Réparations liées à l’esclavage et à la traite négrière

Réparations

Grande Halle de la Villette

23 mai 2012

Par Mireille Fanon Mendès France

Expert ONU, groupe de travail sur les personnes d’origine africaine

Fondation Frantz Fanon

Poser aujourd’hui la question des réparations liées à l’esclavage et à la traite négrière est particulièrement pertinent. D’une part, parce qu’il avait été décidé que l’année 2011, « année des personnes d’origine africaine », devait s’articuler autour de trois principes « Reconnaissance, Justice et Développement », cette question n’en est donc pas exclue. Si on peut déplorer que cette année soit passée inaperçue en France et dans les pays occidentaux qui ont organisé l’esclavage de très nombreuses populations, il y a quand même eu quelques rencontres dédiées à cette année au Salvador, Brésil, Honduras, Colombie, Venezuela.

D’autre part, la Déclaration de Durban et son programme d’action (DDPA) dans son point 13 a mis en avant le fait que la traite des esclaves et l’esclavage constituent non seulement un crime contre l’humanité mais sont une des principales sources et manifestations de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et d’intolérance dont sont encore victimes les personnes d’origine africaine, asiatique et les peuples autochtones.

Dans certains de ses points, la DDPA pointe les discriminations sociales, économiques, culturelles mais aussi civiles et politiques dont sont victimes ces personnes ; on ne peut alors que constater que les buts et les principes de la Charte des NU, dont l’un des plus essentiel est le respect de l’égalité -avec son corollaire la non- discrimination- entre les nations, sont niés, transgressés, voire même travestis. Dans la logique d’une globalisation impériale qui a une incidence négative directe sur le plein exercice de tous les droits de l’homme, des droits des peuples et sur le droit des Etats.

L’égalité fondatrice entre les Nations inscrite dans la Charte a permis l’émergence du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à disposer librement de leurs ressources naturelles et à choisir, en toute indépendance, leur système politique. Ce droit à la non-discrimination englobe les DESC et les droits civils et politiques et relève de la Charte des Nations Unies et de la DUDH qui postule une égale dignité entre les hommes et les femmes.

Nulle dissociation ou rupture ne peut être effectuée entre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et le plein exercice des droits de l’homme. Si l’un est remis en cause alors les autres le sont aussi, avec en conséquence une stigmatisation des personnes, ce qui est relevé dans la DDPA.

C’est bien dans ce contexte que se pose la question des réparations.

Réfléchir aux réparations et à leurs modalités oblige à ne jamais dissocier le droit des peuples, les droits de l’homme du droit des Etats.

Lors de la conférence de Durban, la communauté internationale a admis que l’esclavage et la traite négrière sont des crimes contre l’humanité. Or, si l’on se réfère au cadre normatif du droit international défini, entre autres dans le cas de l’esclavage, par le Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg du 8 août 1945 et confirmés par les résolutions 3 (I) et 95 (I) de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations, en date des 13 février 1946 et 11 décembre 1946, ces crimes commis sont imprescriptibles et comme tels sont des actes internationalement illicites. Dès lors, constituant une violation d’une obligation internationale de l’Etat, ils engagent la responsabilité des Etats.

Il s’avère ainsi, sur la base de cette approche très succincte, que la question des réparations ne saurait être réduite à interroger les seules entreprises ayant mis en esclavage des millions de personnes. Doivent aussi être interpelés les Etats qui ont participé activement à la traite négrière et à l’esclavage mais également ceux qui ont laissé faire.

Il me faut signaler que cette question des réparations soulève quelques questions du côté des Etats ; ainsi le groupe des Etats africains du Conseil des droits de l’homme de Genève demande à ce que les réparations ne soient pas mentionnées dans le projet que les experts ont soumis à leur approbation. La raison résiderait elle dans les pressions exercées, à ce sujet, par les pays anciennement colonisateurs qui refusent que soit justement interrogée leur responsabilité pour la commission d’un acte internationalement illicite qui se perpétue, sous d’autres formes aujourd’hui, ainsi des ingérences économiques, militaires….tout autant illicites au regard du droit à l’autodétermination ?

Dès lors de quels moyens se dotent les organisations pour rappeler aux Etats leurs obligations face à ces normes impératives violées et dont ils assument la responsabilité ?

Pour information, je voudrais signaler que le groupe d’experts sur les personnes d’origine africaine auquel j’appartiens s’est réuni à Genève, début mai, pour travailler sur le projet « d’une décade pour les personnes d’origine africaine » dont le principe a été acté lors de la 66ième session de l’Assemblée générale des Nations unies en septembre dernier. Ce projet devrait être entériné en septembre prochain. Son articulation reprend les trois principes organisateurs de l’année 2011 pour les personnes d’origine africaine, Reconnaissance, Justice, Développement. Ils demeurent la clé de voûte de cette mobilisation. Etant clairement admis que ces principes doivent être envisagés dans un système de relations et être appréhendés à plusieurs niveaux mais surtout à partir de l’égalité de traitement et du respect de la dignité humaine, sans omettre le souvenir des crimes subis, d’instruire les histoires de leurs déséquilibres, d’annuler les dettes, d’interdire les prédations et les spoliations des territoires.

Cela suppose la reconnaissance des crimes effectivement perpétrés, mais aussi celle des inégalités structurelles et implique nécessairement la reconnaissance et l’ouverture de pages de l’histoire qui restent volontairement fermées.

Reconnaissance du crime contre l’humanité qui ne peut se réduire à « une requête en reconnaissance » ainsi que le précise l’article 3 de la loi de 2001 ou à une date commémorative au regard des violations des droits fondamentaux dont sont encore victimes les personnes issues des traites esclavagistes et du colonialisme soulignées par le point 14 de la DDPA.

Reconnaissance de la diaspora -déclarée par l’Union africaine, la sixième région de l’Afrique-, de son poids et de son influence aussi bien dans les pays où elle réside qu’en Afrique. Par ailleurs, la relation entre l’homme appartenant à la diaspora continentale et la construction de l’Afrique contemporaine ne peut être occultée, tout comme ne peut être éludé le lien entre décolonisation de la diaspora et celle de l’Afrique.

Justice, se pose la question des réparations, sous quel angle doivent-elles être appréhendées ? Du côté des victimes, des entreprises négrières ou esclavagistes, des Etats ? Mais qu’en est-il des pays qui ont été privés de leurs ressources, de leurs populations, de leur droit à l’autodétermination et à choisir leur propre système politique ?

Les réparations n’obligent elles pas les Etats, anciennement colonisateurs à cesser de recoloniser, sous d’autres formes, leurs anciennes colonies, les institutions multilatérales à cesser d’étrangler ces mêmes pays, les entreprises internationales à arrêter de piller les ressources ?

La justice doit aussi s’entendre du côté des nombreuses catégories sociales d’origine africaine qui sont exclues du droit à un procès équitable, exclues du droit à être défendues, à être entendues….exclues du droit à la dignité humaine, du droit à l’égalité….La justice est censée être gouvernée par le principe d’égalité, ce qui signifie que toute personne a vocation à être jugée selon les mêmes règles, sans la moindre discrimination, ce qui doit exclure la justice de classe et celle qui voudrait distinguer les justiciables selon leur nationalité ou leur origine.

Développement, il suffit de reprendre l’Article 2 de la déclaration du droit au développement de 1986 qui précise que l’être humain est le sujet central du développement et doit donc être le participant actif et le bénéficiaire de ce droit. Ce même article stipule que tous les êtres humains ont la responsabilité, individuellement et collectivement, du développement. Cette responsabilité s’exerce compte tenu des exigences du plein respect de leurs droits de l’homme et des libertés fondamentales et eu égard à leurs devoirs envers la communauté. C’est bien cet « être ensemble » qui seul peut assurer l’entier et libre épanouissement de l’être humain, qui doit promouvoir et protéger un ordre politique, social et économique propre à favoriser le développement.

Dès lors, les Etats ont le droit et le devoir de formuler des politiques de développement national appropriées pour améliorer les conditions d’existence de l’ensemble de la population et de chacun des individus, fondées sur leur participation active, libre et utile au développement et à la répartition équitable des avantages qui en résultent.

Ce sont là quelques uns des éléments essentiels qui devraient articuler « la décade pour les personnes d’origine africaine » et servir de principes fondateurs à toute action.

C’est sur ses bases que le monde pourra être pensé différemment et non plus comme une totalité incohérente et brutale. La réparation est un préalable pour un monde construit sur toutes les altérités, sur l’échange juste et égal, où toute dispersion rassemble, en un mot sur ce qu’Edouard Glissant identifie comme « la créolisation, la rencontre, l’interférence, le choc, les harmonies et les disharmonies entre les cultures, dans la totalité réalisée du monde-terre”. La réparation n’est pas seulement économique ou financière, elle est morale et essentiellement politique. Cette décade doit être mise à profit pour jeter des ponts entre les sociétés et les hommes, abattre toutes les murailles d’ignorance et de haine et réparer des liens sociaux abimés par l’avidité et l’exploitation.

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