Algérie : en finir avec le tabou paralysant de la «sale guerre»

Par Nesroulah Yous

La Fondation Frantz Fanon reproduit ici cette analyse de Nesroulah Yous qui lui semble particulièrement pertinente dans le contexte actuel du mouvement du peuple algérien pour la reconquête de sa souveraineté. Il souligne la nécessité de se défaire du récit officiel sur les crimes de ce qui est désigné comme la « décennie noire » en Algérie, commis majoritairement par les forces de sécurité et dont la majorité des « opposants » politiques officiels actuels se seront rendus directement ou indirectement complices.

Pourquoi, depuis le début de la mobilisation du peuple algérien, les chefs de l’armée se refusent-ils à tout dialogue ? Et pourquoi certains « opposants » rejoignent-ils finalement leur proposition d’une élection présidentielle immédiate ? Parce que les uns et les autres craignent qu’un vrai changement démocratique conduise à mettre en cause leur rôle dans la « sale guerre » des années 1990.

« Parler de liberté n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre. […] Chroniquer le monde, c’est assumer des vérités inconfortables dans une période sombre, en s’autorisant, toutefois, à évoquer la reproduction des crapauds, la vaisselle, Marc Aurèle, les rosiers, les maladies vénériennes… »

George Orwell, La Ferme des animaux, 1945.

Un jour, dans une conférence à Paris, un Algérien prit la parole pour dire à l’assistance : « La première fois où j’ai voté, en 1991, on m’a dit : tu as mal voté ! Et du coup, je me suis retrouvé en état d’arrestation et envoyé dans les camps du Sud, avec des milliers de personnes où je fus longuement torturé [1]… Si je m’en suis sorti, beaucoup d’autres personnes ont succombé. » Cet édifiant témoignage ne montre qu’une infime partie de la répression sanglante qui s’est abattue sur les franges les plus défavorisées du peuple algérien, dès le coup d’État des « janviéristes » en 1992 et les lois d’exception mises en application juste après. Le président Mohamed Boudiaf, ramené puis assassiné à Annaba le 29 juin 1992, avait compris que la lutte contre le terrorisme était l’arbre qui cachait la forêt. Fin 2001, la responsable du Parti des travailleurs Louisa Hanoune avait affirmé que l’ancien chef de l’État Liamine Zeroual (de 1995 à 1999) avait reconnu, au cours d’une rencontre officielle, l’existence d’escadrons de la mort dirigés par des « centres d’intérêt puissants », qui activaient en Algérie au milieu des années 1990 [2]. Bien que ces déclarations soient d’une terrible gravité, aucune enquête n’a été diligentée à ce jour. Mais la mémoire de ces années de sang reste bien présente dans les esprits des millions de personnes qui, depuis février 2019, se soulèvent chaque semaine pour demander le changement radical et pacifique du système politique algérien.

La difficulté de regarder en face ce lourd passé

Pourtant, au moment même où ce pouvoir montre son vrai visage vert-kaki, des voix s’élèvent ici et là, issues de l’« opposition », contre le risque de diviser le mouvement populaire en reparlant des « sujets qui fâchent » avant le départ du système. Comme s’il suffisait de descendre dans la rue pour que tout un système puissant et aux intérêts colossaux se retire gentiment et laisse la place à une belle démocratie toute neuve. Mais comment parler aujourd’hui de démocratie et de luttes pour l’avènement d’un État de droit si l’on s’interdit de nommer les dérives du pouvoir dont nous voulons nous défaire ? Comment nous accorder sur ce que nous voulons si nous ne savons pas précisément ce que nous ne voulons plus ? Si nous nous voilons la face sur ce qui a gangréné notre pays ?

La crise politique sans précédent dans laquelle se retrouve l’Algérie aujourd’hui n’est pas seulement le fait d’un pouvoir corrompu, mais aussi des injustices majuscules et des crimes contre l’humanité dont il s’est rendu coupable et qui ont meurtri et divisé le peuple. Malgré tout ce qu’a subi la population, aujourd’hui encore, la majorité des leaders politiques et des militants se revendiquant de la vieille « opposition » lui demandent toujours d’avancer avec des œillères, sans regarder en arrière, par crainte de « réveiller les vieux démons ». Mais qui peut croire sincèrement que ces « vieux démons » n’ont pas de prise sur nous aujourd’hui ? Sur quelles bases espérons-nous construire notre pays ?

Pendant presque trois décennies, ces prétendus « démocrates » ont laissé faire la justice aux ordres, cette justice partiale, celle que la rue dénonce aujourd’hui et qui a broyé des dizaines de milliers de vies humaines. Alors qu’ils ont soutenu le système à fond, ils se présentent aujourd’hui en chevaliers blancs et parlent d’État de droit et de démocratie. Mais l’État de droit qu’ils réclament a été compromis dès lors qu’en 1992, au nom de la « sauvegarde de l’Algérie », les plus âgés d’entre eux ont accepté l’inacceptable (torture, enlèvements, disparitions forcées, exécutions extrajudiciaires, massacres…), par pur intérêt ou par conviction idéologique et partisane.

Bien peu sont ceux qui acceptent aujourd’hui de regarder en face ce lourd passé qui nous hante et beaucoup préfèrent mettre ce débat crucial sous le tapis. Au point que certains défenseurs des droits de l’homme osent à peine revendiquer la libération de tous les détenus politiques, comme s’ils avaient peur de blasphémer. Et personne ne se risque à parler des nombreux exilés politiques qui ont refusé les termes de la « Charte pour la paix et la réconciliation » de 2005 par laquelle le pouvoir confirmait l’amnistie générale qu’il accordait aux criminels de tous bords responsables de la guerre contre les civils des années 1990. Personne, enfin, ne parle de ceux qui ont été condamnés par contumace à cause de leur refus de cautionner cette « sale guerre » et ses dizaines de milliers de morts, ses milliers de disparus et ses centaines de milliers de personnes déplacées. Tout cela témoigne de l’existence d’une sorte de tabou qui pèse sur le mouvement actuel, du fait de ceux qui refusent de « regarder en face ce lourd passé », car cela les obligerait à reconnaître leur complicité avec les généraux « janviéristes » qui ont plongé le pays dans l’horreur pendant des années – une complicité active pour ceux qui activaient dans les années 1990, et implicite pour les plus jeunes qui condamnent aujourd’hui ouvertement l’armée mais font l’impasse sur cette douloureuse période et l’implication directe de leurs familles politiques. D’où l’importance de revenir sur ce passé, pour mieux en comprendre les implications actuelles.

Les terribles conséquences de la « guerre contre les civils »

Il faut donc revenir au 5 octobre 1988, quand le peuple descend dans la rue pour exprimer sa colère envers une dictature militaire et un parti unique (le FLN) corrompus. Cette journée est endeuillée par la sauvage répression des manifestants : plus de cinq cents jeunes, qui aspiraient à la liberté et à plus de justice sociale, sont assassinés par l’armée à la mitrailleuse lourde. La date historique du 5 octobre devient alors le symbole de la chute du parti unique, de l’ouverture au multipartisme et à la presse privée. Cette ouverture démocratique de 1989 permet le retour des responsables politiques en exil et la libération des détenus d’opinion. Malheureusement, moins de deux ans après, les chefs de l’armée décident d’interrompre les élections législatives remportées par le Front islamique du salut (FIS), plongeant alors le pays dans une atroce guerre à huis clos contre les civils.

À l’époque, nombreux étaient ceux qui s’opposaient à l’interruption du processus électoral et appelaient tous les démocrates à s’unir pour faire pacifiquement barrage aux islamistes. Certes, l’islamisme politique était un danger, puisque certains de ses responsables et militants appelaient à la violence et voulaient instaurer un État islamique par la force, mais nous étions nombreux à penser que nous avions toutes les chances de les combattre sur le terrain politique (d’autant plus que ceux qui avaient utilisé au premier tour le vote sanction contre le FLN étaient très nombreux). Le 2 janvier 1992, l’impressionnante manifestation appelée à Alger par le Front des forces socialistes (FFS) – plus de 200 000 personnes – avait précisément réclamé dans cette perspective le maintien du second tour. Mais les jeux étaient déjà faits dès lors qu’une partie des « démocrates » – aussi bruyante qu’ultra-minoritaire – avait fait le choix des armes et du bain de sang pour « éradiquer le péril islamiste » : ce fut celui des militants – certains sincères, d’autres instrumentalisés en sous-main – du Comité national pour la sauvegarde de l’Algérie (CNSA), créé à l’initiative de Saïd Sadi et issus du RCD (parti laïque), du PAGS (communistes), du PRA, de l’UGTA (syndicat) et d’associations féministes dites progressistes. Leur caution jouera un rôle essentiel pour déguiser le coup d’État perpétré le 11 janvier 1992 par les généraux « janviéristes ».

Du coup – ce que beaucoup de gens taisent encore aujourd’hui –, juste après ce coup d’État, le peuple a été sommé de choisir son camp, sans demi-mesure : il fallait être pour ou contre l’arrêt des élections législatives, pour ou contre l’armée et ses alliés ! Voilà comment la guerre contre les civils a commencé, à coups d’arrestations massives, d’assassinats extrajudiciaires, de torture, de disparitions forcées et de graves manipulations médiatiques. Quiconque était contre ces pratiques devenait un ennemi à abattre, même au sein de l’armée (de nombreux officiers « réfractaires » ont été arrêtés, voire liquidés).

La violence a répondu à la violence, la haine à la haine et nul ne pouvait plus arrêter la machine infernale. Cela a été une aubaine pour les islamistes radicaux qui voulaient prendre le pouvoir par la force. Et même si au début ils n’étaient pas très nombreux, les maquis se remplissaient au fur et à mesure que s’amplifiaient l’« éradication » des « réseaux de soutien aux islamistes » et les pratiques sauvages héritées de l’armée coloniale : à l’époque, on disait que les commissariats et les brigades de gendarmerie étaient devenus, à l’initiative des chefs militaires, des bureaux de recrutement pour les maquis islamiques.

Voilà comment les populations les plus défavorisées et le peuple algérien d’une façon générale ont été pris en otage par les deux camps qui s’affrontaient dans une barbarie aveugle – même si, on l’apprendra plus tard, le camp « islamique » était largement infiltré et manipulé par la police politique (le Département du renseignement et de la sécurité, DRS) [3]. Et pourquoi cette sale guerre, qui a largement dépassé le cadre de l’éradication de l’électorat du FIS, a été qualifiée par la population de « guerre contre les civils », même si tous n’ont pas été affectés de la même façon (les quartiers des « décideurs » et de la petite bourgeoisie ont été rapidement sécurisés). C’était le temps où il était rigoureusement interdit d’enquêter et où l’information « sécuritaire » n’émanait que du service d’action psychologique du DRS. Les journalistes – très ciblés par les attentats – commentaient les « faits » made in DRS depuis le complexe touristique de Sidi Fredj, où la plupart d’entre eux étaient hébergés.

Cette terrible guerre n’a pas dévoilé tous ses secrets et beaucoup minimisent encore ses effets dramatiques. D’autant que depuis l’adoption en 2005 de la Charte pour la paix et la réconciliation, les porte-parole du régime et les civils qui le soutenaient auparavant (dont beaucoup se prétendent désormais « opposants ») campent sur la légende de désinformation formée dès les années 1990 : celle d’une « guerre civile » entre des « hordes islamistes » et des militaires « républicains » défenseurs de la démocratie. Une légende puissamment relayée à l’étranger, tout particulièrement en France où le régime a toujours entretenu de puissants réseaux.

Entre information et désinformation : la guerre par l’intox

En France, les premiers acteurs de la désinformation ont été, dès 1992, les militants algériens « républicains » du CNSA : laïques et francophones, ils tenaient face au « péril islamiste » les discours radicaux que la majorité des médias et des responsables politiques français – en particulier à gauche – avaient envie d’entendre. Pour ces derniers, les violations massives des droits humains perpétrées par les forces de sécurité étaient au mieux des « dégâts collatéraux », voire n’existaient pas.

On l’a vu notamment à partir de l’automne 1997, quand la multiplication des massacres de masse attribués aux groupes armés se réclamant de l’islam a suscité une forte mobilisation des organisations internationales de défense des droits humains, qui réclamaient une enquête internationale pour répondre aux doutes sur l’implication de l’armée algérienne dans ces massacres. On se souvient par exemple de l’exclamation du directeur de la rédaction de L’Express, Denis Jeambar, sur le plateau de la chaîne Arte en janvier 1998 : « Ce n’est pas l’armée qui tue en Algérie ! »

On l’apprendra plus tard, cette émission s’inscrivait dans le cadre d’une puissante opération de désinformation orchestrée par le service d’action psychologique du DRS pour neutraliser toute enquête internationale [4]. Relayée par nombre de personnalités françaises (dont Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann), cette campagne avait été en particulier portée par deux membres éminents du CSNA : Saïd Sadi, alors président du RCD (et qui se présente aujourd’hui comme un opposant résolu au régime) ; et la militante féministe Khalida Messaoudi, auteur du best-seller Une Algérienne debout [5], pièce majeure dans le dispositif de désinformation à l’époque (Khalida Messaoudi, renonçant à sa posture de pasionaria, deviendra ensuite la ministre de la Culture du gouvernement représentant la façade civile du régime militaire).

Pour le régime algérien, il y avait en effet péril en la demeure : au même moment, en janvier 1998, la « troïka » européenne avait envoyé une mission à Alger dans le but d’engager « un dialogue afin de voir comment l’Union européenne peut jouer un rôle constructif dans l’atténuation des souffrances des Algériens », précédant l’envoi en février d’une délégation de parlementaires européens, dirigée par le député UDF André Soulier ; puis, en juillet, d’une commission d’information de l’ONU conduite par Mario Soares. Mais les rapports de ces missions officielles passeront à côté de l’essentiel et blanchiront de fait le régime [6].

Dans ce climat de grande opacité volontairement entretenue, de tensions et de haine extrêmes, nous avons toutefois été quelques-uns à tenter de faire entendre la vérité. Je l’ai fait en 2000 dans mon livre Qui a tué à Bentalha ?, où j’ai rendu compte de cet atroce massacre dont j’avais été le témoin trois ans plus tôt [7]. Peu après, un ancien lieutenant des forces spéciales de l’armée algérienne, Habib Souaïdia, témoignait dans son livre La Sale Guerre des horreurs qu’il avait vécues de 1992-1995 [8]. Bien d’autres témoignages et analyses sur ces réalités ont alors été rendus publics et on a pu penser, un moment, que cela contraindrait la communauté internationale à tenter de faire la vérité, voire de dire la justice, sur les crimes contre l’humanité commis en Algérie.

Mais après les attentats du 11 septembre 2001, cette parenthèse s’est refermée : alors acculé par la demande d’une enquête internationale, le « système » a pu redorer son image en se présentant comme étant à l’avant-garde de la lutte antiterroriste mondiale. Dès lors, le peuple algérien n’a jamais eu droit à connaître la vérité, d’autant plus que des personnalités internationales, diligentées par l’ONU et l’Union européenne, avaient déjà clos le dossier des massacres. Il ne restait plus au président Abdelaziz Bouteflika, frauduleusement élu en 1999, qu’à actionner ses relations internationales au niveau de l’ONU, avec l’aide notamment de son ami Jean Ziegler, pour faire accepter en 2005 l’idée de la charte dite « pour la paix et la réconciliation ».

La question obsédante des « disparus »

S’il est alors devenu pratiquement impossible de faire reconnaître l’importance d’enquêter sur les grands massacres de 1997, le combat pour la vérité a néanmoins continué sur la question des disparitions forcées, non sans difficultés. Au moment de la création de SOS-Disparus, en 1998, je me rappelle d’un article publié dans El Watan où les responsables du RCD disaient avec mépris que le phénomène de la disparition forcée n’existait pas en Algérie, qu’il était une pure invention de notre part, tandis que la presse francophone soutenait que nous étions des « islamistes ». Pire encore, lors du procès en diffamation intenté à Paris en juillet 2002 par le général Khaled Nezzar à Habib Souaïdia [9], le témoignage de Kamel Rezzag Bara (directeur de l’Observatoire des droits de l’homme de 1992 à 2001) en faveur du général à la retraite n’est pas moins édifiant : « À partir de cette violence terroriste, a-t-il alors affirmé, se sont développées des pratiques que l’on n’a vues qu’en Afghanistan. […] Parmi ces pratiques, l’entrée en clandestinité était cachée derrière une disparition : c’est une entrée en clandestinité, mais la famille, pour ne pas avoir de problèmes, déclare que le “disparu” a été pris par les services de sécurité, et on met en cause la responsabilité des pouvoirs publics. »

Rares sont les personnes qui se sont sérieusement penchées sur le phénomène de la disparition forcée et ce que cela implique pour leur entourage. Si l’on ne connaît pas ces pratiques, on ne peut pas comprendre ce qu’a été la guerre psychologique menée pendant des années contre les secteurs les plus démunis de la population. Pendant toutes ces années, de prétendus « démocrates » ont fait courir le bruit, comme pour les massacres, que les personnes disparues étaient des islamistes et donc méritaient leur sort. Si certains des « disparus » étaient militants du FIS interdit ou avaient commis un quelconque crime, ils auraient dû être jugés sur des faits, selon la loi. Sauf que les quelque 20 000 personnes enlevées par les forces de sécurité n’étaient pas tous, tant s’en faut, des militants du FIS. J’ai longtemps travaillé sur cet épineux dossier et j’ai vite compris que ce phénomène a touché toutes les franges de la société, toutes les tranches d’âge, sur l’ensemble du territoire national [10]. Alors que cache-t-il ? Si entre 1992 et 1993, ces pratiques étaient peu répandues, elles se sont considérablement amplifiées à partir de mars 1994, quand le Premier ministre Rédha Malek prononce la célèbre phrase « La peur doit changer de camp » au cimetière d’Oran, lors de l’enterrement du dramaturge assassiné Abdelkader Alloula.

Si certains de ces enlèvements ont pu être le fait de personnes isolées (comme le prétendent les officiels), la plupart des disparus ont été enlevés par les services du DRS (d’où la responsabilité et la culpabilité de l’État). Un acte mûrement réfléchi et élaboré pour détruire, selon ses chefs, la « base du terrorisme » et en même temps faire peur et faire basculer les franges des populations qui ne voulaient pas rentrer dans une guerre qui n’était pas la leur. Certains disparus étaient des militants du FIS, mais beaucoup d’autres n’avaient aucune appartenance politique ni idéologique, ils étaient de simples citoyens sans problème. Ces personnes ont été enlevées sur simple suspicion ou sur dénonciation pendant une rafle, à la manière de l’armée coloniale. La population n’avait aucun doute sur les responsables de ces crimes, mais pour tromper l’opinion publique internationale, le DRS a construit la légende selon laquelle les personnes enlevées avaient pris le maquis, légende relayée comme on l’a vu par Rezzak Bara (et tant d’autres). Pour la consolider, le DRS a tout fait pour réduire au silence les familles de disparus : pendant des années, ces familles ont été harcelées et humiliées nuit et jour par les gendarmes, les policiers et par la suite par les miliciens.

Aujourd’hui encore, au moins 3 000 personnes sont enterrées sous X dans les cimetières, d’énormes charniers jonchent le sol algérien. Les corps de ceux qui y sont inhumés n’ont pas d’histoire, ils ne sont « personne », de simples « dommages collatéraux » que nul ne veut regarder en face. Pourtant, il suffirait d’un simple test ADN pour permettre à leurs familles de faire le deuil.

Je peux comprendre que beaucoup de militants manipulés ont eu la haine à partir du moment où ils ont perdu un être cher, ceux-là sont peut-être pardonnables. Mais je ne peux accepter l’idée que ceux qui ont fait partie des instances civiles fantoches créées par les putschistes de 1992 – le Conseil consultatif national, le Conseil national de transition et le Haut Comité d’État [11] – et ceux qui se sont rendus complices de crimes contre l’humanité se dédouanent aujourd’hui et se font passer pour des chevaliers blancs ou des « opposants historiques au système ». Ceux-là devraient se taire à jamais, parce qu’en plus d’avoir accompagné les chefs de l’armée et du DRS dans tous leurs crimes des années 1990, ils sont restés complices des manigances de ces derniers pendant les années 2000 et 2010, derrière le paravent de la « présidence Bouteflika », pour atomiser les principaux partis politiques et empêcher l’émergence d’une société civile apte à relever les défis de la démocratie.

Que cache la posture radicale du chef des armées ?

Si j’ai pris le temps de revenir en arrière au plus profond de mes souvenirs, c’est pour éclairer ce qui se trame aujourd’hui et tenter d’expliquer pourquoi de nombreuses personnalités politiques n’osent proposer que des solutions de replâtrage. Depuis le 22 février, les millions de manifestants, de la manière la plus noble, la plus pacifique, ne cessent de réclamer le départ inconditionnel du système qui a ruiné notre pays. Ce mouvement a réussi à mettre à nu le pouvoir réel en faisant exploser sa façade pseudo-démocratique et à faire fuir nombre de ceux qui l’ont soutenu jusqu’à présent : des responsables politiques comme Said Sadi, Louisa Hanoune, Abdellah Djaballah et tant d’autres ont été chassés des manifestations, car nul n’ignore leurs complicités passées.

L’armée est désormais seule face à l’exigence du peuple à travers un impressionnant bras de fer où Ahmed Gaïd Salah, le chef d’état-major, sommé lui aussi de partir, utilise la carotte et le bâton pour tenter de casser la mobilisation et de détourner la révolution. Mais le peuple sait que la hiérarchie militaire a trahi l’esprit de Novembre et de nos martyrs : « Gaïd Salah maâ el khawana » (Gaïd Salah avec les traîtres !) ont crié les manifestants en brandissant les portraits des martyrs de la révolution de 1954.

Aujourd’hui, tout le monde se réjouit de voir le peuple retrouver la dignité et revendiquer sa souveraineté. Mais à l’heure où il s’agit de choisir la société algérienne de demain, la grande majorité des élites politiques et de la société civile réunies en assemblée annoncent une série de demi-mesures la peur au ventre quand, dans le même temps, certains « démocrates » cherchent encore à vouloir pérenniser le système. Il est vrai que dans la situation actuelle, en l’absence de forts partis politiques et d’une forte société civile, il est très compliqué de trouver rapidement des solutions politiques efficaces. D’autant plus que nos élites et militants politiques sont dans des raisonnements formatés, souvent dans le paradoxe et l’ambiguïté. Ils pensent prudemment « politique » sans prendre aucun risque et tirent vers le bas en préférant adopter une attitude populiste.

Le peuple s’est soulevé pacifiquement pour tout changer, mais si beaucoup reconnaissent qu’il a montré sa maturité, beaucoup d’autres continuent à vouloir le détourner de ses objectifs. Depuis la destitution du président Bouteflika par le haut commandement militaire, le 2 avril, le bras de fer opposant le peuple à l’institution militaire ne faiblit pas d’un pouce, malgré les dizaines d’arrestations de manifestants pacifiques et les menaces répétées du chef d’état-major. Face à la volonté populaire d’en découdre pacifiquement, ce dernier, réfutant toute forme de transition démocratique, continue à vouloir imposer une élection présidentielle en prétendant que tous ceux qui s’opposent à son projet sont des mercenaires, des « traîtres » et des imposteurs. Curieusement, au-delà de leurs rodomontades, beaucoup des associations qui ont participé le 15 juin à la conférence nationale dite « de la société civile » (puis au Forum du dialogue national du 6 juillet) avancent le même agenda : elles rejettent l’idée d’une constituante et appellent à une élection présidentielle dans un « délai raisonnable » ne dépassant pas un an ; tandis que les partis politiques qui ne représentent plus personne se rencontrent pour élaborer une feuille de route minimaliste. Pourtant, tous les observateurs lucides savent qu’aller vers une présidentielle dans des conditions actuelles, sans révision de la Constitution ni des lois sur les partis politiques, reviendrait à investir un nouveau président avec des pouvoirs absolus, ce qui équivaudrait à un hara-kiri collectif.

Que cache donc la posture radicale du chef des armées (et celle de ceux qui vont dans son sens) ? Dans une large mesure, c’est la crainte d’un retour de l’histoire, qui obligerait à faire la vérité sur les années de sang. Car si le général Gaïd Salah ne cesse de faire le tour des casernes pour remobiliser les troupes à travers ses déclarations, c’est parce qu’il sait que l’armée se retrouve seule face à son passé criminel à un moment où le régime pourrait perdre une partie du soutien de la communauté internationale. Laisser la souveraineté au peuple, c’est prendre le risque de voir la justice se libérer afin de juger les hauts responsables de l’ANP et du DRS pour leurs crimes commis pendant la décennie noire. « Lâché » par certains de ses anciens réseaux, le régime cherche donc de nouveaux soutiens parmi les islamistes et les nationalistes. Et les tractations avec la Russie et les pays du Golfe laissent supposer que le haut commandement militaire serait prêt à mettre le feu à l’Algérie, ce que tout le monde redoute depuis longtemps. Voilà pourquoi beaucoup appellent au marchandage, à la négociation ou à l’accompagnement par l’armée, alors que les millions de manifestants n’ont élu aucun représentant ou défini une quelconque feuille de route pour une nouvelle république.

Avancer sans regarder en arrière ? L’importance d’une justice transitionnelle

Durant les derniers vendredis, des photos ont commencé à apparaître dans les manifestations. D’abord celles des personnes disparues durant les années 1990, ensuite celles des victimes du terrorisme, du docteur Kamel Eddine Fekhar (mort en détention le 29 mai suite à une grève de la faim), du chanteur Lounès Matoub (assassiné en juin 1998) et puis les photos des victimes kabyles de 2001. Des jeunes découvrent le phénomène de la disparition forcée en voyant des femmes avec les portraits de leurs proches. Ils questionnent et se rallient de plus en plus aux familles. Le slogan « Vérité et Justice » est crié haut et fort un peu partout à travers le territoire, le terme de « justice transitionnelle » apparaît également. Cette revendication est portée par différents collectifs, notamment celui des avocats.

Ceux qui manifestent dans la rue sont souvent des jeunes qui n’ont pas vécu la guerre contre les civils, mais veulent quand même savoir ce qui s’est passé durant ces années-là. Alors pourquoi tant de précautions de la part de beaucoup d’opposants qui disent que « ce n’est pas le moment » ? Serait-ce diviser le mouvement au risque de réveiller les démons d’hier que de dire « plus jamais ça », comme l’affirment nombre de ceux qui par le passé avaient osé condamner l’infâmante « Charte pour la paix et la réconciliation » ? Selon eux, on ne pourra en parler qu’une fois le régime tombé.

Le 17 juin, a eu lieu à Saint-Denis en banlieue parisienne une soirée de soutien au peuple algérien organisée par Mediapart en collaboration avec plusieurs journaux algériens et où étaient invités plusieurs journalistes et personnalités de la tendance dite « progressiste », ainsi que des représentants de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH). L’intervention de l’une des invitées, Cherifa Kheddar, porte-parole de l’association de victimes du terrorisme Djazaïrouna, m’a laissé perplexe. Elle a expliqué son parcours et ce qui l’avait amené à s’allier à l’association SOS-Disparus pour former la coalition des victimes algériennes. Elle a affirmé que 20 000 personnes étaient portées disparues du fait des forces de sécurité, mais a terminé son discours en précisant que les 200 000 morts étaient le fait des islamistes. Cela montre à quel point la pression psychologique et le matraquage médiatique ont fait beaucoup de dégâts. Comme dans toute guerre de par le monde, celle contre les civils en Algérie a été accompagnée par une guerre des chiffres, largement instrumentalisée par la police politique. Mais je réaffirme qu’aucune enquête sérieuse n’a été faite pour déterminer les responsabilités et le nombre de victimes. Heureusement que durant cette soirée l’historienne Karima Dirèche a pris la parole pour rappeler plus sereinement : « Mais comment avoir accepté l’idée même de la “tragédie nationale” comme s’il n’y avait ni coupables ni bourreaux ? […] La transition démocratique ne pourra se faire sans la mise en place d’une instance de justice transitionnelle. »

Le pouvoir a provoqué chez les Algériens un sentiment de culpabilité qui s’est profondément inscrit chez chacun et a insidieusement infiltré toutes les familles. C’est ainsi qu’aujourd’hui encore, la crainte de faire toute la lumière sur notre histoire nous paralyse, nous empêchant de déjouer les rouages de ce système et de nous en libérer.

Les Algériens veulent absolument vivre en paix, mais ils se retrouvent confrontés à un sacré dilemme : comment avancer en sachant que le travail de mémoire est inévitable, que toute la classe politique est actuellement désavouée et que des responsables de crimes contre l’humanité sont encore au pouvoir ? Les généraux Toufik et Tartag sont en prison, mais pas pour leurs crimes des années 1990. L’armée est à la fois le vrai problème de l’Algérie depuis 1962 et la « solution » que tout le monde espère, parce que c’est elle qui tient les manettes du pays. C’est à elle seule de se libérer de cette hiérarchie militaire qui l’a souillée, car rien ne pourra se faire sans l’institution militaire, garante de la sécurité nationale. Les Algériens le savent, ils ne veulent pas d’une nouvelle guerre intérieure et sont conscients des enjeux régionaux et du danger des puissances extérieures. Et ils n’oublient pas que si la corruption mise en avant par Gaïd Salah est un grand fléau qui a gangréné toute la société et qu’il faut combattre d’une manière radicale, elle émane avant tout des cercles du pouvoir de l’armée. La corruption et le crime sont intimement liés. Peut-on alors espérer que ces hauts responsables militaires puissent être jugés un jour en Algérie, et non à l’étranger comme c’est le cas pour le général à la retraite Khaled Nezzar poursuivi depuis 2011 par un tribunal Suisse pour torture ? L’armée peut-elle devenir républicaine ?

Ce sont toutes ces questions qui doivent être soulevées avant de parler de transition démocratique, et non le contraire. Notre justice a toujours été partiale, aux ordres de l’armée, et ne pourra se libérer par elle-même, d’où la nécessité de préparer la mise en place d’une justice transitionnelle. Nous pourrons dire alors que l’Algérie a fait une grande avancée démocratique et espérer que le peuple devienne souverain. Mais pour cela, il faudra que notre institution militaire ne soit plus au-dessus des lois et de la justice, d’où l’importance d’une instance de justice transitionnelle.

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[1] Après le coup d’État de janvier 1992, des milliers d’arrestations se sont faites sans jugement, simplement par arrêté préfectoral. Les personnes arrêtées se sont retrouvées dans le Sahara, dans cinq camps qu’on appelait « camps d’éloignement » pour ne pas dire camps de concentration.

[2] Voir Abed Charef, « Escadrons de la mort : l’aveu de Zeroual », Le Quotidien d’Oran, 6 décembre 2001.

[3] Voir notamment Mohammed Samraoui, Chronique des années de sang. Algérie : comment les services secrets ont manipulé les groupes islamistes, Denoël, Paris, 2003 (voir l’introduction de ce livre).

[4] Voir le chapitre très documenté qu’y ont consacré les journalistes Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie. Crimes et mensonges d’États, La Découverte, Paris, 2004 (chapitre 28, « La campagne de neutralisation d’une enquête internationale », p. 535-554).

[5] Khalida Messaoudi, Une femme debout, Flammarion, Paris, 1995.

[6] Dans une conférence sur la situation algérienne organisée à Paris quelques années après par le Grand-Orient, j’ai interpellé M. André Soulier qui sortait pour aller déjeuner. Je me suis présenté et lui ai dit : « Je vous ai attendu, en vain, à Bentalha lors de votre visite éclair. » Son visage pâlit. Il me répondit qu’on pourrait en discuter dès son retour avant la reprise. Il n’est plus revenu alors qu’il devait intervenir dans la seconde partie de la conférence.

[7] Nesroulah Yous (avec Salima Mellah), Qui a tué à Bentalha ?, La Découverte, Paris, 2000.

[8] Habib Souaïdia, La Sale Guerre. Le témoignage d’un ancien officier des forces spéciales de l’armée algérienne, La Découverte, Paris, 2001.

[9] Voir les minutes du procès : Habib Souaïdia, Le Procès de « La Sale Guerre ». Algérie : le général-major Khaled Nezzar contre le lieutenant Habib Souaïdia, La Découverte, Paris, 2002 ; le texte complet de cet ouvrage est accessible sur le site Algeria-Watch.

[10] Voir le site web du Collectif des familles de disparus en Algérie.

[11] Voir Fawzi Rouzeik, « Algérie 1990-1993 : la démocratie confisquée ? », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 65, 1992, p. 50 et Annexe.