de l’assomption plénière de son humanité.

La violence procède d’un humanisme, mieux de « sa postulation irritée ». La démarche de Fanon est fondamentalement éthique. Une Ethique de générosité. Aussi, dire du fanonisme qu’il est de la violence presque gratuite, donc excessive, c’est se méprendre gravement. Il y a chez Fanon une vision plurielle de la violence qui n’est pas un concept univoque qui renverrait à une réalité indivise.La violence chez FANON a des fonctions multiples et des significations diverses. La société coloniale, née dans le feu et dans le sang, est une société de violence : violence politique, sociale, économique, militaire et idéologique.

C’est une société qui impose à celui qui veut s’en défaire –et il faut s’en défaire- la violence. Pétrifié, chosifié, le colonisé ne peut sortir de cette réification que par une remise en cause radicale, profonde, donc violente de la société coloniale. La violence qui caractérise la décolonisation, et elle est toujours un phénomène violent, est dialectique. Elle découle de la situation coloniale qui l’exige. La violence chez Fanon est une violence qui crée un ordre nouveau, qui transforme et réhabilite ; elle est accoucheuse de l’histoire pour reprendre la formule d’Engels. Fanon est un humaniste qui récuse l’humanisme des Lumières qui s’est essoufflé, qui est arrivé au bout de ce qu’il peut ; un humanisme-délétère de grandes turpitudes « des alibis grandioses et de piètres trébuchements ». Humanisme de réitération gesticulatoire, incapable de produire l’Homme complet qu’il postule et qui « n’en finit de massacrer l’homme partout où il le rencontre ». Fanon nous a averti, je cite : « si nous voulons faire de l’Afrique une nouvelle Europe, de l’Amérique une nouvelle Europe, alors confions nos destinées aux Européens ; ils sauront mieux le faire que les plus doués d’entre nous. Mais si nous voulons que l’humanité avance d’un cran, si nous voulons la porter à un niveau différent de celui où l’Europe l’a manifestée, alors il faut inventer, il faut découvrir ». Fanon nous invite à fuir la stase de l’Europe, à rompre avec les mimétismes, il nous invite à réinventer un monde habitable par l’homme, par tous les hommes. Il nous met en garde aussi contre l’uniformisation funeste sous la férule unique d’un modèle néfaste d’homogénéisation du monde. Il nous invite à de nouvelles aventures de l’esprit pour recoudre toutes ces nouvelles solidarités en attente, toutes ces fraternités frémissantes.

Je tiens, en effet, que cette conclusion des Damnés de la terre préfigure, dans une intuition géniale et fulgurante, les défis arrivés à terme de la configuration actuelle de notre monde mondialisé et déréalisé. Un monde somme toute triste, dépressif, livré, sous des discours frauduleux et affriolants, à la « haine des banquiers » et à la voracité goulue des prédateurs. Ce que pressentait et dénonçait Fanon s’est accompli sous nos yeux.

Les choses ont changé depuis : le monde est devenu unipolaire ; nous sommes dans un contexte mondialisé qui fait courir des risques aux identités faibles et aux citoyennetés rétives, qui voit ressurgir paradoxalement les nationalismes, les irrédentismes et ce que A Maalouf a appelé Les Identités meurtrières. Il faut en prendre toute la mesure. Or, il me semble que la mondialisation, par l’imaginaire qu’il a créé, repose sur une double imposture :

a) l’idée, diffuse, mais lancinante que la mondialisation marque la fin des idéologies, de l’Histoire ou de l’Homme. Or, il n’y a ni fin des idéologies, ni de l’Homme, ni de l’Histoire. Ce qui est fini, c’est la bipartition idéologique consécutive à la chute du mur de Berlin. Ce qui est fini, c’est une certaine idée de l’humanisme, cet humanisme, tellement soucieux de l’Homme qu’il n’a pas le temps d’aimer les hommes. L’homme de cet humanisme-là est effectivement mort, et avec lui la figure historique qu’il a déployée. C’est de cette idéologie, qui comme toute idéologie masque ce par quoi elle est précisément idéologie c’est à dire comme dit Lucien Sève « cette ignorance du réel qui s’ignore comme tel », qu’il il faut se donner les moyens de se déprendre.

b) la deuxième imposture, qui s’origine de la première et à partir de laquelle elle prospère et prolifère, consiste à dire que puisque tous les paradigmes sont en état de déshérence théorique, le paradigme actuel – l’économie de marché et la démocratie formelle – est la clôture de tous les paradigmes. Le paradigme des paradigmes, au sens où Marx parlait du communisme comme « l’énigme résolue de l’histoire ».

Nous sommes bien obligés alors de constater que si une mondialisation repensée est riche de promesses quant à la construction d’une véritable civilisation de l’universel, si nous la faisons fonctionner sans véritable interrogation sur sa finalité, elle sera lourde de menaces et d’incertitudes. Or, il me semble que cette nouvelle configuration n’est pas irréversible si, comme nous invite instamment Fanon, nous reprenons la question en son commencement, c’est-à-dire si nous reprenons la question de l’homme à partir du niveau où l’Occident « l’a manifestée ». L’unité du genre humain postule la diversité culturelle et son acceptation. Nous croyions que cela était acquis, qu’il était acquis que chaque peuple était producteur de culture qui est l’expression de son attitude fondamentale, que la théorie diffusionniste et ses avatars assimilationniste, raciste et xénophobe était définitivement révolue, révolues également les tentations identitaires. Conscients que nous étions de l’évidence qu’une « civilisation, à se replier sur elle-même s’étiole et meure ». Nous croyions irrémédiablement acquis l’altérité radicale de l’homme, c’est-à-dire que l’autre est un autre moi autre que moi. Voilà : il nous faut déchanter ; ce sont ces « vérités simples » qui sont aujourd’hui violemment remises en cause malgré tous les discours dangereusement lénifiants du « politiquement correct » aux connivences desquels on voudrait contraindre l’humanité. Les mots ont changé, mais pas la réalité, car « les mots ne sont pas les choses ». Rompre avec cette « stratégie de connivence », c’est élever à la dimension du concept ce qui pour le moment est de l’ordre du constat. L’humanité est aujourd’hui en crise : crise du politique et de la représentation, mais surtout et fondamentalement crise de sens, de valeurs, crise du futur dont on devine l’avenir problématique. Il y a cette désaffection et ce discrédit du politique, les exclusions de toute sorte avec leur cortège de misère inédite ; cette résurgence des identités meurtrières et des irrédentismes imbéciles. Il y a cette violence, ce désarroi de la jeunesse sur fond de revendication existentielle ou identitaire. Il a enfin cette ombre portée de la mondialisation des banquiers, dont tout le monde pressent qu’elle contribue au brouillage des repères axiologiques. Ce véritable « désastre » presque partout victorieux devant la montée de tous les périls, s’alimente de la stase de l’esprit capturé par la vocifération médiatique, des oripeaux dont se drape de la pensée molle, unique, terroriste et l’occultation bruyante des humanistes au profit des purs logiciens. Les moyens – muets par définition sur le plan éthique – triomphent des fins sans la représentation desquelles une société ne saurait survivre. Le malheur est que le monde s’occidentalise, or l’Occident, comme le dit le romancier sénégalais Cheikh Hamidou Kane « est tellement fasciné par le rendement de l’outil qu’il en en perdu de vue l’immensité infinie du chantier ».

Pour Fanon, en effet, il faut récuser la pensée technique, cette « pensée calculante » qui ne pense plus mais calcule, dont elle procède – celle qui pense tout en termes de rendement, gain, productivité, efficacité.- et en laquelle Heidegger voyait le signe même de la mort de la pensée.

Il y a, dit Césaire « deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier et par dilution dans l’universel ».

Il faut donc promouvoir une pensée neuve, laborieuse, claudicante souvent, exigeante toujours. Une pensée scandaleuse, non parcimonieuse, qui résiste, qui restaure et instaure, loin des rhétoriques flamboyantes (ou discours des média pour parler comme Juan Montero Gómez) et des litanies stériles que Lucien Sève nomme LA Confusion médiatique. Une pensée-levain qui ne désespère pas le futur prochain, tant il est vrai que pour l’Afrique, il n’y a pas de destin forclos ; il n’y a que des responsabilités désertées.

En ce sens la vie et l’œuvre de Fanon résonnent comme un manifeste avec ses fulgurances essentielles et ses générosités fécondes. Voici son dernier message, à quelques jours de sa mort : « Roger, lorsque les médecins m’ont condamné, quoique dans le brouillard, j’ai pensé à toi, j’ai pensé aussi au peuple algérien. Nous ne sommes rien sur cette terre, si nous ne sommes pas d’abord les esclaves d’une cause : celle des peuples, celle la Justice et celle de la Liberté ».

Frantz Fanon, pour reprendre le mot de son ancien professeur Aimé Césaire fut un paraclet. Au sens, précise – t – il, de celui qui réveille et celui qui encourage. Celui qui somme l’homme d’accomplir sa tâche d’homme et de s’accomplir lui-même, en accomplissant sa propre pensée.

Je vous remercie.

*Philosophe-écrivain

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Cf. le texte de ma conférence à la salle Pleyel à Paris en 1980, repris dans mon petit opuscule intitulé : Frantz Fanon et David Diop, deux biographies de deux figures de la littérature et de la résistance africaine

Jeune Afrique du 13-19 décembre 1961

Cf. Les damnés de la terre, chapitre 4

Cf. J.P Sartre : l’Etre et le Néant

Cf. Fanon, Les Damnés de la terre, conclusion

Cf. GWF Hegel, in Phénoménologie de l’esprit

Sur l’anticolonialité voir les travaux d’Achille Mbembé

Cf. Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal

Cf. Frantz Fanon, Les damnés de la terre, conclusion

Cf. Marx, Les manuscrits de 1844, Grundrisse

Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme,

Présence africaine Au sens étymologique de déclin de l’astre

Terme médical employé souvent par Fanon est l’un des anciens termes utilisés pour désigner l’accumulation et la stagnation anormales de sang (ou d’un autre liquide) dans un organisme (congestion)

Cheikh Hamidou Kane, L’aventure ambigüe, 10/18

Martin HEIDEGGER, Sérénité, in Questions III, édit. Gallima

Aimé Césaire, Lettre à Maurice Thorez, Présence Africaine

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