Algérie : Corruption, dictature et baisse des prix du pétrole
À la mémoire de l’ami Ahsène Taleb
Tenir la chronique des crises de la dictature algérienne est un exercice particulièrement pénible, illustrant parfaitement le propos de Francesco Guicciardini, philosophe politique florentin contemporain de Machiavel qui constatait amèrement que rien n’est plus triste que de vivre son temps d’existence durant la période de déclin de sa cité. Pour Omar Benderra, le peuple algérien bâillonné et privé de l’exercice de ses libertés fondamentales est la victime des crises et le témoin depuis des lustres d’une interminable série de scandales, l’un chassant l’autre, concernant tous les secteurs d’un État déliquescent. Cette contribution est la version longue et remaniée pour Algeria-Watch d’un article publié par le journal panarabe Essafir-El-Arabi le 11 juin 2015.
Autoroute Est-Ouest, Sonatrach 1, 2 et pourquoi pas 3, Khalifa Bank 1 et 2… Les affaires de corruption se succèdent en Algérie sous le regard d’une population blasée qui n’ignore rien des forfaitures de ceux qui commandent au pays. Litanie des scandales, des procès préfabriqués pour tenter le solde de tous comptes d’une gestion proprement flibustière. Ce que la justice spectacle fait mine de juger n’est qu’une partie – celle que l’on ne peut masquer – de l’océan de rapine sur lequel vogue ce régime.
En effet, contrairement à ce qu’insinue une certaine presse, tant algérienne que française, l’Algérie n’est pas « frappée » par des scandales, pas plus que le gouvernement n’est « éclaboussé » par la corruption : le pays vit bel et bien, depuis très longtemps, sous l’emprise d’un système de prédation organisée et coordonnée par les chefs de l’armée et de la police politique secrète. Dans cette organisation, le « gouvernement » n’est qu’un secrétariat exécutif au service d’une camarilla mafieuse. Un groupe d’individus qui ne se montrent jamais (et pour cause…), invisibles tireurs de ficelles, généraux de l’ombre et leurs hommes d’affaires, algériens ou étrangers, que le défunt président Boudiaf appelait les « décideurs ».
Infitah et sale guerre
Plus que jamais dans l’histoire du pays depuis l’indépendance, la loi du pouvoir – son ciment et sa raison d’être – est celle de l’accaparement dans un rapport de pure prédation. Au sommet des appareils de pouvoir, il n’existe plus de personnalités ou de sensibilités animées par le souci de l’intérêt général, le bien commun ou préoccupées par le devenir du pays. L’État est accessoire aux stratégies d’enrichissement de ceux qui le contrôlent. Dans ce système, expurgé des derniers éléments issus de la guerre de Libération, complètement installé par le putsch du 11 janvier 1992, la pérennité du régime est inséparable de la captation de la rente nationale. Le partage du butin est opéré sous la supervision des chefs du DRS (Département du renseignement et de la sécurité), acronyme pompeux des moukhabarates algériens.
De fait, le coup d’État censé empêcher l’arrivée au pouvoir des islamistes du FIS a permis aux barons du régime d’imposer l’infitah (ouverture) de l’économie sous les auspices du FMI avec lequel un « accord de stand-by » a été signé en 1994. Escamotée par les atrocités de la guerre antisubversive des années 1990, cette pseudo-libéralisation a consisté à démanteler une grande partie du secteur public et à transférer à vil prix ces actifs à des clientèles du régime, tandis que les décideurs prélevaient leur dîme sur les contrats hydrocarbures et les importations de produits de consommation de base. La mer de sang de la « sale guerre » est le bouillon de culture où s’est formée la variante locale de bourgeoisie compradore militarisée de laquelle ont émergé, au cours de la décennie suivante, la majorité des néo-oligarques qui ont aujourd’hui pignon sur rue.
Cette ouverture délinquante par transfert opaque d’actifs et dévolution régalienne de secteurs d’importations (produits alimentaires, médicaments et de large consommation dans une première phase) à des hommes liges choisis par le DRS en fonction de leur obéissance est en soi un détournement massif inaugural, les autres en découlant en toute logique. Si les bénéficiaires de cette opération sont, pour beaucoup, identifiés, le coût de cet énorme transfert reste à évaluer en termes d’impact sur les capacités nationales de production.
L’âge d’or de la rente
En 1999, la désignation d’Abdelaziz Bouteflika à la tête de l’État, entérinée selon l’usage néocolonial par des élections grossièrement truquées, a coïncidé avec la hausse durable, au-delà de cent dollars le baril, des prix pétroliers. Cette hausse inédite a entraîné une augmentation sans précédent des revenus du pays.
Cette formidable aisance financière s’est accompagnée – les dieux sont décidément ironiques – d’une réhabilitation internationale du régime à la suite des attentats de septembre 2001. Cette respectabilité retrouvée a permis de diversifier et multiplier les achats (y compris d’armements), les contrats d’importation étant la source la plus aisée de prélèvements occultes. Cette situation de prix élevés, véritable âge d’or de la rente qui a duré jusqu’en 2014, a permis une frénésie de dépenses publiques totalisant sans doute – les chiffres officiels étant douteux par nature, la prudence est de mise – plusieurs centaines de milliards de dollars durant la période.
Le cumul des dessous de table et autres commissions versés à chaque contrat de réalisation d’infrastructure donne le vertige, dans une situation où tous les marchés sont systématiquement surévalués, parfois à des niveaux absurdes. Comme le coût de l’autoroute Est-Ouest, plus de 17 milliards de dollars pour 5 milliards de pots-de-vin, exemple parmi une multitude… Toutes les opérations de réalisations d’infrastructures donnent lieu à des pactes de corruption qui ne sont pas limités, loin s’en faut, aux activités « civiles ». Les importations massives d’armements donnent lieu aux mêmes libéralités, comme l’opinion a pu le constater avec le scandale du contrat d’achat de plusieurs dizaines d’hélicoptères italo-britanniques Agusta-Westland en 2013.
Le volume financier du commissionnement algérien est astronomique, à tel point d’ailleurs que les banquiers et analystes évitent de communiquer des fourchettes d’évaluation. D’autant que la corruption n’est pas unilatérale, elle implique aussi bien des décideurs algériens que des donneurs d’ordre – et protecteurs – étrangers. Commissions et rétrocommissions intriquées créent les conditions d’une solidarité crapuleuse entre acheteurs, vendeurs et « facilitateurs » de divers horizons. L’organisation de cette « grande » corruption est d’autant plus inattaquable qu’elle bénéficie de la couverture politique d’autorités, en Europe notamment, favorables naturellement à la pérennité de ces juteuses pratiques.
Corruption à tous les étages
Malgré son omniprésence dans toutes les transactions commerciales internationales du pays, cette « grande » corruption aboutit rarement dans les prétoires. La justice algérienne, ou ce qui en tient lieu, montrant peu d’enthousiasme à se saisir de ce type de dossier. Les affaires les plus significatives, celles concernant l’ancien ministre du Pétrole et le ministère de la Défense, ont été révélées grâce à des enquêtes menées en dehors du pays et rapportées par la presse étrangère. En effet, le dossier Sonatrach-ENI-Saipem constitué par le parquet de Milan permet d’avoir une vue complète sur un réseau-type de corruption et de recyclage impliquant Chakib Khelil, inamovible ministre du Pétrole et escroc international. C’est cette même justice italienne qui a mis au jour le scandale de fausses factures et de corruption concernant un méga-contrat d’hélicoptères. Démontrant, s’il en était besoin, qu’aucun secteur n’échappe aux prélèvements occultes.
La presse « indépendante » algérienne (arabophone comme francophone), visiblement mal à l’aise face à de tels dossiers, confie les couvertures judiciaires à ses journalistes « sécuritaires » (une sorte d’avant-garde des médias mondiaux en matière de désinformation). Lesquels révèlent à l’occasion, outre une discutable expertise du terrorisme, une maîtrise inattendue, encore qu’approximative, des mécanismes de la délinquance financière. Ces médias disciplinés sont relayés par des radios et des télévisions privées, où des « communicants » se chargent de noyer le poisson dans des analyses lénifiantes. Nul n’ignore la finalité de ces mascarades juridiques et personne n’est dupe de ces contorsions éditoriales. Il faut bien purger les scandales avant d’inévitables échéances…
Les bénéficiaires réels de ces détournements massifs et systématiques ne sont jamais évoqués. Les responsables directs, ceux qui assurent l’interface des contrats, sont hors d’atteinte, protégés par une des rares règles, non écrite mais observée avec constance, du régime qui veut que les ministres ne soient jamais poursuivis pour quelque malversation que ce soit. La justice algérienne est chargée par les moukhabarates d’assurer le spectacle analgésique mais bien peu convaincant de procès scénarisés, pour livrer quelques vagues lampistes à la vindicte médiatique.
Ainsi, l’ancien ministre du Pétrole coule donc des jours tranquilles aux États-Unis. La justice algérienne s’est bien gardée à ce jour d’ordonner la moindre saisie-arrêt sur les comptes helvétiques de ce délinquant avéré et de ses complices. Observons que la justice américaine, d’habitude plutôt sourcilleuse, ne s’est guère émue qu’un citoyen américain (l’ex-ministre est aussi ressortissant des États-Unis) se soit rendu coupable de faits d’une telle gravité… Pour sa part, le ministre chargé de la passation des contrats des autoroutes, qui a centralisé le prélèvement de plusieurs milliards de corruption, a été reconduit dans des fonctions gouvernementales lors du remaniement ministériel opéré le 14 mai 2015. Les bénéficiaires ultima ratio, eux, sont décidemment à l’abri des regards…
L’opinion a quant à elle eu droit à la polémique, portée au pinacle, opposant l’égérie locale de la IVe Internationale (Mme Louisa Hanoune) à une périphérique ministre de la Culture (Mme Nadia Labidi) autour de quelques vénielles indélicatesses. Bref, le dérisoire mis en scène pour tenter d’occulter l’essentiel, très vieux ressort d’un régime nourri aux meilleures sources de la guerre psychologique et de la manipulation de masse.
Gaspillage et incompétence
S’ils sont fort actifs dans l’exercice de leurs rôles d’aiguilleurs des flux de corruption, ces gouvernants de façade sont cependant bien incapables de stimuler les activités et d’enclencher la moindre dynamique de croissance. Ces centaines de milliards de dollars dilapidés depuis vingt ans n’ont eu qu’un bien faible impact sur la croissance et la création d’emplois. Plus gravement, les conditions sociales se sont profondément dégradées, les Algériens ne sont pas soignés et le secteur éducatif est abandonné. La rente a laminé l’économie et a démoralisé la société.
Ces ressources n’ont que très peu profité à un pays dont l’économie reste outrageusement captive des seuls revenus des hydrocarbures et qui importe tout ce qu’elle consomme. Le gaspillage massif de capitaux issus d’une ressource rare et non renouvelable a seulement servi à constituer des patrimoines à l’étranger et à alimenter les fortunes dissimulées par des banques ad hoc dans tous les refuges fiscaux, exotiques ou non, de la planète.
Ces vingt dernières années ont été celles d’une effarante gabegie et d’une gestion encore plus démagogique et irresponsable que toutes celles qui l’ont précédé. L’économie est encore plus dépendante et davantage fragilisée par les subventions généralisées destinées à acheter la paix sociale. Le niveau actuel des prix du pétrole, autour de 60 dollars en moyenne, est totalement insuffisant pour assurer l’équilibre budgétaire et le financement des importations. Les 200 milliards de dollars de réserves de change dont se gargarisaient les chantres du régime permettront de faire face aux importations pendant deux ou trois ans, tout au plus.
La crise comme horizon
Le coup d’accordéon est sévère et les marges de manœuvre se contractent, annonçant le retour de situations de tensions financières de même nature, mais d’une magnitude très supérieure, que celles qui ont présidé aux explosions sociales des années 1980. Le glacial consensus des experts est sans équivoque, confirmé par une récente étude de l’OPEP : pour la prochaine décennie les prix du pétrole se situeront nettement en dessous de la barre des cent dollars. Les estimations de l’organisation de Vienne pour les prix du pétrole en 2025 se situent entre 40 et 76 dollars le baril[1]…
Le retour à l’endettement externe à moyenne échéance – dès 2019 ? – n’est pas seulement pure hypothèse. L’exploitation des gaz et pétroles de schiste en Amérique du Nord impacte directement le segment des pétroles légers (light sweet crudes) du marché global des hydrocarbures, ce qui implique que Sonatrach devra baisser les prix du Sahara Blend. Pour les experts, cet effet perdurera probablement pendant quelques années.
De surcroît, les prix du gaz naturel liquéfié (GNL) seront de plus en plus liés aux prix du gaz naturel américain plutôt qu’aux prix du pétrole brut et des produits raffinés, comme cela a été le cas pour l’Algérie. Cette tendance devrait se confirmer au cours des prochaines années et l’Algérie ne devrait obtenir que 30 % à 40 % du prix auquel elle vendait son GNL au cours des années de vaches grasses[2]. Si l’on combine ces éléments à la croissance rapide de la demande intérieure et – au mieux – à une production stagnante, les quinze prochaines années pourraient connaître une tendance pour les revenus hydrocarbures exactement inverse de celle qui prévalait au cours des quinze années précédentes.
Il apparaît donc que les vents favorables des quinze dernières années pourraient se transformer en vents debout pour les quinze années à venir… Le contrat social actuel, subventions pour le peuple et corruption au sommet, est donc intenable et le régime semble démuni de moyens pour imposer une alternative moins fondée sur les subsides et la concussion.
Ce retournement de situation, parfaitement prévisible, et la réaction entre déni et désarroi qu’il provoque dans les sphères dirigeantes constituent le plus sûr révélateur du non-gouvernement de l’Algérie. L’adaptation à la chute des revenus externes se situe donc dans la continuité d’improvisation et d’approximations du régime issu du putsch du 11 janvier 1992.
La rente, unique planche de salut
Ainsi, la démagogique campagne « Consommez algérien » lancée au printemps 2015 par un gouvernement dont l’incompétence égale l’immoralité se heurte à la réalité d’une production nationale quasi inexistante. Réorganiser à court terme l’économie sur une base productive, comme l’annoncent des oligarques en mal de légitimité, est un vœu pieux tant les carences structurelles sont multiples et profondes. Ce volontarisme verbal se heurte à la réalité d’une administration dysfonctionnelle, à l’incompétence et à la corruption des cadres que le régime coopte depuis plus de vingt ans pour expédier les affaires courantes.
Les dirigeants du régime rentier en sont parfaitement conscients : ils n’ont pas les moyens d’une politique de redressement, tout simplement parce que ce régime en est l’antithèse. Parce que la condition de sa pérennité, de l’enrichissement ininterrompu de ses membres et du maintien de son emprise sur le pays, repose sur le blocage des initiatives et la stérilisation de la créativité de la société. La dépendance à la rente est totale, comme le confirme la décision de recourir à la fracturation hydraulique et de produire des hydrocarbures de schiste, mise en œuvre en 2014[3].
La compulsion prédatrice l’emporte sur toute autre considération et menace gravement l’avenir du pays. L’admirable mobilisation, depuis janvier 2015, des populations de la ville saharienne d’In-Salah, soucieuses des générations futures, de l’avenir de leur région et du pays tout entier jette une lumière crue sur les intentions réelles d’un régime qui n’hésite pas à sacrifier les intérêts stratégiques à long terme pour maintenir des capacités d’exportation d’hydrocarbures.
Est-il plus grand scandale que celui qui consiste à mettre en péril l’immense nappe hydraulique fossile pour exploiter les gaz de schiste ? C’est pourtant cette option destructrice aux conséquences dévastatrices qui est retenue, contre la volonté populaire, par les rentiers au pouvoir.
Le régime acculé n’a plus que ses polices pour réprimer des manifestants pacifiques, ceux d’In-Salah ou ceux qui s’expriment au nom des chômeurs, sous l’œil plus que complaisant des diplomates de la « communauté internationale » en poste à Alger.
La bruyante communication du vide
La dictature a réussi à faire le vide autour d’elle et a réduit le champ politique à une scène désincarnée où des acteurs sans ancrage tentent de tenir le rôle d’hommes ou de femmes politiques. Cette imposture institutionnalisée prévaut depuis des années et a fini par annihiler toute intermédiation efficace, comme on a pu le constater lors des événements d’In-Salah. Ces personnages discrédités occupent des institutions en carton-pâte, destinées à rassurer la civilisation sur les réalités « démocratiques » algériennes. Le Parlement-croupion en est l’accablant symbole, pure fiction institutionnelle à l’usage des « partenaires » étrangers. Sans relais autres que les forces de sécurité et ses clientèles mercenaires, les cercles de pouvoir sont figés dans un immobilisme mal camouflé par l’écran de fumée de fausses réformes et de manipulations médiatiques.
Ainsi du récent remaniement ministériel de mai 2015, où des apparatchiks ont été substitués à d’autres apparatchiks, tout aussi inconsistants, dans un jeu essoufflé de chaises musicales. Représenté comme une étape importante du renouvellement politique, cette réorganisation dans un climat de fausses confrontations entre seconds couteaux d’une opposition de dessins animés et d’exécutants sans épaisseur, tous cooptés, illustre surtout la raréfaction du vivier de personnels du régime. Davantage que l’état de santé d’un président épuisé, que l’âge avancé des principaux caciques, cette incapacité à tenter un minimum de régénération est le témoin d’une fin de cycle aux répercussions durables[4].
Face à l’impasse, il ne reste en définitive que l’arme par excellence des dictatures : la propagande. Afin de tenter de détourner l’attention et d’induire de fausses responsabilités. Des articles de presse, des émissions de radio ou de télévision, voire des livres de commande dénonçant a minima les réseaux de corruption franco-algériens, tentent de circonscrire l’ampleur des détournements et de faire porter les responsabilités de la dérive à des relais très secondaires. Mais cette gestion des apparences par le mensonge, traditionnellement un des points forts du régime, a depuis longtemps atteint ses limites.
La presse a donc pour mission de banaliser la corruption et de présenter une situation « normale ». Ces chroniqueurs et romanciers inspirés tentent d’assourdir le bruit des casseroles que traine le régime, en attendant le moment propice pour en faire porter la responsabilité à celui qui l’a incarné tout au long de ces quinze dernières années : Abdelaziz Bouteflika, qui restera sans doute dans l’histoire comme l’archétype de la marionnette en chef d’un régime politique à la mode Potemkine. Les scandales mis en avant par une presse aux ordres sont autant de leurres et les hommes de main jetés en pâture ne sont que les fusibles que le régime sacrifie vainement à une opinion résolument incrédule… Tout comme les fausses réformes, la dernière en date étant celle de l’automne 2013, supposée transformer le DRS en service de renseignement « normal ». Le régime, confronté à ses échecs cinglants, souhaite en effet convaincre ses partenaires (et protecteurs) étrangers de sa volonté de « civiliser » son mode de gouvernance.
Mais la cosmétique ne peut en rien changer un régime irréformable. Le DRS, qui coopte tous les acteurs du système algérien, est bien la matrice de la dictature et le cœur de la corruption. Tous les réseaux de commissionnements et toutes les structures de recyclage partent des sommets des appareils de pouvoir. Cet organe de sécurité, censé protéger le pays et combattre la criminalité, est le glaive et le bouclier de la corruption. Quel Algérien ignore cette réalité ?
Le régime du scandale
Les populations préoccupées par des lendemains périlleux, écœurées par les mœurs des milieux dirigeants et des pratiques qui avilissent la politique, sont hermétiques à ces manœuvres. Aucune figure médiatique ne suscite la confiance et il n’existe aucun cadre politique national susceptible de contrebalancer la fragilité du régime s’il venait à être confronté aux agendas impérialistes.
L’opinion, parfaitement informée des évolutions en Syrie et en Libye, comprend sans équivoque que la recomposition du grand Moyen-Orient concerne également l’ensemble maghrébin. Cette connaissance des conditions, des objectifs, du creative chaos des néoconservateurs occidentaux et de la destruction de pays proches explique pour une large part l’apparente passivité de l’opinion. Le régime joue sur ce facteur pour défendre le statu quo.
Si ceux qui accordent le moindre crédit aux orchestrations médiatiques et à la propagande du régime sont plutôt rares, nombreux sont ceux qui expriment leurs craintes de son effondrement brutal, lequel menacerait le pays tout entier. Car les territoires de non-droit sont inéluctablement voués à la violence. L’Algérie ne fait pas exception. D’autant plus que la très oblique « guerre au terrorisme » conduite par les chefs du DRS a livré le champ social aux prédicateurs du recul et de la bigoterie. Privée de tout cadre politique, la société est travaillée depuis des années par les différentes déclinaisons du wahhabisme, mais également du séparatisme.
Ce qui confirme une fois de plus que les putschistes de janvier 1992 n’ont eu nulle intention de combattre l’extrémisme religieux, mais bien de conserver le pouvoir. La société abandonnée, le terrain est effectivement préparé et déjà l’on perçoit, outre les régressions obscurantistes, la montée des radicalités soi-disant culturalistes en rupture avec la nation. Ahcène Taleb (1955-2015), l’un des fondateurs du Mouvement culturel berbère (MCB), le confirmait récemment : il serait mal avisé de sous-estimer ces aventurismes sécessionnistes. Pour ce fin analyste des crises algériennes, trop tôt disparu, « ces tendances, très marginales hier encore, occupent désormais le champ politique stérilisé par les “décideurs” sur lequel les partis traditionnels ont grandement perdu leur influence ».
Les apprentis-sorciers et les « faux mages » attirent de nouvelles audiences, ils sont les principaux bénéficiaires du cadre liberticide dans lequel la société algérienne est enfermée depuis des décennies. Au printemps 2015, si les atteintes massives et publiques aux droits de l’homme ne sont plus d’actualité, en raison de l’image de respectabilité que veut se fabriquer le système, les lois qui interdisent de fait les activités politiques et la libre expression ont remplacé un état d’urgence officiellement aboli en 2011. Ce bâillonnement, qui interdit aux forces politiques d’exister concrètement, favorise manifestement des radicalismes obscurantistes ou sécessionnistes. Les conditions générales, économiques, sociales et politiques, sont de plus en plus propices à des ruptures brutales.
Les perspectives ne portent donc pas à l’optimisme, d’autant que peu de voix s’élèvent pour redonner de l’espoir et faire entendre la voix de la raison à un système réfractaire à toute évolution. L’Algérie entre dans une zone d’incertitudes aggravées et l’on perçoit déjà les prémices de temps hostiles. Face à ces vents contraires, l’État en décrépitude ne protège plus la Nation. Le régime du 11 janvier 1992 assume effectivement l’incroyable dérive d’un pays qui a pourtant porté haut l’étendard des libertés et du droit. Si la cacophonie des scandales est la musique funèbre de la dictature, le scandale authentique est le régime lui-même.
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[1] « Opec sees oil process below 100 $ a barrel in the next decade », Wall Street Journal, 11 mai 2015.
[2] Sur ces deux derniers points, voir Andy Raval et David Sheppard, « LNG trade prepares to come out of oil’s shadow » ; et « Surplus hits physical oil cargoes prices », Financial Times, 28 et 29 mai 2015.
[3] Voir sur ce point le dossier d’Algeria-Watch (alimenté depuis février 2014), « Non au gaz de schiste », <ur1.ca/mtisc>.
[4] Tout comme la Russie subit encore en 2015 les conséquences de l’interminable gérontocratie soviétique, plus d’un quart de siècle après son effondrement final en 1989.