Quatre articles pour un anniversaire

20 juillet 1925 – 20 juillet 2015 – Quatre-vingt-dixième anniversaire de la naissance de Frantz Fanon

Une pensée à l’épreuve du temps

Mireille Fanon-Mendes-France
Fondation Frantz Fanon

En France, le décret du 27 avril 1848 relatif à l’abolition de l’esclavage a laissé à l’Assemblée nationale le soin de régler la quotité de l’indemnisation devant être accordée aux colons 1. L’indemnisation des propriétaires d’esclaves avait été déclarée légitime par le ministre des Finances de l’époque2. : « Peu importe en vertu de quel droit l’indemnité est donnée aux anciens propriétaires. […] Ce qu’il faut, c’est la restauration du crédit qui leur manque. Voilà la première des nécessités coloniales à laquelle il faut pourvoir. C’est le crédit qui, seul, rendra aux colonies la vie, l’activité, le mouvement dont elles ont besoin. »

Un an auparavant, Victor Schœlcher, trop souvent présenté comme le seul maître d’œuvre de l’abolition, avait défendu le principe de l’indemnisation des anciens propriétaires d’esclaves : « Le gouvernement provisoire a agi avec un louable empressement, mais sans légèreté, et c’est pour sauver les maîtres qu’il a émancipé les esclaves 3. »

Les maîtres se verront indemnisés à partir du 30 avril 1849. En revanche, aucune indemnisation n’a été prévue pour les victimes de la mise en esclavage ni réparation planifiée pour contrer les conséquences d’un crime de masse, ayant duré plus de deux siècles. L’indemnisation des maîtres avait pour but d’apporter des liquidités afin d’assurer le développement de l’activité et de conforter la domination blanche dans les colonies, alors que le modèle économique de l’esclavagisme était à bout de souffle. Il fallait aussi doter le capitalisme industriel et financier de nouveaux moyens en vue de construire l’empire colonial français.

Ce n’était en rien une question de droit.

Le 13 juillet 2015, l’Eurogroupe, le FMI et la BCE ont imposé à la Grèce un accord l’obligeant à se soumettre, par une déclaration, à la « logique » de cette troïka. En un mot, « le gouvernement Syriza doit acquiescer au mensonge que c’est lui, et non les tactiques d’asphyxie des créanciers, qui a provoqué la forte détérioration de la situation économique au cours des six derniers mois – on demande à la victime de prendre sur elle la faute qui incombe au méchant 4. ».

Il s’agit de rendre les propositions du gouvernement grec « plus régressives et plus inhumaines 5. » ; le plus important étant de sauver, coûte que coûte, le système financier européen qui, après la quasi-faillite financière chypriote de 2013, est toujours au bord de la faillite. Les successifs plans de sauvetage pour la Grèce ayant échoué, il a été envisagé de transférer les pertes des banques vers les contribuables européens. Renforçant sans état d’âme les coupes budgétaires pour réduire encore plus les programmes sociaux, économiques, éducatifs, culturels et environnementaux. Créer encore plus de politiques étatiques régressives, plus inhumaines et répressives.

Ce n’est en rien une question de droit.

Si en 1849, il s’agissait de sauver le capitalisme organisé à partir de l’institutionnalisation de la race comme politique sociale, en 2015, il s’agit de sauver le stade ultime du capitalisme dans ses aspects financiers et économiques fondés sur une guerre sans fin aux peuples du Nord et du Sud. Il s’agit de ne plus reconnaître aucun droit aux êtres humains, le seul droit possible étant celui du système financier économique qui se protège des peuples par la mise en place d’une surveillance accrue et d’une militarisation avec l’aide d’institutions internationales multilatérales ou financières au service du capital.

Le système capitaliste continue, avec encore plus de frénésie et de cynisme, tant il se sent menacé, à ne pas reconnaître le statut d’« être » aux 99 % de la planète et à les considérer comme des « non-êtres », comme l’avaient été les millions d’hommes, d’enfants et de femmes jetés sous les politiques meurtrières et esclavagistes de la Modernité européenne.

Ce système, se contentant de donner mais incapable de recevoir, impose sa pensée et ses décisions à l’ensemble des femmes et des hommes du monde. Ainsi de sa gestion de la mise en esclavage de millions de personnes et de son abolition, mais aussi de sa gestion de la crise du système capitaliste libéral.

Cette catégorie de « non-être », introduite et pensée par Frantz Fanon, surtout dans Peau noire, masques blancs 6. , est très utile pour comprendre la nature de la colonialité du pouvoir et du savoir. Elle engage à remettre en question la modernité imposée par un système articulé à partir de l’arrogante domination blanche occidentale. Elle se détache de la notion d’être pour introduire celle de la colonialité de l’être. Elle impose, si le désir est de se détacher des éléments de la colonialité qui ont organisé, sur une grande échelle, la colonisation du monde et des esprits, de changer d’attitude et de s’interroger sur le comment faire en commun.

Au moment du quatre-vingt-dixième anniversaire de sa naissance, Frantz Fanon engage ainsi à s’interroger sur les éléments de la décolonisation qui ne peut offrir que des espaces où l’être navigue dans un espace de vulnérabilités en perpétuel questionnement. L’objectif étant de développer de nouvelles sensibilités. Fanon engage à tenir ensemble l’éthique de la politique, celle de l’amour et de la compréhension radicale.

« Pourquoi tout simplement ne pas essayer de toucher l’autre, de sentir l’autre, de me révéler l’autre ? Ma liberté ne m’est-elle donc pas donnée pour édifier le monde du Toi ? À la fin de cet ouvrage, nous aimerions que l’on sente comme nous la dimension ouverte de toute conscience. 7. »

1. JORF, 2 mai 1848, article 5, note 1.
2. Hippolyte Philibert Passy (1793-1880), ministre des Finances dans les deux gouvernements d’Odilon Barrot, de décembre 1848 à octobre 1849.
3. Victor SCHŒLCHER, Esclavage et colonisation, textes choisis et annotés par E. Tersen, PUF, Paris, 1948, rééd. 2007.
4. Propos de l’ancien ministre grec des Finances, Yanis Varoufakis : Jean-Baptiste DUVAL, « Grèce : la version intégrale de l’accord annotée par Yanis Varoufakis », Huffington Post, 15 juillet 2015, http://www.huffingtonpost.fr/2015/07/15/grece-yanis-varoufakis-dette-fmi-bce-austerite-economie-grece_n_7803324.html
5. Ibid.
6. Peau noire, masques blancs, Seuil, Paris, 1952.
7. Ibid.


Fanon : des clés essentielles pour en finir avec les « solutions de désespoir »

par François Gèze

Décembre 1956 : Frantz Fanon, trente et un ans, est depuis novembre 1953 médecin-chef de service à l’Hôpital psychiatrique de Blida-Joinville (Algérie). Il n’a pas ménagé ses efforts pour venir en aide aux patients – « Européens » comme « musulmans » – de cet hôpital surpeuplé, pour, explique-t-il, « rendre moins vicieux un système dont les bases doctrinales s’opposaient quotidiennement à une perspective humaine authentique ».

Mais en cet hiver 1956, deux ans après le début de la « guerre de libération » lancée contre la colonisation française, Fanon jette l’éponge. Il s’en explique dans une lettre magnifique qu’il adresse à « M. le ministre résident, gouverneur général de l’Algérie », Robert Lacoste, à qui il donne la raison de sa démission de son poste de « médecin-chef de service » : « Le statut de l’Algérie ? Une déshumanisation systématique 1. » Et il précise : « La fonction d’une structure sociale est de mettre en place des institutions traversées par le souci de l’homme. Une société qui accule ses membres à des solutions de désespoir est une société non viable, une société à remplacer. Le devoir du citoyen est de le dire. »

« Une société à remplacer » : à combien de situations contemporaines ces mots brûlants renvoient-ils encore aujourd’hui ? Des banlieues de nos métropoles aux dictatures d’Afrique, du monde arabe, du Caucase ou d’Asie, on ne compte plus les sociétés qui acculent encore leurs membres « à des solutions de désespoir ». Lesquelles, après l’échec des espoirs soulevés par les grandes luttes d’émancipation du XXe siècle, nourrissent désormais les rangs des tenants de l’hyperviolence, voire d’un terrorisme qui se pare des oripeaux d’un islam dévoyé.

En ce quatre-vingt-dixième anniversaire de la naissance de Frantz Fanon, il ne s’agit aucunement de spéculer sur le regard qu’il aurait pu porter sur ces drames contemporains si la mort ne l’avait fauché prématurément. Mais plus simplement – plus politiquement aussi –, de continuer à chercher en quoi son œuvre fulgurante peut aider nos contemporains à échapper aux « solutions de désespoir » sans sombrer dans le nihilisme, à inventer une « société de remplacement » qui évite les impasses politiques liées aux doctrines de l’« homme nouveau » promues par certains « socialismes » des années 1960 et 1970.

Peau noire, masques blancs (1952), L’An V de la révolution (1959), Les Damnés de la terre (1961), Pour la révolution africaine (1964) : ces quatre livres 2. doivent lus et relus, mais surtout pas comme des bréviaires ou un catéchisme ! Ils doivent l’être comme la parole et la pensée d’un homme libre, parfois « datées » bien sûr, mais qui, pour l’essentiel, nous invitent à porter un autre regard sur notre monde actuel, sur ses nouvelles puissances impérialistes (tout autant, voire plus, des conglomérats multinationaux que des États) et leurs nouveaux mécanismes d’aliénation et d’oppression.

À cet égard, on ne peut que se réjouir de la prochaine parution, en octobre 2015, d’un nouveau recueil de textes de Fanon, restés jusque-là inédits ou peu accessibles, sous le titre Écrits sur l’aliénation et la liberté 3. Un volume imposant, dont l’un des intérêts majeurs est de faire connaître les multiples « écrits psychiatriques » (y compris les plus scientifiques) de Fanon. Ils peuvent en effet aider à relire à nouveaux frais ses écrits politiques, les plus connus. On y trouvera un éclairage passionnant sur l’articulation complexe entre les dimensions individuelles et collectives participant de la production des « solutions de désespoir ». Et, du coup, sur les pistes à explorer pour les dépasser grâce à des clés nouvelles permettant de mobiliser politiquement la pensée de Fanon. Notamment en comprenant mieux la double importance, psychiatrique et politique, de la fameuse lettre de rupture de décembre 1956.

1. Voir le texte de cette lettre dans : Frantz FANON, Pour la révolution africaine, Maspero, Paris, 1964 (reproduit dans Frantz FANON, Œuvres, La Découverte, Paris, 2011, p. 733).
2. Réunis dans Frantz FANON, Œuvres, op. cit.
3. Frantz FANON, Écrits sur l’aliénation et la liberté. Textes inédits réunis, introduits et présentés par Jean Khalfa et Robert Young, La Découverte, Paris, 2015.


Dans les rues d’Athènes avec Frantz Fanon

Par Omar Benderra
Fondation Frantz Fanon (Responsable de la négociation de la dette extérieure de l’Algérie, 1989-1991)

Évoquer depuis la Grèce les quatre-vingt-dix ans de la naissance de Frantz Fanon s’impose comme allant de soi. Le hasard a voulu que je me trouve dans ce pays à cette date et dans ces circonstances. Dans ce pays, ou la société est froidement acculée à la misère, le regard fanonien sur les enjeux politiques du monde, se vérifie implacablement.

Au pied du Parthénon, cette Europe qui se drape dans l’humanisme et les Lumières qu’elle aurait inventés pour éclairer le monde se révèle telle que la voyait cliniquement Fanon dans sa fulgurante conclusion des Damnés de la Terre. Une Europe dont le centre est à Francfort et dont tout l’esprit est dans son marché bancaire globalisé.

Cette Europe que nous, dans ce qu’il convenait d’appeler alors le tiers monde, avons rencontrée aussi dans les infâmes cercles de négociateurs de la dette des clubs de Londres et de Paris, face à ces fonctionnaires fourbes des ministères des Finances néocoloniaux et leurs ondoyants banquiers centraux ou d’affaires et lors des « assemblées générales » d’aigrefins vraiment très distingués du FMI et de la Banque mondiale.

Cette Europe usurière, boutiquière et sans âme, celle qui, pour paraphraser Yannis Varoufakis, l’ex-ministre grec de l’Économie, pose un regard vide sur les pauvres, les déshérités, ceux qui doivent payer pour épargner les riches. Cette Europe des technocrates serviles et des multinationales financières. L’Europe selon Goldman Sachs qui généralise la précarité dans le déroulement logique de sa collusion avec les bourgeoisies apatrides, de droite ou de gauche, qui ont forgé ces liens de sujétion avec les marchés financiers.

Fanon aurait eu quatre-vingt-dix ans ce 20 juillet si le destin en avait voulu autrement, et nul ne sait ce que la correction infligée au peuple grec aurait suscité en lui. Mais il y a plus que de l’ironie à voir l’arrogance des finanz-kommandos allemands (et de leurs hypocrites collaborateurs) piétiner avec délectation un pays qui fut la matrice, lointaine et par trop orientale certes mais matrice reconnue, de l’Europe des philosophes et de sa Kultur. Qu’aurait-il pensé de la froide indifférence des autres peuples de cette Union européenne ? Aurait-il renié ce qu’il proclamait puissamment au terme des Damnés de la Terre ?

Il est cruellement révélateur d’observer que les peuples d’Europe ne montrent pas beaucoup d’empathie pour leurs « frères » hellènes, illustrant en cela le caractère absolument artificiel d’une construction antidémocratique fondée sur le profit et l’exploitation. Pourtant, la dureté inflexible des conditionnalités imposées à Athènes devrait faire réfléchir, car le laboratoire grec est aujourd’hui le terrain d’expérimentation des médecines qu’ils subiront demain. Cela aussi Fanon le décrivait avec sa lucidité chirurgicale, il suffit de relire les Damnés…

Mais face à la forteresse d’argent et au cynisme des fossoyeurs d’espoir, on peut saluer le courage du peuple grec et la solidarité des peuples du sud du monde avec les manifestants de la place Syntagma. En effet, même si l’absence de solidarité des peuples du nord est criarde, le peuple grec n’est pas seul. Ceux qui ont connu les programmes d’ajustement structurel, les rééchelonnements, les restructurations et même les « reprofilages » de la dette

– vocable popularisé en Algérie à la fin des années 1980 et au début des années 1990

– n’ignorent rien des souffrances et des privations endurées par les Grecs. L’Afrique et l’Amérique Latine connaissent d’expérience la religion du marché et les évangélistes criminels de l’ultralibéralisme.

L’Europe des marchés est une impasse sordide, elle débouche sur le mur aveugle des populismes vulgaires, des nationalismes criminels et l’omnipotence de l’argent-roi. Plus que jamais, elle se replie sur les échecs de son histoire, jusqu’à la caricature. Alors, oui au nom de l’humanisme universel et de la fraternité humaine, il faut sauver cette Europe d’elle-même comme nous y invite Fanon dans son ultime recommandation : « Pour l’Europe, pour nous-mêmes et pour l’humanité, camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf. »
Dans les rues d’Athènes, avec le peuple grec.


Fanon et l’actualité de la décolonisation

Gus Massiah,
Membre du Bureau de la Fondation Frantz Fanon

Affirmer l’actualité de Frantz Fanon n’est pas une simple révérence à un des acteurs et des penseurs majeurs de la décolonisation. La période que nous vivons accentue l’actualité de la pensée de Fanon. Elle met en avant l’actualité de la décolonisation et la nécessité d’inventer les radicalités qui correspondent à cette nouvelle phase de la décolonisation. Toutes celles et tous ceux qui sont confronté-e-s aux discriminations et au racisme, aux oppressions et aux exploitations, peuvent se référer à la radicalité de son engagement et se sa pensée.

La phase généralement reconnue de la décolonisation a une cinquantaine d’années. Fanon en avait montré l’importance et les contradictions. Ses quatre livres en témoignent. « Peaux noires, masques blancs », en 1952, annonçait de manière prémonitoire les limites et les dérives des nouveaux Etats. « L’An V de la révolution », en 1959, témoignait de l’importance de l’engagement dans les luttes de libération nationale. « Les damnés de la terre », en 1961, définissait la profondeur historique de cette nouvelle révolution et élargissait la compréhension des bases sociales. « Pour la révolution africaine », en 1964, élargissait la perspective.

La première phase de la décolonisation impose de nouveaux acteurs : les peuples colonisés. Elle s’appuie sur une alliance stratégique entre les mouvements de libération nationale et les mouvements communistes porteurs d’un projet de libération sociale. Cette alliance est nouée au Premier Congrès des peuples de l’Orient, à Bakou, en 1920 et à la Conférence anticoloniale à Bruxelles en 1927. Elle s’affirme en avril 1955, avec la Conférence Afro-asiatique de Bandoeng. Elle sera elle-même prolongée par la Conférence des Non Alignés en 1961 et la Conférence Tricontinentale, en 1966.

Cette période a été close par les contre-révolutions conservatrices, les coups d’Etat et les dictatures, à partir des années 1965. Le mouvement des non-alignés a néanmoins continué jusqu’à la déclaration de La Havane en 1979, et a soutenu l’offensive des pays pétroliers en espérant encourager un « nouvel ordre économique mondial ». Mais, la rupture de l’alliance, au sein des Non- alignés, entre les pays pétroliers et les autres, aura raison de cette tentative de libération économique ; ce sera le premier grand succès de l’offensive néolibérale. A partir de la fin des années soixante-dix, le capitalisme financier s’impose. L’impérialisme se renouvelle et passe à l’offensive avec l’ajustement structurel, l’arme de la dette, les interventions armées et la déstabilisation. En 1989, l’effondrement du soviétisme laisse le champ international livré à l’hégémonie des Etats Unis et du bloc occidental.

Nkrumah avait déjà pointé dans l’évolution de l’impérialisme, le passage de la colonisation au néocolonialisme. Fanon avait, par avance fournit d’autres clés en pointant les contradictions qui allaient s’élargir et en ouvrant des pistes pour le renouvellement de la compréhension des sociétés et du monde.

La situation et ses contradictions

Partir des situations, avec une empathie pour les dominés, mais aller au fond des choses, sans complaisance, voilà la démarche de Fanon. A partir de 2008, l’évidence d’une crise du capitalisme s’impose. Les forces dominantes ont engagé une contre-offensive extrêmement brutale qui a mis en difficulté les forces anti-systémiques. Mais, elles ne sont pas sorties de la crise du système.

La caractérisation de la situation a été explicitée au Forum Social Mondial de Belém, en 2009. Elle propose l’approche d’une triple crise emboîtée. Une crise qui marque l’épuisement du néolibéralisme en tant que phase de la mondialisation capitaliste. Une crise du système capitaliste lui-même qui combine la contradiction spécifique du mode de production, celle entre capital et travail, et celle entre les modes productivistes et les contraintes de l’écosystème planétaire. Une crise de civilisation qui découle de l’interpellation des rapports entre l’espèce humaine et la nature qui ont défini la modernité occidentale, depuis 1492, et qui ont marqué certains des fondements de la science contemporaine.

Depuis 2011, des mouvements massifs, quasi insurrectionnels, témoignent de l’exaspération des peuples. Ces mouvements nous apprennent beaucoup. Ils se rattachent à un nouveau cycle de luttes et de révolutions commencé à Tunis et qui s’est étendu à sous des formes diverses à plus de quarante pays. C’est une réponse mondiale qui se traduit en fonction des spécificités nationales. Ils montrent que les sociétés ont changé et qu’une nouvelle génération s’impose dans l’espace public. Il ne s’agit pas tant de la jeunesse définie comme une tranche d’âge que d’une génération culturelle qui s’inscrit dans une situation et qui la transforme.

Ces mouvements montrent que la contre-offensive de l’oligarchie dominante ne s’est pas imposée, même si elle a marqué des points. Elle montre aussi que la seule réponse des peuples n’est pas dans la droitisation des positions. Certes, la montée des courants fascistes, d’extrême droite et populistes réactionnaires est sensible. Mais, ce qui domine, c’est la contestation de l’ordre dominant. On le retrouve dans les mots d’ordre explicités depuis Tunis et complétés par les autres mouvements.

Les défis stratégiques

Les mouvements sociaux et citoyens sont confrontés à plusieurs grands défis. Le premier défi concerne la montée des idéologies racistes et xénophobes. Elles prolifèrent à partir de la peur et des insécurités sociales, écologiques et civiques. Elles se traduisent dans les politiques sécuritaires, dans la guerre aux migrants et dans les guerres civiles. La démarche de Fanon apporte un éclairage indispensable sur la profondeur des racismes.

Le deuxième défi concerne l’indispensable et très difficile alliance pour les luttes communes entre les travailleurs non-précaires et les précaires. Il y a trente ans, les précaires pouvaient penser qu’ils seraient à terme intégrés dans un système social stable. Aujourd’hui, la précarité est l’horizon des travailleurs stables. C’est un défi social, culturel et idéologique majeur. Les discriminations sont au centre des structurations sociales et culturelles dans chaque situation.

Un autre défi s’affirme dans tous les mouvements : le rejet de la corruption. Ce qui a été démasqué c’est la dictature du pouvoir financier et la « démocratie de basse intensité » qui en résulte. La fusion entre le politique et le financier corrompt structurellement la classe politique dans son ensemble. Le rejet de la corruption va au-delà de la corruption financière ; il s’agit d’une corruption politique. Elle est visible dans les politiques imposées et dans le mélange des intérêts. La subordination du politique au financier annule le politique. Elle remet en cause l’autonomie de la classe politique et la confiance qui peut lui être accordée.

Un défi s’affirme, il concerne l’alliance entre les classes populaires et ceux qu’on pourrait appeler les compétents. Il ne s’agit pas de la discussion très ancienne sur les classes moyennes. Il s’agit de casser l’alliance entre les actionnaires et les compétents qui est une condition constitutive de l’oligarchie dominante. Alliance renforcée par la scolarisation des sociétés et contredite par les diplômés-chômeurs. Elle traduit l’évolution des rapports sociaux du fait de la liaison entre savoir et pouvoir. Elle est au centre des contradictions dans l’évolution et le contrôle de la science et des technologies.

Les mouvements n’ont pas défini un nouveau système politique. Mais ils en expérimentent un des préalables ; ils cherchent à inventer une nouvelle culture politique. Leur approche enrichit la manière de relier les déterminants des structurations sociales : les classes et les couches sociales, les religions, les références nationales et culturelles, les appartenances de genre et d’âge, les migrations et les diasporas, les territoires. Elle expérimente de nouvelles formes d’organisation à travers la maîtrise des réseaux numériques et sociaux, l’affirmation de l’auto-organisation et de l’horizontalité. Elle tente de redéfinir, dans les différentes situations, des formes d’autonomie entre les mouvements et les instances politiques. Elle recherche des manières de lier l’individuel et le collectif. Elle se réapproprie l’espace public. Elle interpelle les formes de représentation et, notamment, les limites de la délégation. Elle porte des aspirations à une nouvelle démocratie sociale, culturelle et politique. Ce n’est pas un changement du rapport au politique mais un processus de redéfinition et de réinvention du politique.

La nouvelle phase de la décolonisation

L’actualité de la pensée de Fanon s’ancre dans cette nouvelle phase de la décolonisation, celle d’une nouvelle indépendance, d’une nouvelle autodétermination et d’une émancipation des peuples. Comme Fanon avait su si magistralement le faire, il s’agit pour tous ceux qui veulent s’inscrire dans cette perspective, de mettre en évidence les radicalités de cette nouvelle phase de la décolonisation.

La crise de la décolonisation a marqué une pause dans un mouvement historique, celui de la libération des peuples. Pour renouer le fil du mouvement historique, il est nécessaire de reprendre les tâches non achevées. Et aussi de tenir compte des évolutions, et notamment de l’évolution des sociétés et des Etats issus de la décolonisation et des bouleversements géopolitiques mondiaux. Deux questions sont posées : celle des réponses à l’actualité des formes coloniales et celle de la libération économique et sociale.

Ce qui justifie l’actualité de l’anticolonialisme, c’est d’abord l’actualité, dans l’impérialisme, de la réalité coloniale et de la pensée coloniale. La réalité coloniale est, dans certains cas, directe avec une occupation militaire comme en Palestine. Elle est apparente avec les interventions militaires dans le contrôle des ressources naturelles et des matières premières. Elle prend aussi des formes nouvelles avec le rachat massif de terres et l’installation de colons. Elle prend la forme d’un apartheid de plus en plus fréquent qui est théorisé par les méthodes de résolution des conflits et notamment la purification ethnique qui se combine avec la ségrégation sociale. Elle s’inscrit dans un apartheid global qui sépare les riches des pauvres sur la planète et construit des îlots gardés, séparés par des murs entre les populations.

Les rapports coloniaux existent de différentes manières dans les pays dominés, dans les pays colonisateurs, dans le système international, dans la pensée et la bataille des idées. La mémoire et l’imaginaire colonial perpétuent l’idée de la supériorité raciale et culturelle, du droit d’ingérence, de la normalisation, du moralisme, de la séparation et de l’autoritarisme qui seraient nécessaires à la sécurité. L’actualité de la pensée anticoloniale répond à la réalité des rapports coloniaux. Elle pourrait être portée par le mouvement altermondialiste qui devrait face au racisme et à la xénophobie, aux discriminations et aux inégalités, opposer l’accès aux droits, les libertés et l’égalité.

Les valeurs du mouvement historique de décolonisation comportent toujours les droits à l’autodétermination, au contrôle des ressources naturelles et au choix du modèle de développement et de transformation sociale. Ces valeurs doivent être étendues par rapport à l’évolution du monde et être mises au service d’une gouvernance mondiale au service des peuples. Les droits à l’autodétermination et leur prolongation dans la souveraineté et l’indépendance des Etats ne se résument pas à la fermeture des frontières ; le contrôle des ressources naturelles et le libre choix des modèles de développement doivent être compatibles avec les droits démocratiques, sociaux et écologiques. L’appel de Bandoeng à la coexistence pacifique entre les Nations, la paix et le désarmement restent d’actualité.

La deuxième phase de la décolonisation ne concerne pas que les peuples dominés, elle concerne tous les peuples. D’abord parce que la libération des peuples dominés est une des conditions de la libération de tous les peuples. « Un peuple qui en domine un autre n’est pas un peuple libre ». Ce que Césaire précisait dans le « Discours sur le colonialisme » en énonçant « La colonisation avilit le colonisateur. On sent monter la barbarie dans le continent européen ». A l’époque de Bandoeng, Chou en Lai à l’Assemblée des Nations Unies expliquait la période à travers cette formule « Les états veulent leur indépendance, les nations veulent leur libération, les peuples veulent la révolution »

Le mouvement historique de la décolonisation est encore porteur d’émancipation. Il faut, pour le comprendre, se situer à l’échelle des peuples qui revendiquent une libération réelle, une libération économique, sociale et culturelle. L’indépendance formelle, celle des Etats, a été une première étape, incomplète, remise en cause et contestée. Mais une nouvelle période est désormais ouverte, que la très belle formule de George Courade, à la rencontre de 2010, sur Bandoeng, résume bien, « la longue marche pour la deuxième indépendance a commencé ». Après l’indépendance formelle, il s’agit d’une indépendance réelle qui redéfinira les notions de la souveraineté et des relations entre les peuples. Cette nouvelle phase de la décolonisation pourrait contribuer à la co-construction d’un universalisme universel en partant des approches, des propositions, des attentes et des expressions des différentes civilisations et des différentes cultures.

L’impérieux besoin de radicalités

La Fondation Frantz Fanon, dans le cadre du Forum Social Mondial de Dakar, le 7 février 2011, s’est interrogée dans un séminaire, sur les radicalités nécessaires pour la nouvelle phase de la décolonisation.

Qui sont les damnés de la terre aujourd’hui ? Quelles sont les formes possibles de la libération ? Partons des situations, car la liberté est situationnelle, comme le répétait Sartre. C’est au cœur de la révolte qu’on trouve les chemins de la liberté. La réponse contre la soumission, c’est l’insoumission, individuelle et collective. La condition de damné de la terre ne suffit pas pour une libération collective. C’est la lutte des damnés de la terre, et non leur condition, qui est porteuse de libération et puis d’émancipation collective. En portant le nécessaire dépassement de la situation à travers leur mouvement. Référons nous à l’histoire du mouvement ouvrier ; à la construction de l’identité de la classe ouvrière quand elle a supposé qu’elle ne pouvait se contenter de défendre ses intérêts immédiats et qu’elle devait contribuer à libérer la société toute entière pour se libérer complètement.

La lutte est nécessaire, indispensable, mais elle ne suffit pas à se prémunir des lendemains des libérations. « Peaux noires, masques blancs » a donné des clés pour comprendre la force des tendances. Elle a permis de reconnaître comment la volonté de puissance a conduit les nouveaux états, avant même qu’il ne soit des Etats, à s’inscrire dans le courant dominant de l’impérialisme. C’est une triste confirmation historique. On est passés d’une couche sociale de militants engagés dans la libération, à des gestionnaires persuadés du réalisme inéluctable puis à des dirigeants soucieux de leurs intérêts directs et intégrés par la corruption à l’oligarchie mondiale.

Fanon, engagé dans l’action politique et la psychiatrie nous a montré que dans la recherche radicale de l’émancipation, la lucidité n’empêche pas l’engagement, elle le nourrit. Elle permet de traquer les faux-fuyants et de se méfier des illusions. C’est une condition pour construire un nouveau chemin, individuel et collectif. D’autant que la récupération est au cœur de toute lutte, de toute résistance. Elle rend le chemin plus difficile mais n’annule pas la possibilité de la libération ; elle rend plus nécessaire l’engagement radical.

Les racismes, les discriminations, les xénophobies sont au cœur des oppressions. Il ne suffit pas d’inverser les pouvoirs pour annuler les oppressions, l’enjeu est autrement plus difficile. Il s’agit de réinventer, d’inventer le monde. La bataille contre l’hégémonie culturelle dominante, pour de nouvelles valeurs est la bataille principale. Dans cette démarche, la compréhension de Fanon est d’un apport inestimable.

juillet 2015

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