Bassin du lac Tchad : Boko Haram et enjeux pétroliers

Après la sanglante attaque de Boko Haram contre les positions de l’armée nigérienne à Bosso, le 3 juin dernier, plus d’un observateur averti a été frappé par la nature des déclarations faites par les officiels nigériens qui s’attachaient tout particulièrement à pointer, de manière implicite et parfois même très explicite, la responsabilité des autorités du Nigeria dans la régionalisation d’un « conflit politico-religieux » qui a pris naissance sur leur territoire. La première charge est venue du Ministre nigérien de la défense nationale, M. Massaoudou Hassoumi, qui s’est exercé à démontrer que la « reconstitution » de Boko Haram, après sa mise en déroute en mars 2015 par les armées nigériennes et tchadiennes, n’a été possible que parce que l’armée nigériane n’est jamais venue occuper les positions reprises à ce groupe terroriste sur l’axe Mallam Fatori-Damasak. Plus nuancé, le Président Issoufou a quant à lui déclaré, dans une interview accordée au quotidien français « Le Monde » lors de sa dernière visite en France : « Il n’y a pas de présence permanente de Boko-Haram au Niger, mais il n’est pas exclu que des Nigériens établis au Nigeria en fassent partie ».

Selon le Président Issoufou et son ministre de la défense, le Nigeria reste et demeure donc pratiquement l’unique foyer de l’insurrection de Boko Haram ; car, tous les deux affirment que non seulement le Niger n’abrite pas de base de ce groupe, mais qu’en plus seuls des Nigériens établis au Nigeria en font partie. Ces affirmations sont d’autant plus difficiles à admettre qu’il est de notoriété publique que plusieurs centaines de personnes, pour la plupart de nationalité nigérienne, sont actuellement détenues dans les prisons de Kollo et Koutoukalé pour des liens présumés avec le groupe Boko Haram. L’objectif visé à travers des telles affirmations n’échappe donc à personne ; il s’agit tout simplement de justifier, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, l’option d’une intervention militaire nigéro-tchadienne sur le territoire nigérian. Cette option, le Ministre nigérien de la défense l’a expliqué de long en large, lors de son point de presse sur l’attaque de Boko Haram à Bosso ; elle consiste pour les armées tchadienne et nigérienne à intervenir de l’autre côté de la frontière avec le Nigeria pour reprendre les bases du groupe terroriste et de s’y établir durablement.

La régionalisation du conflit, une aubaine pour le Nigeria ?

Après avoir vainement attendu la mise en route de la force multinationale mixte, les autorités nigériennes entendent donc assumer leur part de responsabilité en portant la guerre contre Boko Haram sur le front nigérian, là où ce mouvement est né et là où il dispose de bases à partir desquelles il lance ses attaques. Cette nouvelle option stratégique, qui n’est en réalité qu’un remake de celle mise en œuvre à partir de mars 2015, découle avant tout de la crainte légitime de ces autorités de voir Boko Haram migrer vers la partie nigérienne du lac Tchad ; mais, elle semble également dictée par une sorte de réaction de dépit, aussi bien face à la communauté internationale, qui n’a montré aucun signe de bonne volonté quant au financement de la force multinationale, que face à un État nigérian dont les atermoiements, supposés ou réels, sont vus par Niamey comme un des facteurs décisifs de la régénérescence du groupe terroriste. Le ministre nigérien de la défense l’a d’ailleurs clairement exprimé en soulignant que la plus grosse erreur des autorités nigériennes et tchadiennes a été de retirer leurs forces de toutes les villes de la partie Nord-Est du Nigeria d’où elles avaient réussi, suite à leur intervention de mars 2015, à chasser les éléments de Boko Haram.

Quoi qu’il en soit, il importe de constater que les autorités nigérianes sont restées muettes aux critiques à peine voilées émises par leurs homologues des pays francophones voisins ; elles semblent même accepter, ou au moins prendre acte, de la détermination de ces derniers à engager une grande offensive contre Boko Haram et s’installer dans les zones frontalières. Cette attitude laisse penser que les autorités nigérianes comprennent au moins très bien qu’elles n’ont, à priori, rien à perdre à encaisser les critiques venant des pays voisins sur leur laxisme supposé ; car, l’essentiel est que la rhétorique interventionniste des dirigeants francophones, en particulier ceux du Niger et du Tchad, débouche finalement sur une offensive militaire effective, y compris en territoire nigérian, contre Boko Haram dont les actions font certainement plus de torts au Nigeria qu’à ses pays voisins. C’est le lieu d’ailleurs de relever que c’est une véritable aubaine pour le Nigeria de voir ses voisins francophones, longtemps tenus en suspicion par certains milieux d’Abuja, s’investir dans une lutte implacable contre Boko Haram ; car, il ne faut pas oublier que l’intérêt stratégique du Nigeria aujourd’hui, bien que ses élites dirigeantes soient toujours hostiles à toute idée d’intervention étrangère, est d’amener ses voisins à considérer que Boko Haram représente également une menace pour eux.

Sous la présidence de Goodluck Jonathan, on se souvient d’ailleurs que le discours politico-diplomatique dominant était d’attirer l’attention, non seulement de ces pays, mais aussi de la France dont ils font partie du pré carré, sur le caractère régional de cette menace. Le ministère nigérian de l’information de l’époque l’a clairement martelé, en février 2014, à la veille d’une visite à Abuja du Président François Hollande : L’insurrection de Boko Haram pourrait devenir « un problème majeur pour la France, pour les intérêts occidentaux en Afrique de l’Ouest »[Propos rapportés par une dépêche de l’AFP du 25 janvier 2014]. Cet avertissement n’avait pas été pris très au sérieux dans l’immédiat, aussi bien par la France, dont l’engagement contre Boko Haram n’est jamais allé au-delà des déclarations solennelles de ses dirigeants, que par les pays voisins du Nigéria, notamment le Niger et le Tchad, dont les dirigeants, bien que conscients des conséquences socioéconomiques prévisibles de cette insurrection, pouvaient encore considérer cette menace comme plutôt virtuelle. C’est sans doute d’ailleurs la raison pour laquelle les dirigeants de ces deux pays n’avaient pas hésité à retirer du Nigeria, courant novembre 2014, leurs contingents militaires engagés depuis 1998 dans la force multinationale (MNJP) chargée de combattre le trafic d’armes et toutes formes de banditisme dans le bassin du lac Tchad. Cette force multinationale était constituée des éléments issus des forces armées du Tchad, du Nigeria et du Niger ; elle avait réussi, pendant plusieurs années, à préserver un climat de sécurité relative dans le lit du lac Tchad[L’idée de créer cette force multinationale, dénommée au départ patrouille mixte, a été lancée en novembre 1984 lors d’une réunion de la Commission du bassin du lac Tchad à Maiduguri au Niger ; elle a été relancée 10 ans plus tard au cours d’une autre réunion de l’organisation tenue à Maiduguri du 10 au 13 novembre 1994.].

Après la dislocation de fait de cette force multinationale, avec le retrait successif du contingent tchadien et du contingent nigérien, il a été facile pour les insurgés de Boko Haram de prendre, en janvier 2015, le contrôle de la ville de Baga au Nigeria, qui en abritait le quartier général. Les informations diffusées par les médias internationaux indiquent que l’attaque de Boko Haram contre la ville de Baga a été l’une des plus meurtrières jamais enregistrées[Un rapport d’Amnesty International donne le chiffre de 2000 morts] ; elle a permis à Boko Haram d’occuper une position stratégique dans le bassin du lac Tchad et de prendre possession d’une quantité impressionnante d’armements laissés sur place par une armée nigériane en déroute. C’est seulement après ce tragique évènement que les pays voisins du Nigeria ont pris véritablement conscience de l’ampleur de la menace que représente Boko Haram pour eux ; et cette prise de conscience s’est traduite par la tenue à Niamey d’une réunion des pays membres de la Commission du Bassin du Lac Tchad au cours de laquelle il avait été décidé de créer une force multinationale mixte composée de 8000 soldats. Les pays francophones voisins du Nigeria, notamment le Niger, le Tchad, le Cameroun et le Benin, s’étaient découvert une nouvelle vocation, celle de mobiliser la communauté internationale pour tenter de sauver leur grand voisin et endiguer une menace djihadiste déjà à leurs portes.

Quelques jours après la réunion de Niamey, l’entrée officielle de ces pays francophones en guerre contre Boko Haram a été annoncée à Ndjamena où, à la demande du Président Idriss Deby qui était jusque-là médiateur pour la libération des filles de Chibok, le parlement avait autorisé l’envoi de l’armée tchadienne au Cameroun puis au Nigeria. La première attaque de Boko-Haram au Niger est intervenue le 6 février 2015 à Bosso ; elle a été fermement écrasée grâce aux efforts conjugués des armées tchadienne et nigérienne. En mars 2015, les deux armées ont décidé de mener une grande offensive sur le territoire nigérian avec l’aval des autorités d’Abuja, soucieuses de remporter au moins quelques victoires militaires significatives contre Boko Haram, avant la tenue d’un double scrutin décisif pour la survie politique du régime du Président Goodluck Jonathan. Cette offensive a permis aux deux armées de reprendre, en un temps record, la plupart des villes nigérianes situées le long de la frontière avec le Niger ; mais, quelques temps seulement après la défaite électorale de Goodluck Jonathan, battu par un ancien général à la retraite connu pour son intégrité et son patriotisme, les armées tchadienne et nigérienne se sont retirées du territoire nigérian, au grand bonheur de Boko Haram qui s’est empressé de reprendre ses positions. Les autorités nigériennes et tchadiennes considèrent aujourd’hui que cette décision de retrait fut une erreur monumentale ; elles se disent déterminées à rééditer au cours des prochains jours leur exploit de mars 2015 en envoyant leurs troupes combattre Boko-Haram sur le territoire nigérian, avec ou sans l’aide de la communauté internationale.

Aujourd’hui, il est heureux de constater que plus aucun pays riverain du bassin du lac Tchad n’est tenté de faire montre d’une quelconque complaisance vis-à-vis de Boko-Haram qui apparait clairement comme une sérieuse menace pour l’ensemble de la région ; et cela, on le doit bien sûr aux autorités du Nigeria, dont les quelques succès militaires ont obligé les insurgés à vouloir s’établir dans le lit du Tchad, mais aussi aux dirigeants de Boko-Haram, dont les attaques récentes contre le Niger sont venues rappeler à tous que la menace de déstabilisation reste réelle pour chacun des pays. La décision des dirigeants du Niger et du Tchad de lancer une nouvelle offensive d’envergure contre Boko Haram en territoire nigérian revêt donc une signification toute particulière aujourd’hui ; car, elle permettra de savoir si les anciennes puissances coloniales et les États-Unis, considèrent également la résurgence de Boko Haram comme une menace sérieuse pour leurs intérêts stratégiques dans la région, plutôt que comme une opportunité pour eux de réaliser des desseins inavouables. L’opinion publique est particulièrement attentive aux réponses qui vont être données par ces puissances aux sollicitations des dirigeants des pays riverains du bassin du lac Tchad, dont tout le monde sait qu’ils n’ont à l’heure actuelle les moyens de faire face seuls, ni à la menace que représente Boko Haram, ni même aux défis humanitaires engendrés par ses attaques.

Boko Haram un pion dans la stratégie hégémoniste des puissances occidentales ?

Selon le magazine français Paris Match, le Président Issoufou, qui est allé à Paris et à Bonn, solliciter l’appui de ces deux grandes puissances européennes dans le cadre de la lutte contre Boko Haram, n’a pas obtenu grand-chose. La déclaration faite par le Président Hollande, à l’issue de sa rencontre avec son homologue nigérien, a même montré que le Niger est plus adulé du côté de Paris comme un partenaire dans le cadre de la lutte contre l’immigration clandestine que contre Boko Haram ; car, si Boko Haram est aujourd’hui pour le Niger le plus grand danger pour sa sécurité et son développement, l’immigration clandestine est pour toute l’Europe un sujet de préoccupation tout aussi important. L’argent et les armes que le Président Issoufou n’a pas obtenus pour la lutte contre Boko Haram, il les aurait certainement déjà dans les coffres du Trésor et les armureries de l’armée, si l’offensive qu’il envisage de lancer avec son homologue tchadien était dirigée contre les filières de la migration. Les observateurs les plus suspicieux de la scène géostratégique africaine n’ont pas tort de penser que la menace que représente Boko Haram pour les pays riverains du bassin du lac Tchad, n’est ni plus ni moins qu’une opportunité du point de vue de la stratégie hégémoniste des grandes puissances occidentales ; car, ce que Boko Haram a réussi à accomplir en l’espace de quelques années seulement c’est avant tout d’affaiblir le Nigeria en tant que puissance politique, économique et militaire, en lui empêchant de tirer profit, non seulement de ses revenus pétroliers, dont une partie est détournée et empochée par ses dirigeants par le biais d’achats fictifs d’armement[Le site Sahara Reporters rapporte : “Detectives have traced about N4.745billion of the diverted $2. 1billion arms cash to a former Minister of State (Defence), Musiliu Obanikoro and Ekiti State Governor Ayodele Fayose”. Ce n’est qu’une partie de l’argent détourné.], mais aussi de ses réserves d’or noir du bassin du lac Tchad, dont la mise en exploitation lui aurait permis d’accroitre son poids au sein du club des pays producteurs du pétrole.

Aujourd’hui, il apparait de plus en plus difficile d’occulter le fait que le bassin du lac Tchad est devenu un des théâtres de conflit les plus chauds du continent africain qu’à partir du moment où l’or noir a commencé à jaillir des puits de Doba au Tchad et d’Agadem au Niger, et depuis que le Nigeria s’est mis en tête qu’il est temps pour lui aussi de mettre en exploitation ses réserves situées dans l’État du Bornou. L’expansion rapide de Boko Haram est, en tout cas, venue donner un coup d’arrêt au projet pétrolier nigérian dans le bassin du lac Tchad ; en même temps qu’elle a retardé celui du Niger consistant à se connecter au pipe-line Tchad-Cameroun pour l’exportation de son pétrole brut. La particularité de tous ces projets tient d’abord au fait qu’ils sont exécutés avec des compagnies chinoises ; ensuite, au fait qu’ils visent chacun à accroitre la marge d’autonomie des pays porteurs. Le résultat aujourd’hui de l’expansion de Boko Haram c’est que les États riverains du bassin du lac Tchad, qui ont fondé tous leurs espoirs sur leurs projets pétroliers, sont tous confrontés à des difficultés économiques énormes ; au point où ils ont beaucoup du mal à assurer les fins de mois de leurs fonctionnaires et à relever les défis sécuritaires et humanitaires posés par Boko Haram. Comme le soulignent nombre d’observateurs internationaux, les projets pétroliers initiés par les pays riverains du bassin du lac Tchad avec les compagnies chinoises sont au cœur des enjeux de cette insurrection armée qui secoue toute la région[Boko-Haram : le bras armé de l’Occident pour détruire le Nigeria et chasser la Chine du Golfe de Guinée, Carlos Bake et Olivier A. Ndenkop,“Le Journal de l’Afrique n° 003″, 24 octobre 2014, Investig’Action] ; car, il est de notoriété publique que l’arrivée en force des compagnies chinoises sur le marché de la production pétrolière en Afrique est perçue dans nombre des capitales des pays occidentaux et du golfe comme un véritable acte de défiance.

En effet, il importe de noter que l’accès et le contrôle des réserves pétrolières africaines sont devenus, depuis quelques années, un des grands enjeux de la guerre économique, tantôt feutrée tantôt ouverte, que se livrent les puissances occidentales et la Chine populaire. Cette guerre a commencé au Soudan où la compagnie chinoise China National Petroleum Corporation (CNPC) s’est imposée comme le principal exploitant et acheteur du pétrole, au détriment des compagnies occidentales, notamment de la compagnie américaine Chevron, à l’origine de la découverte en 1978 des gisements pétroliers situés dans le sud du pays[Soudan : La guerre secrète américano-chinoise, par Severin Tchatchoua Tchokonte, 25 août 2013, Diploweb.com]. Elle s’est soldée par la partition en 2011 de ce pays, après des décennies d’une guerre de sécession particulièrement meurtrière, opposant le gouvernement central de Karthoum, d’abord à la rébellion sudiste de John Garang, puis à celle du Darfour soutenues par l’administration américaine ; mais, il importe de noter que les États-Unis, même s’ils sont parvenus à casser l’unité du Soudan éclaté en deux entités souveraines (Soudan et Soudan du Sud), ont échoué à reprendre à la compagnie chinoise CNPC le contrôle des champs pétroliers soudanais. La compagnie chinoise CNPC, qui s’en est ainsi sortie « victorieuse » de cette première guerre du pétrole sino-américaine, s’est sentie capable de se déployer dans d’autres pays africains ; car, les dirigeants de cette compagnie chinoise ont très bien compris l’avantage qu’ils peuvent tirer de l’entrée en récession des économies occidentales, en offrant aux États africains une opportunité historique de diversifier leurs partenaires dans le domaine énergétique.

En l’espace de quelques années, la CNPC est devenue le principal acteur de la production pétrolière dans les pays riverains du bassin du lac Tchad, notamment au Tchad où elle a racheté la totalité des parts de la compagnie canadienne ENCANA et obtenu des permis pour des gisements situés à la frontière libyenne et dans le bassin du lac Tchad, et au Niger où elle a lancé un projet d’exploitation des gisements d’Agadem[Source divers articles à ce sujet sur le site de l’Agence Ecofin www.agenceecofin.com. Lire également l’article de Fabienne Pinel, « La Chine, le pétrole et l’Afrique », sur Afrik.com.]. Les compagnies pétrolières chinoises ont signé également d’importants contrats avec le Nigeria, pour l’exploration du pétrole dans le Delta du Niger et le lac Tchad et la construction de raffineries, avec le Cameroun, pour la construction de pipelines et le transit du pétrole qu’elles exploitent au Niger et au Tchad, et avec la Centrafrique, pour l’exploration pétrolière dans le Nord du pays. Ces compagnies pétrolières sont présentes également en Algérie, au Mali et en Mauritanie, où elles se positionnent pour l’exploitation de l’or noir dans l’immense bassin du Taoudenit. Cette offensive chinoise dans le secteur pétrolier africain, qui s’inscrit dans le cadre de la stratégie globale de Pekin visant à conquérir des marchés extérieurs pour ses produits et à garantir l’approvisionnement de ses industries en matières premières stratégiques, est intervenue dans un contexte de crise économique mondiale ; elle constitue une menace d’autant plus sérieuse pour les grandes puissances occidentales qu’elle rencontre un écho plutôt favorable aussi bien dans les cercles des pouvoirs africains qu’au sein de l’opinion publique, de plus en plus fatigués de subir leur diktat.

A la lumière de tous ces éléments, on comprend bien l’enjeu que peut représenter Boko Haram dans la guerre que se livrent les compagnies occidentales et chinoises pour l’accès et le contrôle des champs pétroliers des pays du bassin du lac Tchad ; surtout en cette période de crise économique mondiale où les compagnies chinoises semblent avoir, en dépit de la chute des cours mondiaux du pétrole tirée par les États-Unis et ses alliés du golfe, plus d’atouts pour remporter la bataille. Entre 2010 et 2016, force est de constater que toutes les tentatives de renégociation ou de remise en cause des avantages acquis par les compagnies chinoises, que ce soit au Tchad et au Niger, ont lamentablement échoué face à l’intransigeance des partenaires chinois. Ce fut le cas notamment du bras de fer engagé par Ndjamena au sujet du non respect des normes environnementales par la compagnie chinoise CNPC à laquelle a été infligée une amende de 800 millions d’euros[Source, article sur le site RFI] ; ce fut aussi le cas de rounds de négociations engagés par les autorités nigériennes avec la CNPC au sujet du coût de la raffinerie de Zinder et du rôle de la société nigérienne des produits pétroliers (SONIDEP) dans l’exportation du pétrole raffiné. Les gouvernements des deux pays ont plié devant l’intransigeance chinoise ; car, il est difficile pour eux de trouver une alternative viable aux compagnies pétrolières chinoises. Cette difficulté découle du fait qu’une rupture avec ces compagnies pourrait les priver de toute possibilité d’accès aux guichets d’EXIM Bank China, qui est devenu un acteur clé dans le financement des projets de développement à des conditions parfois plus intéressantes que celles offertes par les créanciers traditionnels.

Ainsi, il apparait donc clairement que seule une déstabilisation des pays riverains du bassin du lac Tchad pourrait constituer une sérieuse entrave aux ambitions de conquête des champs pétroliers de cette région par les compagnies chinoises ; et c’est là l’une des raisons pour lesquelles plusieurs analystes continuent à soutenir que la régionalisation de l’insurrection armée de Boko Haram n’est pas dissociable de la guerre secrète que livrent les puissances occidentales, en particulier les États-Unis et la France, contre la Chine pour l’accès et le contrôle des ressources énergétiques. Les arguments avancés par ces analystes se fondent non seulement sur le précédent soudanais ci-dessus évoqué, mais aussi sur des faits tels que les prises d’otages occidentaux et la provenance des armements saisis sur les combattants de Boko Haram. Entre 2010 et 2014, les éléments de Boko Haram, dont les actions se limitaient jusque-là à des attentats suicides et des attaques contre des cibles civiles et militaires au Nord-est du Nigeria, ont enlevé plusieurs ressortissants de pays occidentaux et des Chinois au Cameroun[Les cas les plus connus sont ceux de la famille Tanguy Moulin-Fournier et du père Georges Vandenbeusch ; il y a également le cas de religieux italiens et canadiens, Gianpaolo Marta, Gianantonio Allegri et Gilberte Bussier, enlevés au Cameroun.]. La libération rapide de ces otages pour la plupart français, à la suite de négociations entre le gouvernement camerounais et Boko Haram, est encore aujourd’hui évoquée dans certains milieux comme un signe évident de connivence entre ces derniers et la France ; surtout après les propos du Ministre tchadien de la communication, Hassane Sylla, affirmant, lors d’un point de presse en mars 2015 à Yaoundé, que « 40% d’armes saisies par les forces armées du Tchad aux combattants de Boko Haram, sont de fabrication française »[Rapportés par plusieurs médias camerounais et tchadiens, voir site www.tchadinfos.com].

Cette révélation a été rapidement démentie par un communiqué de l’Ambassadeur de France au Tchad, affirmant que « selon plusieurs rapports, une grande partie des armes de Boko Haram a été prélevée à l’armée nigériane, une autre provient de trafics illégaux dans la région » ; mais, ce démenti n’a pas beaucoup convaincu, plusieurs autres rumeurs ayant circulé aussi bien sur un éventuel paiement de rançons pour la libération des otages enlevés par Boko Haram au Cameroun, que sur des prétendues livraisons d’armes au groupe terroriste. Les suspicions à l’égard de la France sont particulièrement fortes au sein de l’opinion publique de la région, d’abord parce que les souvenirs de la guerre du Biafra de 1968-1970, au cours de laquelle les dirigeants français de l’époque se sont illustrés par un soutien indéfectible à la cause des sécessionnistes, restent encore vivaces dans les esprits ; ensuite, parce que plus récemment encore, les dirigeants de ce pays ont pris le devant de l’intervention occidentale en Lybie, point de départ d’une déstabilisation sans précédent de l’ensemble de la bande sahélo-saharienne où on leur prête l’intention de vouloir redessiner les frontières. Enfin, il faut noter que ces suspicions ont été largement alimentées également par le fait que l’intervention militaire française au Mali, présentée comme une opération de sauvetage d’un pays menacé par des groupes djihadistes, s’est transformée rapidement en une action de quadrillage militaire de l’espace sahélo-saharien. Sans avoir réglé le problème de la partition de fait du territoire malien, dont toute la partie Nord échappe au contrôle du gouvernement central de Bamako, l’opération Serval est devenue opération Barkhane, avec un déploiement des forces françaises au Niger, au Burkina Faso et au Tchad. Ce n’est pas anodin si la recrudescence des attaques de Boko Haram au Niger a remis sur la table la question de la présence des forces militaires étrangères, notamment de la France.

Quoi qu’il en soit, il importe de retenir que si la menace de Boko Haram a pris une telle ampleur dans l’ensemble du bassin du lac Tchad c’est d’abord parce que tous les pays de la région n’ont pas su asseoir, après plus d’un siècle d’indépendance, un modèle de gouvernance démocratique et de développement social et économique inclusif. La particularité des contrées où ce groupe terroriste a pu prospérer, qu’il s’agisse du Nord-est du Nigeria, du Nord Cameroun, du Sud-est du Niger ou de l’ouest du Tchad, ne tient pas seulement au fait qu’elles recèlent d’importantes réserves de pétrole objet de toutes les convoitises extérieures ; elle tient également au fait qu’il s’agit essentiellement de régions périphériques, durablement affectées par les conséquences du changement climatique, bénéficiant très peu des investissements publics, et surtout livrées à l’incurie d’une administration étatique parfois très corrompue et encline à user de la force chaque fois qu’elle s’est sentie remise en cause. Ce n’est pas un hasard si la plupart des rapports et études, ainsi que les reportages et documentaires publiés ces dernières années sur Boko Haram[ Curbing violence in Nigeria (II) : The Boko Haram Insurgency, International Crisis Group, April 2014 ; Nigeria’s interminable insurgency ? Adressing the Boko Haram Crisis, Marc-Antoine Pérouse de Montclos, September 2014 ; Nigeria : Trapped in the cycle of violence, Amnesty International, 2012 ; Spiraling violence, Boko Haram attacks and security force abuses in Nigeria, Human Rights Watch, 2012 ; Why do youth join Boko-Haram, United States Institute of peace, special report, June2014 ; Boko Haram, les origines du mal, documentaire de Xavier Muntz et Bruno Fay, 2016.], mettent tous l’accent sur deux faits majeurs ; à savoir, d’une part, le lien évident de cause à effet entre la naissance de ce mouvement et les frustrations engendrées par la persistance d’une pauvreté endémique au sein d’une population majoritairement jeune et rurale ; et d’autre part, le rôle de catalyseur de révolte joué par la politique de recours systématique à la répression policière et militaire pratiquée par les autorités nigérianes au début du conflit. Vue sous cet angle, on peut affirmer que Boko Haram a bénéficié davantage de la mauvaise gouvernance des États de la région, marquée par la corruption et l’absence d’une culture de respect des droits et de dialogue, que des manœuvres bien réelles des grandes puissances pour le contrôle des ressources du sol et du sous-sol.

A.T. Moussa Tchangari

Secrétaire général de l’Association Alternative Espaces Citoyens

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