Le Mali à la croisée des chemins, crise de « gouvernance » ou faillite d’un modèle de développement ?

Intervention de Mireille Fanon Mendès France, co-présidente de la Fondation Frantz Fanon aux Samedis de l’économie, le 10 octobre 2020

« Qu’avons nous fait pour mériter cela ? », phrase prononcée par un des personnages de l’opéra « Le vol du boli », opéra retraçant à partir de l’histoire de l’Empire mandingue, celle de l’esclavage, de la colonisation, de la spoliation et de l’exploitation à travers le boli, objet sacré de la culture bamana que Michel Leiris, ethnologue français avait rapporté à la suite d’un de ses nombreux voyages. Cet opéra, œuvre de mise en sens et de déconstruction décoloniale de la connaissance, analyse à partir de différents tableaux la relation construite, depuis la période de la traite négrière transatlantique, la relation entre l’Afrique et l’Occident. 

« Qu’avons nous fait pour mériter cela ? », cette interrogation revient telle une anaphore scander chaque période de l’histoire africaine. Qu’a fait le continent africain pour se trouver depuis 20 ans face à 23 coups d’état[1], dont 3 au Mali. Est-ce un échec pour les processus électoraux mis en place depuis Paris durant ces sept dernières années ? Certainement. Mais plutôt que de regarder le Mali dont certains des intervenants sont autrement plus qualifiés que moi pour en parler, je voudrais plutôt me centrer sur ce que donne à voir la politique française menée en Afrique depuis la traite négrière transatlantique, la mise en esclavage,  la colonisation et le colonialisme. 

Cela n’a été qu’une suite de guerres, de meurtres, de pillages, de violations des conventions et des traités commis au nom de la suprématie blanche fermement ancrée dans la conviction que seule la culture inscrite dans la Modernité euro-centrée méritait/nécessitait que les autres meurent, soient mis en esclavage, colonisés, leurs terres volées, les ressources naturelles pillées laissant exsangue des peuples entiers, obligeant l’un des personnages du vol du Boli de constater avec amertume «Ils avaient la bible, nous la terre / quand on s’est réveillé ils avaient la terre, nous la bible». 

Depuis la décolonisation qui a organisé la transition vers le néo-colonialisme, avec pour conséquences la mutation subie par les anciennes colonies obligées/sommées d’accepter des mécanismes d’exploitation et de domination mis en place aussi bien par les anciennes puissances coloniales que par d’autres centres capitalistes, l’Afrique a dû s’adapter au nouvel équilibre des pouvoirs sur la scène internationale, y compris dans la nouvelle hiérarchie économique et militaire imposée par la métropole coloniale et affectant les territoires qui auraient dû être décolonisés et qui sont, force est de le constater, toujours colonisés. 

L’Afrique est malheureusement le terrain où l’on peut voir se jouer l’aggravation permanente de l’emprise globale du capital libéral sur la réalité du continent à laquelle s’ajoute pour certains pays affublés du terme de « francophones », l’emprise coloniale française qui s’exprime à travers la colonialité du pouvoir dont savent faire preuve les successifs présidents français. 

On rappelle à l’ordre les présidents s’éloignant trop de la politique de Paris ; ainsi le président français n’a pas hésité, après la mort de 13 soldats français, à convoquer les présidents du G5 Sahel : «J’attends d’eux qu’ils clarifient et formalisent leur demande à l’égard de la France et de la communauté internationale. Souhaitent-ils notre présence ? Ont-ils besoin de nous ? Je veux des réponses claires et assumées sur ces questions[2]». 

Les présidents, membres du G5 Sahel, auraient ils pu faire de même, après les échecs de l’opération Serval et de cette force Barkhane qui mène le Mali et plus généralement la région à l’échec ? Le président français le sait pertinemment mais il s’agit pour lui de prouver qu’il a entre les mains le destin de pays et d’Etats par des actes de colonialité du pouvoir qui soumettent ceux à qui ils s’adressent. Force est de constater que l’indépendance, chèrement acquise dans le sang et les luttes, n’a pas autorisé les peuples à se lever et à assumer leur indépendance et souveraineté sur leurs territoires, leurs richesses naturelles et leurs relations internationales. 

Ces mêmes présidents auraient ils pu convoquer le président français après la mort de 49 de leurs soldats ? Non ! La France fait elle résonner les trompettes aux Invalides après le lourd tribut payé par les soldats africains ? Non, tout comme elle a obéré volontairement le massacre des tirailleurs sénégalais, anciens prisonniers de guerre, commis par les forces coloniales à Thiaroye en décembre 1944 alors que plus de 65 000 Sénégalais s’étaient jetés corps et âme dans la seconde guerre mondiale. Ceux qui ont été exécutés à Thiaroye ne manifestaient pourtant que  pour revendiquer le paiement de leurs indemnités et le versement d’un pécule qui leur était promis depuis des mois.

Pour la France, un président africain doit montrer son allégeance à la politique française ; si certains d’entre eux font preuve de résistance on les destitue, ainsi de Laurent Gbagbo, on les tue, ou mieux on les fait tuer (je pense à Patrice Lumumba, à Thomas Sankara et aux nombreux autres) par quelques subalternes qui deviendront ensuite président, plus ou moins à vie. 

L’Etat français sait parfaitement changer, à son avantage, le récit de ses relations coupables avec l’Afrique, sait se protéger en agissant sous couvert de l’ONU soit lorsqu’il faut protéger des civils contre les troupes du colonel Kadhafi soit lorsqu’il s’agit de lutter contre ce que les Etats occidentaux appellent le terrorisme et plus simplement contre l’Islam devenu l’effroi de ces Etats. 

La France mène ses aventures militaires au nom de valeurs civilisées et civilisatrices et légitime ses agressions par des discours de circonstances qui révèlent rapidement leur manque de substance, quand il ne s’agit pas de mensonges purs et simples. Ainsi, à l’issue du sommet de Pau, le président français a annoncé « un tournant très profond » dans l’engagement militaire de la France au Sahel ; à y regarder de plus près, cette réunion-convocation renforce uniquement une politique dont on connaît l’issue : l’échec. 

Il ne s’est même pas donné la peine d’examiner, entre les lignes et en recourant à une analyse un peu fine, le pourquoi du « souhait de la poursuite de l’engagement militaire de la France au Sahel » exprimé par les chefs d’Etats africains faisant partie du G5 Sahel.  Quelles alternatives ont-ils ?

Ceux qui conduisent l’État français, qu’ils se réclament de la droite ou de la gauche, ont systématiquement soutenu les pires dictatures et ont couvert, parfois en y participant, des crimes graves contre l’humanité perpétrés par ces régimes. Les appréciations flatteuses sur la qualité de la gestion économique et sur la détermination des dictateurs à lutter contre l’islamisme constituent une part importante du discours français. 

Au nom d’un réalisme sans principes et d’une politique sans éthique, la démocratie française est l’amie des tyrannies et une adversaire résolue des forces démocratiques et des oppositions sur le continent africain. Elle est aidée dans ses interventions extérieures par le discours élaboré à partir de septembre 2001 pour lutter contre le terrorisme, -au nom de l’instauration d’un modèle social néolibéral soutenu par le concept du droit d’ingérence et de la responsabilité de protéger- avec la mise en place d’un discours sur les «bonnes valeurs et bonnes pratiques» de la démocratie prise en otage par les États dominants qui prônent l’unilatéralisme et qui appellent maintenant à «une bonne gouvernance mondiale».

Malgré cela, l’image de la France sur le continent africain est à peine meilleure que celle des États-Unis, ce qui n’est pas peu dire. N’oublions pas que le pays des droits de l’Homme est celui d’une islamophobie décomplexée et d’un discours raciste anti-arabe mais aussi celui d’une approche coloniale à partir d’une appréhension structurellement  raciste des Africains et des Afro-descendants. Appréhension dont l’origine prend sa source  dans l’histoire de la France qui passe obligatoirement par sa responsabilité dans celle de la traite négrière transatlantique, la mise en esclavage, la colonisation et le colonialisme ; tout ceci constitue une des bases principales du consensus politico-médiatique des élites de pouvoir qui s’arrogent les fonctions de domination. 

On ne peut passer sous silence qu’une série d’interventions françaises laissent des traces profondes  sur la perception du rôle de la France en Afrique. À travers l’Afrique, le silence coupable des leaders politiques ne doit pas faire illusion, une colère sourde est perceptible ; il n’est qu’à être attentif au grondement de la rue. 

Si la guerre des civilisations a succédé à la mission civilisatrice, les discours et les méthodes ont à peine changé. Le paradigme est le même et s’inscrit dans une perception coloniale du monde et surtout de l’Afrique après les nombreux avantages que le système capitaliste a tirés des bénéfices juteux  des différents commerces qu’il a installés en Afrique : traite négrière, mise en esclavage, pillage des ressources, dette imposée à la grande majorité des Etats dont le remboursement est contrôlé par le FMI mais aussi par la Banque mondiale et la Banque européenne de développement à coup de programmes d’ajustement structurel et de conditionnalités violatrices des droits fondamentaux des peuples de l’Afrique : tout cela est rendu possible parce que dans l’inconscient collectif blanc un Noir vaut toujours moins qu’un Blanc, voire même il ne vaut rien.  Ce paradigme de la colonialité de l’Être n’a jamais, jamais été remis en cause même si certaines institutions internationales disent, trémolos dans la voix, se dresser et être unies contre le racisme. Mais se dressent elles contre le racisme structurel et systémique qui tuent sur l’ensemble des continents en raison d’une pigmentation de la peau ou de phénotypes raciaux?

On voit bien, dès lors, que le colonialisme n’explique pas tout de cette relation de domination et de dépendance. Si le colonialisme est reconnu comme une expansion géographique et un arrangement entre puissances occidentales pour se maintenir sur des territoires volés, donc illégalement acquis -ce qui, rappelons le, constitue au regard du droit un crime-, il faut bien comprendre ce qui permet à ces conquêtes coloniales d’imprégner la structure du système-monde moderne, y compris dans sa culture et sa logique. 

Anibal Quijano et Immanuel Wallerstein ont analysé cette perception à propos de l’Amérique en précisant que «Les Amériques n’étaient pas incorporées dans une économie mondiale capitaliste déjà existante. Il n’y aurait pas pu avoir d’économie mondiale capitaliste sans les Amériques[3] ». La même affirmation n’est elle pas vraie pour le continent africain ? Y aurait il eu une économie mondiale capitaliste sans les grandes découvertes que l’on se doit d’appeler pour ce qu’elles furent et sont toujours, à savoir la plus grande catastrophe mondiale aussi bien sur un plan métaphysique que démographique ? Y aurait il eu une économie mondiale capitaliste possible sans la mise en place de la hiérarchisation de l’humanité par la politique de la race qui a décidé qui appartiendrait, à partir de cette date, à la catégorie des Êtres et qui à celle des Non Êtres ? 

Ce capitalisme, nouvelle «économie mondiale» portait un concept de «nouveauté» qui était inséparablement lié aux notions d’ordre social et mondial qui permettaient aux relations de type colonial de devenir une caractéristique centrale du «Nouveau Monde» issu du siècle des Lumières. Ainsi que le soulignent Anibal Quijano et Immanuel Wallerstein «au fil des siècles, le Nouveau Monde est devenu le modèle, le modèle de tout le système-monde[4]».

La question en ce qui concerne l’Afrique et les questions posées par la conférence d’aujourd’hui est, entre autres, celle du concept d’humain dans une approche portée par la colonialité du pouvoir et de l’Être. Ce concept est chargé de représentations sur la laïcité, l’individualisme et le racisme motivant certaines formes problématiques à la fois négatives et sceptiques sur ce qui constitue l’être humain. Le scepticisme en question s’exprime, en autres, dans le fait qu’il y a un doute sur la pleine humanité de tous les damnés et particulièrement quand ils sont noirs. Face à cette posture mortifère, il n’y a d’autre choix que d’ancrer l’universel de l’humain dans les luttes mêmes des colonisés pour affirmer leur humanité. C’est ce qui a certainement manqué durant la lutte pour la décolonisation qui, malgré une ligne progressiste, est passée à côté du questionnement politique de la compréhension dominante de l’humain et de sa remise en cause. 

Le virage décolonial oblige à un changement de perspective et d’attitude posant le colonialisme comme un problème fondamental et la décolonisation comme un projet jamais achevé : le combat pour l’émancipation des peuples et de l’Être colonisé reste devant nous. 

Frantz Fanon, dans son analyse  de la décolonisation qui devrait donner la possibilité de lancer une nouvelle réflexion et une réalisation concrète d’une humanité humaine et décoloniale permet de comprendre et surtout d’admettre qu’il ne peut y avoir de décolonisation sans un tournant substantiel, donc une rupture, avec le modèle de l’ancien colonisateur et donc à refuser le discours sur les droits humains tel que le met en avant le monde occidental et ses organisations multilatérales. Il faut bien convenir avec Aimé Césaire que ce discours colonial sur les droits humains n’est une réponse très limitée au colonialisme dont la mission a toujours été de civiliser les colonisés. 

Que se cache t il derrière la guerre menée au Mali : une crise du modèle de développement, certainement, mais surtout celle concernant le modèle d’humanisme qui «pendant trop longtemps a diminué les droits de l’homme, que sa conception de ces droits a été – et est toujours – étroit et fragmentaire, incomplet et biaisé et, tout bien considéré, sordidement raciste[5].

Seul un projet panafricaniste décolonial et politique doit permettre de sortir les peuples de l’enfermement colonial dans lequel sont maintenus les peuples africains et de construire un avenir pour le Mali. Plus précisément, le panafricanisme décolonial doit s’élaborer à partir d’une unité africaine qui s’inscrit comme une force de rupture avec le modèle capitaliste libéral qui ne vise qu’à imposer son modèle civilisationnel décadent. 

Le Mali et l’Afrique n’ont besoin ni de la protection de pays impérialistes ni de l’ingérence de pays dits amis pour se gouverner. Ils ne doivent compter que sur leurs amis africains et non sur ceux qui prétendent l’être alors qu’ils considèrent le continent africain comme leur terrain de jeu. Ce qui est sûr, c’est que pour opérer ce changement de paradigme politique et décolonial le continent africain a besoin que le Mali, et plus généralement les pays du G5 Sahel, se libèrent du joug militairement colonial de la France. 

Mireille Fanon Mendès France

10 octobre 2020


[1] Infographie réalisée par Kalidou Sy (@kalidoo) sur son blog, « Coups d’État en Afrique depuis 1987 »

[2] https://www.rfi.fr/fr/afrique/20191204-barkhane-emmanuel-macron-mali-burkina-sahel

[3] Americanity as a concept, or the Americas in the modern world system:  https://www.javeriana.edu.co/blogs/syie/files/Quijano-and-Wallerstein-Americanity-as-a-Concept.pdf

[4] Ibidem

[5] Aimé Césaire, Lettre à Maurice Thorez, Présence africaine, 1956