Omar Benderra, Paris, Algeria-Watch, décembre 2014
Un échange à distance entre Ali Haddad, milliardaire, propriétaire d’une entreprise de construction récemment élu à la tête d’une organisation patronale algérienne, et Louisa Hanoune, leader d’un parti trotskyste de l’opposition autorisée, nourrit un débat sur l’évolution du système de pouvoir en Algérie sur fond de paralysie de la vie publique.
Les citoyens à part entière et les autres…
La dirigeante du Parti des Travailleurs qui déplore la « berlusconisation » du régime, a notamment accusé le businessman d’intrigues pour nommer un de ses proches à la tête de la Sonatrach, la très stratégique entreprise publique des hydrocarbures. A la faveur de cette polémique montée en épingle, la presse algérienne, très contrôlée, se plaît à découvrir l’existence de ces fortunes considérables, va même jusqu’à tenter d’établir des classements et d’évaluer leur proximité avec les centres de décisions algérois. Le débat journalistique est d’inégale tenue et on ne s’attardera pas non plus sur la réaction, qui aurait choqué de bien chastes oreilles, d’un importateur d’automobiles, ami de ce milliardaire, qui enjoint à la militante de la Quatrième Internationale de se taire.
Face à l’offensive trotskyste, le self-made-man a réagi avec modération. Sans emphase, avec la modestie qui sied aux vraies puissances, l’entrepreneur incriminé, déclare simplement être un « citoyen à part entière ». Un citoyen subitement médiatisé et récemment élu triomphalement, à l’unanimité des votants et à mains levées, président de la principale organisation patronale, le Forum des chefs d’entreprises (FCE). Un Forum dont le fonctionnement rappelle furieusement celui des « organisations de masse » de l’époque du parti unique. Le nouveau leader patronal se prévaut d’une ascendance patriotique et se targue d’une ascension à la force du poignet. En choisissant de répondre sur ce registre, le milliardaire qui a été le trésorier de la campagne de Bouteflika lors des dernières élections présidentielles, éclaire la notion de citoyenneté d’un jour propre à l’actuelle organisation algérienne du pouvoir politique.
Se proclamant proche de la très opaque communauté des « décideurs » et revendiquant l’amitié des principaux caciques du régime, le « citoyen à part entière » Haddad, sort de la zone d’ombre dans laquelle sont habituellement confinés les opérateurs économiques algériens. Cette visibilité nouvelle est fondée très nettement sur un souci de reconnaissance sociale et de respectabilité. Les oligarques algériens se démarquent ainsi des extravagances d’Abdelmoumen Khalifa éphémère Tycoon de la fin de l’ère Belkheir. Cette visibilité nouvelle et assumée est néanmoins l’expression d’un changement à l’intérieur du système.
Quoi qu’il en soit, en optant pour une formulation très « républicaine », le nouveau patron des patrons, plutôt que de suggérer une égalité démentie par les faits, confirme la réalité d’une hiérarchie sociale bien réelle, de degrés marqués dans les échelles de la citoyenneté. Nul besoin d’analyses savantes, au vu de l’état des libertés publiques et des énormes inégalités sociales, il existe bel et bien en dessous de ces super-citoyens, des citoyens à part non-entière, incomplète, des citoyens sans part et, également, des non-citoyens absolus. Ceux qui n’ont qu’un accès lointain ou inexistant à la rente – ils sont des millions – forment les diverses catégories de citoyens de seconde zone, ou du deuxième collège pour reprendre une terminologie coloniale qui a repris toute sa pertinence. La formulation, pour être ambiguë pour des observateurs lointains de la société algérienne, n’en est pas moins parfaitement audible pour tous ceux qui vivent ses réalités.
L’alliance militaro-affairiste du pouvoir
Dans cette acception, le statut de « citoyen à part entière » signifie que l’individu qui en bénéficie jouit de l’ensemble des droits et passe-droits inhérents à la caste supérieure en prise directe avec les ressources non-renouvelables du pays. Ce que le regretté Ali Boudoukha appelait sarcastiquement mais de manière très pertinente « la mangeoire » nationale. Or, dans ce pays où tragédie et bouffonnerie, vérité et mensonge, s’enchevêtrent, il est au moins clair pour tous que la connexion directe à la rente des hydrocarbures n’est le fait que d’une minorité associée aux centres de décision militaro-politiques : le proche entourage des chefs militaires, les chefs de la police politique secrète (DRS, Département du Renseignement et de la Sécurité) et l’entourage immédiat d’un Président de la république très diminué.
Ces citoyens « à part entière » ne sont plus seulement dans la proximité immédiate des centres de contrôle de la rente nationale, ils en font partie intégrante. Ils ne s’en cachent plus et le revendiquent sans ostentation mais très clairement face aux partenaires étrangers. La prospérité ou plutôt l’opulence de ces milieux (évoquant irrésistiblement le titre d’un film de Volker Schlöndorff) [1] est la partie visible d’un iceberg financier constitué de fortunes placées outre-mer et dont les détenteurs effectifs n’apparaissent pas. Les oligarques en chef se déploient à l’extérieur du pays en leurs noms, mais pas pour leurs seuls comptes. Ces hommes d’affaires et les sponsors militaro-sécuritaires dont ils gèrent les intérêts forment le cœur de la structure du pouvoir algérien, l’alliance des baïonnettes et des coffres-forts.
Il s’agit clairement d’une organisation militaro-affairiste et non pas d’une « mafia politico-financière » comme le présentent avec insistance des propagandistes de la presse « indépendante ». Ces éléments de langage qui datent de la fin des années 1980 sont bien évidemment destinés à leurrer l’opinion en masquant les enjeux et en empêchant l’identification des acteurs réels. Or, si les généraux dominaient ce binôme il y a encore peu d’années, il semble bien que le rapport se soit modifié, la fonction interne des hommes d’argent leur confère une place névralgique dans le dispositif de contrôle social, de redistribution sélective et de gestion des clientèles. Le fait qu’un homme d’affaires puisse être accusé d’influer (voire d’imposer) sur le choix du chef de la Sonatrach, vache à lait stratégique du système, est en soi très éloquent. Ce type de prérogatives était partie en effet de l’inviolable pré-carré des décideurs en dernière instance du régime.
Cette position nouvelle est le versant domestique de leurs activités en tant que représentants ès-qualité ou officieux des multinationales. Au fil de la présidence Bouteflika et des flux colossaux de capitaux qu’ils captent et qu’ils exfiltrent, les oligarques ont désormais voix au chapitre des options stratégiques du régime.
Si une partie significative des patrimoines majeurs constitués pendant la période coloniale est due à la proximité avec l’occupant, la genèse des grandes fortunes postindépendance est datable de l’époque du monopole d’État sur le commerce extérieur et de la proximité avec les hiérarques du régime. Sous les règnes de Houari Boumediene (1965-1978) et Chadli Bendjedid (1979-1992), des intermédiaires occultes étaient chargés de collecter les commissions illicites et autres pots-de-vin, pour le compte de leurs commanditaires ainsi qu’à leur propre profit, et de les recycler. Les commissions liées aux attributions de concessions gazières ou pétrolières ainsi que les bénéfices de transactions sur les marchés pétroliers spots étant l’apanage exclusif du sommet du pouvoir militaro-sécuritaire. Dès cette époque, le patrimoine à l’étranger, en France et en Suisse notamment, des membres de la nomenklatura algérienne, est parfaitement connu des administrations fiscales et des polices concernés. L’opinion n’en connaîtra que des éléments révélateurs mais parcellaires ; la réalité de ce patrimoine colossal est un secret d’État, et l’un des mieux gardés.
Nouvelle Corée du Sud ou « Petite Russie » ?
Depuis la pseudo-libéralisation de l’économie par les accords de 1994 avec le FMI et sous le couvert de la sale guerre des années 1990, ces fortunes-citoyennes ont été amassées « légalement » par l’allocation régalienne de cette rente fossile via l’attribution de marchés publics, de concours bancaires et d’affermages plus ou moins formalisés des divers secteurs d’importations de biens et services. Ceux qui ont accès à l’ensemble de ces passe-droits sont sans aucun doute membres de ce groupe singulier des citoyens algériens « à part entière ».
N’investissant pas ou peu dans leur pays et bien plus préoccupés par le transfert et la gestion de leurs capitaux en Europe ou dans des paradis fiscaux, ces « citoyens à part entière » sont l’équivalent (la culture générale en moins) des oligarques post-soviétiques. Le parallèle est fait par des banquiers européens qui qualifient, avec un sourire entendu, l’Algérie de « petite Russie ». En effet, les milliardaires de l’Infitah algérien sous l’égide du FMI ou ceux des privatisations sauvages russes jouent un rôle similaire. En Russie, depuis l’avènement de Vladimir Poutine et le retour aux manettes des hommes du FSB (police secrète), de l’ordre a été mis dans ce milieu, les gredins de l’époque Eltsine cédant le pas aux possédants disciplinés théoriquement chargés, sans grand succès pour l’heure, d’impulser une dynamique économique puissante basée sur une production à forte valeur ajoutée sur le modèle sud-coréen. Ce modèle fascine en effet les partisans de la coexistence d’un État fort et d’un secteur privé puissant.
De fait, les Chaebols – variante sud-coréenne des holdings anglo-saxons ou des Zaibatsu japonais – ont été pendant longtemps couvés par les appareils d’État et sont les acteurs décisifs de l’évolution économique d’un pays dont le PIB était inférieur à celui de l’Algérie à la fin des années 1960. La sinistre KCIA (services secrets de Séoul), qui a été en pointe dans ce mouvement, a tissé depuis la fin des années 1980 des liens d’affaires avec ses homologues algériens. Mais, on l’oublie trop souvent, l’impressionnante performance sud-coréenne est autant due à une administration de grande qualité qu’à une politique économique cohérente et rigoureusement mise en œuvre. Les patrons sud-coréens ont bénéficié de cet environnement ainsi que, et ce n’est pas négligeable, d’un authentique consensus idéologique confucéen et très nationaliste.
Peut-on pour autant espérer qu’à l’instar de leurs lointains homologues asiatiques, ces oligarques jouent ce rôle d’architectes de la reconstruction économique de leur pays ? Rien n’est moins sûr, ces « citoyens à part entière » n’investissent pas massivement et créent relativement peu d’emplois durables. Ce qui est particulièrement patent dans le secteur industriel où leurs participations réelles ne dépassent pas des niveaux modestes, essentiellement dans le montage et le conditionnement.
Les oligarques algériens sont rarement des capitaines d’industrie mus par un sentiment national plus ou moins marqué comme en Corée du Sud, en Malaisie ou ailleurs… Ces hommes d’affaires ne sont pas non plus tributaires d’un État, certes autoritaire mais patriotique, comme celui qui prévaut à Moscou. Ils sont le produit d’un régime politique qui est avant tout un système de corruption. Une organisation entièrement tournée vers l’accaparement, la prédation et l’informel comme le montrent ces deux décennies post-coup d’État.
Bourgeoisie compradore et économie de comptoir
Malgré leurs dénégations indignées, la plupart de ces nouveaux patrons sont des intermédiaires par vocation, versés dans les recyclages. Ce que confirme cette longue période de pseudo-libéralisation introduite dès 1994 par les accords de stand-by avec le FMI, qui coïncide avec l’effondrement de la part de l’industrie dans le PIB et la croissance vertigineuse des importations, en particulier celles de biens de consommation finale. Cette évolution aussi perverse que totalement aventureuse a été exacerbée par la hausse des prix pétroliers à la fin des années 1990. Les importations et les intermédiations financières constituent donc la base matérielle historique des oligarques algériens, le mode local de l’accumulation primitive. Ces deux mamelles de l’enrichissement fulgurant déterminent largement la culture économique de ces acteurs.
À la décharge des « citoyens à part entière », s’il est clair que le secteur privé est le moteur principal d’une dynamique économique effective, encore faut-il que le cadre objectif soit en adéquation avec la volonté de soutenir la libération des initiatives, l’investissement et la création d’entreprises. Aucune raison objective, aucun niveau comparatif de profit, aucune politique économique n’incite ces acteurs à investir de manière significative dans des activités industrielles à forte valeur ajoutée.
Ni l’organisation politique liberticide et incompétente, ni le pouvoir judiciaire réduit à un simple appareil, ni la qualité d’une administration totalement vénale et inefficace ne répondent aux standards minimum pour un environnement propice au développement, au travail et à l’entreprise. Cette stérilité persistante trouve son origine dans la nature antidémocratique et intrinsèquement corrompue du régime. Ce n’est donc pas la récente signature de contrats de consultance avec la Banque mondiale pour améliorer le « climat des affaires » qui pourrait stimuler une activité décidemment léthargique et libérer le dynamisme créatif, pourtant bien réel et très perceptible chez les jeunes notamment. Pour ces oligarques, il est infiniment plus rentable d’importer des biens de consommation et de les déverser sur un marché rendu solvable par la redistribution politicienne et la dépense publique. Le cas du secteur des importations d’automobiles en est une illustration caricaturale.
La République censitaire des importateurs
La réponse à la stagnation actuelle et aux conséquences dramatiques d’un repli durable et profond des prix pétroliers ne saurait se résumer à une succession d’expédients comme autant d’emplâtres sur une jambe de bois. Rationalisation ou non des importations et de son train de vie, l’existence même de cet État amoindri pourrait être mise en question si les revenus des hydrocarbures, unique source de devises d’un pays qui ne produit rien et qui importe quasiment tout ce qu’il consomme, venaient à se contracter durablement. La réponse à un risque majeur ne saurait être purement technique. L’Algérie a déjà fait l’expérience de situations de cette nature et elle continue, bientôt trente ans après la chute verticale des prix pétroliers en 1986, d’en payer le prix.
La république censitaire des « citoyens à part entière », en uniforme ou en civil, est parfaitement incapable de prendre en charge les problématiques complexes du redressement et de reconstruction de l’État. Cette conjuration est l’antithèse de l’État, ses intérêts de caste prévalent cyniquement sur toute autre considération.
De fait, plus que préjudiciable, le recul de l’État a été totalement attentatoire à l’ouverture concurrentielle et dynamique de l’économie. La démonstration par l’absurde assumée par le très prédateur régime d’Alger est indiscutable : sans État performant, la libéralisation ne signifie que la dégradation des équilibres sociaux hors de toute garantie d’une croissance des investissements, de la création de postes de travail dans la perspective d’une diversification vitale et urgente. Loin d’être une pure fatalité, l’incompétence systématique, le laisser-aller généralisé et la confusion permanente sont nécessaires à la poursuite du pillage des ressources du peuple et de ses générations futures.
La modification au sommet du pouvoir, minimisée ou niée par des milieux divers qui ont en commun d’avoir abandonné en chemin les marqueurs sociaux et leurs référents marxisants, est une étape remarquable dans l’histoire du régime. La frange supérieure de la bourgeoisie compradore incarnée par ces oligarques est davantage que partie prenante, elle apparaît de plus en plus nettement comme un élément directeur de ce pouvoir. Ouvertement soutenue par les multinationales et les lobbies néolibéraux, cette transformation ostensible, sans autre légitimité que celle du fait accompli, rend encore plus insupportable le quotidien de l’arbitraire et de l’abandon auquel sont condamnées de très larges catégories de la population.
Les pseudo-polémiques entre acteurs du théâtre d’ombres algérois sur l’affairisme au pouvoir et la transition à l’intérieur du système ne sont peut-être pas totalement inutiles en fin de compte. Elles révèlent, au moins, que le rôle nouveau des oligarques dans les équilibres de pouvoir ne modifie en rien l’impotence du régime et sa dérive morbide.
Le consensus national, garantie de la souveraineté et du développement
La société, épuisée par la violence et la gabegie, est en perte de repères, sans cadres d’expression, sans relais ni médiations acceptables. Rétive à tout embrigadement, la jeunesse, pour la majorité promise au chômage, est partagée entre désir de fuite dans des ailleurs mythifiés ou affairisme individuel. Dans un climat de profonde désaffection et de colère sourde, seuls quelques rares journalistes tentent de pallier le vide politique et le silence des intellectuels. Ce qui est très loin de constituer une plateforme susceptible de canaliser l’amertume et le désespoir d’une énorme masse de laissés pour compte. L’accroissement vertigineux des inégalités et les ruptures induites par la régression assumée vers un ordre néocolonial pourraient faire céder les digues du mécontentement populaire et précipiter le pays dans l’inconnu. Le régime table sur ses gardes prétoriennes et ses polices pour réduire les éruptions sociales. Mais que pourrait-il se passer dans une situation de soulèvement massif et généralisé ? L’hypothèse est étudiée par les voisins de l’Algérie et des puissances qui distinguent l’immobilisme de la stabilité. Dans un tel contexte, il appartient à tous ceux qui sont sincèrement préoccupés par le destin du pays de faire preuve de vigilance et de réaffirmer, surtout à l’adresse des jeunes générations, les valeurs du consensus national historique de la Libération.
La critique de l’affairisme tout-puissant dans le contexte de la dictature et de l’interminable crise nationale ne signifie aucunement la critique de l’entreprise ou de l’initiative privée. Il ne saurait être question de niveler les classes sociales ou de revenir au très discutable « âge d’or » des socialismes policiers. Il ne s’agit pas non plus d’envisager la cité idéale, mais de construire enfin un État ou la reddition de comptes soit une pratique commune. L’alternative réside à l’évidence dans le retour à un processus politique inclusif, naturellement fondé sur les principes universels du droit.
La société algérienne n’est pas confucéenne et le nationalisme ne suffit plus, depuis longtemps, à fonder une identité quelle qu’elle soit. Cette société est heureusement plurielle et riche de ses diversités. C’est au regard des héritages historiques et des conditions actuelles qu’il apparaît que la réhabilitation de la politique et la participation de tous à une vie politique active sont les garanties de la stabilité nécessaire à une véritable amélioration du « climat des affaires » et au développement. La contribution économique et politique des différents partenaires sociaux ne peut pleinement être valorisée que dans le cadre du droit et du respect de l’ensemble des libertés, publiques et privées. Tout comme le marché ne peut jouer son rôle que dans le cadre d’une régulation reconnue par la majorité et efficacement mise en œuvre par un État digne de ce nom.
La condition principale d’une sortie de crise est donc bien dans l’adhésion du plus grand nombre aux principes démocratiques et à l’édification de l’État de tous les citoyens qui forment, depuis la proclamation du 1er novembre 1954, la matrice inaltérable du consensus national algérien.
Notes
[1] La soudaine richesse des pauvres gens de Kombach (1971).