Cinquantième anniversaire de la mort de Frantz Fanon
Par Samir Amin
Frantz Fanon est une figure respectée et aimée dans toute l’Afrique et l’Asie.
Fanon était un individu d’envergure, de grande qualité par la finesse de ses jugements comme par son courage de dire la vérité. Psychiatre, il ne pouvait donc être qu’un bon psychiatre. Peaux noires, masques blancs et ses autres écrits concernant les maladies mentales qui frappaient les colonisés d’Algérie qu’il soignait, en constituent le très beau témoignage. Mais au-delà il a été un révolutionnaire authentique. Son livre, Les Damnés de la Terre, explicite sa vision de la révolution nécessaire pour sortir l’humanité de la barbarie capitaliste. Et c’est à ce titre qu’il a conquis le respect de tous les Africains et Asiatiques.
Fanon, les Antilles et l’esclavage
Fanon est né Antillais. L’histoire de son peuple, de l’esclavage, de sa relation à la métropole française, a donc été par la force des choses le point de départ de sa réflexion critique. La première et seule révolution sociale que le continent américain ait connu jusqu’aux temps récents est celle des esclaves de Saint Domingue ( Haiti) ayant conquis par eux-mêmes leur liberté. La révolution de Saint Domingue coïncidait avec celle du peuple français. L’aile radicale de la révolution française sympathisait donc naturellement avec celle des esclaves ayant conquis leur liberté par eux-mêmes , devenus de ce fait d’authentiques citoyens. Mais bien entendu les colons de la place ne l’entendaient pas ainsi. Le recul de la révolution française s’est traduit dans les Antilles par le rétablissement de l’esclavage, à nouveau aboli par la Seconde République en 1848, sans que pour autant soit aboli leur statut colonial jusqu’en 1945, date à partir de laquelle s’ouvre un chapitre nouveau de leur histoire.
Que voulait-on ? L’indépendance – fut elle encore en apparence éloignée – ou l’assimilation, ou la construction d’une « Union française véritable », c’est à dire d’un Etat multinational. Les partis communistes des Antilles et de la Réunion se sont battus sur le terrain de l’assimilation et ont fini par l’emporter effectivement. Le résultat s’impose aujourd’hui : l’assimilation a créé une dépendance économique et sociale telle qu’il est difficile de concevoir que le mouvement puisse être inversé et que les Antilles et la Réunion puissent un jour devenir indépendants. Paradoxe apparent : si aujourd’hui les Antilles et la Réunion sont devenues indissociables de la France, elles le doivent aux efforts des communistes, de France et des colonies concernées, couronnés de succès. La droite, qui s’était toujours opposée à l’assimilation des droits, défenseur hier de l’esclavage et plus tard du statut colonial, n’auraient donc pas évité que le mouvement conduise, ici comme dans les Antilles anglaises et à Maurice, à la revendication indépendantiste.
Bien entendu, en dépit des transformations profondes produites par la départementalisation à partir de 1945, les effets du passé esclavagiste et colonial ne pouvaient être gommés ni de la mémoire des peuples concernés ni de leur conception vivante de leur identité dans ses rapports avec la France. Peauxnoires, masques blancs nous propose, sur ce terrain une analyse d’une lucidité parfaite. Le traitement des problèmes abordés dans cet ouvrage permet d’en saisir la singularité – au-delà des dénominateurs communs banals- par opposition aux défis auxquels sont confrontés les Noirs des Etats-Unis, ceux des Antilles britanniques, du Brésil, les Noirs d’Afrique en général et ceux d’Afrique du Sud en particulier. Je rapporterai ces différences à la distinction que je propose entre colonialisme externe et colonialisme interne (ref Du capitalisme à la civilisation, 2008, pages 145-151).
Fanon et le défi du capitalisme réellement existant
L’accumulation par dépossession est permanente dans l’histoire du capitalisme réellement existant
Fanon avait parfaitement compris que l’expansion capitaliste était fondée sur la dépossession des peuples d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine et des Caraibes, c’est-à-dire de la majorité écrasante des peuples de la planète. Que les victimes majeures de cette expansion – les « damnés de la terre »- étaient donc ces peuples, appelés par la force des choses à la révolte permanente et légitime contre l’ordre mondial impérialiste.
Le capitalisme historique, fondé sur la conquête du monde par les centres impérialistes abolit par sa nature même la possibilité pour les sociétés des périphéries de son système mondial de « rattraper » et de devenir, à l’image des centres, des sociétés capitalistes opulentes. La voie capitaliste constitue pour ces peuples une impasse. L’alternative est donc socialisme ou barbarie. La vision (hélas dominante) d’une accumulation préalable nécessaire et incontournable qui exigerait le passage par une « phase capitaliste » avant de s’engager sur la voie socialiste, est sans fondement dès lors qu’on prend la mesure des défis objectifs que représente le capitalisme historique.
La conquête du monde par les Européens constitue une gigantesque dépossession des Indiens d’Amérique. La traite négrière qui prend la relève exerce sur une bonne partie de l’Afrique une ponction qui retarde d’un demi millénaire le progrès du continent. Des phénomènes analogues sont visibles en Afrique du Sud, au Zimbabwe, au Kenya, en Algérie et plus encore en Australie et en Nouvelle Zélande. Ce procès d’accumulation par dépossession caractérise l’Etat d’Israël – une colonisation en cours. Non moins visibles sont les conséquences de l’exploitation coloniale des paysanneries soumises de l’Inde anglaise, des Indes néerlandaises, Philippines, de l’Afrique : les famines (celle célèbre du Bengale, celles de l’Afrique contemporaine) en constituent la manifestation. La méthode avait été inaugurée par les Anglais en Irlande dont la population, jadis égale à celle de l’Angleterre n’en représente plus encore aujourd’hui que le dixième, ponctionnée par la famine organisée dont Marx a fait le procès. La dépossession n’a pas frappé seulement les populations paysannes – la grande majorité des peuples d’autrefois. Elle a détruit les capacités de production industrielle (artisanats et manufactures) de régions naguère et longtemps plus prospères que l’Europe elle même : la Chine et l’Inde entre autre (les développements de Bagchi, dans son dernier ouvrage Perilous passage, sont sur ce sujet indiscutables).
Le XIXe siècle a représenté l’apogée de ce système de la mondialisation capitaliste/impérialiste. Au point que, désormais, expansion du capitalisme et « occidentalisation » au sens brutal du terme rendent impossible la distinction entre la dimension économique de la conquête et sa dimension culturelle, l’eurocentrisme.
Le XXe siècle : la première vague des révolutions socialistes et l’éveil du « Sud »
Le moment de l’apogée du système est bref : à peine un siècle. Le XXe siècle est celui de la première vague de grandes révolutions conduites au nom du socialisme (Russie, Chine, Vietnam, Cuba) et de la radicalisation des luttes de libération de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique latine, dont les ambitions s’exprime à travers le « projet de Bandoung » (1955-1981). Cette concomitance n’est pas le fruit du hasard. Le déploiement mondialisé du capitalisme/impérialisme a constitué pour les peuples des périphéries concernées la plus grande tragédie de l’histoire humaine, illustrant ainsi le caractère destructif de l’accumulation du capital. La loi de la paupérisation formulée par Marx s’exprime à l’échelle du système avec encore plus de violence que ne l’avait imaginé le père de la pensée socialiste ! Cette page de l’histoire est tournée. Les peuples des périphéries n’acceptent plus le sort que le capitalisme leur réserve. Ce changement d’attitude fondamental est irréversible. Ce qui signifie que le capitalisme est entré dans sa phase de déclin. Ce qui n’exclut pas la persistance d’illusions diverses : celles de réformes capables de donner au capitalisme un visage humain (ce qu’il n’a jamais eu pour la majorité des peuples), celles d’un « rattrapage » possible dans le système, dont se nourrissent les classes dirigeantes des pays « émergents », grisées par les succès du moment, celles de replis passéistes (para religieux ou para ethniques) dans lesquelles sombrent beaucoup de peuples « exclus » dans le moment actuel. Ces illusions paraissent tenaces du fait que nous sommes dans le creux de la vague. La vague des révolutions du XX siècle s’est épuisée, celle de la nouvelle radicalité du XXI siècle ne s’est pas encore affirmée. Et dans le clair obscur des transitions se dessinent des monstres, comme l’écrivait Gramsci.
Les gouvernements et les peuples de l’Asie et de l’Afrique proclamaient à Bandoung en 1955 leur volonté de reconstruire le système mondial sur la base de la reconnaissance des droits des nations jusque là dominées. Ce « droit au développement » constituait le fondement de la mondialisation de l’époque, mise en œuvre dans un cadre multipolaire négocié, imposé à l’impérialisme contraint, lui, à s’ajuster à ces exigences nouvelles. L’ère de Bandoung est celle de la Renaissance de l’Afrique. Ce n’est pas un hasard si les Etats africains s’engagent dans des projets de rénovation qui leur imposent de s’inspirer des valeurs du socialisme, puisque la libération des peuples des périphéries s’inscrit nécessairement dans une perspective anti capitaliste. Il n’y a pas lieu de dénigrer ces tentatives nombreuses sur le continent, comme on le fait aujourd’hui : le régime odieux de Mobutu a permis en trente ans la formation d’un capital d’éducation au Congo 40 fois supérieur à celui que les Belges n’avaient pas réalisé en 80 ans. Qu’on le veuille ou non, les Etats africains sont à l’origine de la formation de véritables nations. Et les options « trans ethniques » de leurs classes dirigeantes ont favorisé cette cristallisation. Les dérives ethnicistes sont ultérieures, produites par l’épuisement des modèles de Bandoung, entraînant la perte de légitimité des pouvoirs et le recours de fractions de ceux ci à l’ethnicité pour la rétablir à leur profit. Je renvoie ici à mon ouvrage L’ Ethnie à l’assaut des Nations (Harmattan, 1994).
Le long déclin du capitalisme, sera-t-il synonyme d’une longue transition positive au socialisme ? Il faudrait pour qu’il en soit ainsi que le XXIe siècle prolonge le XXe siècle et en radicalise les objectifs de la transformation sociale. Ce qui est tout à fait possible mais dont les conditions doivent être précisées. A défaut, le long déclin du capitalisme se traduirait par la dégradation continue de la civilisation humaine. Je renverrai ici à ce que j’ai écrit à ce propos il y a plus de vingt cinq ans : « Révolution ou décadence ? » ( Classe et Nation, Minuit 1979, pp 238-245).
Le déclin n’est pas non plus un processus continu, linéaire. Il n’exclut pas des moments de « reprise », de contre offensive du capital. Le moment actuel est de cette nature. Le XXe siècle constitue un premier chapitre du long apprentissage par les peuples du dépassement du capitalisme et de l’invention de formes socialistes nouvelles de vie, pour reprendre l’expression forte de Domenico Losurdo ( Fuir l’histoire, Delga 2007). Avec lui je n’analyse pas son développement dans les termes de « l’échec » (du socialisme, de l’indépendance nationale) comme la propagande réactionnaire qui a le vent en poupe aujourd’hui tente de le faire. Au contraire ce sont les succès et non les échecs de cette première vague d’expériences socialistes et nationales populaires qui sont à l’origine des problèmes du monde contemporain. L’analyse des contradictions sociales propres à chacun de ces systèmes, des tâtonnements caractéristiques de ces premières avancées, explique leur essoufflement et finalement leur défaite et non leur échec ( Samir Amin, Au delà du capitalisme sénile, PUF 2002, pp 11-19). C’est donc cet essoufflement qui a créée les conditions favorables à la contre offensive du capital en cours : une nouvelle « transition périlleuse » des libérations du XXe siècle à celles du XXIe siècle.
L’action politique de Fanon est située toute entière dans ce moment de l’histoire, celui de l’ère de Bandoung (1955-1980) et de la première vague de luttes de libération victorieuses. Les choix qu’il a fait –se ranger aux côtés du Front de Libération Nationale de l’Algérie et des mouvements de libération du continent africain- était le seul digne d’un révolutionnaire authentique.
Le conflit capitalisme/socialisme et le conflit Nord/Sud sont indissociables.
Le conflit Nord/ Sud (centres/périphéries) est une donnée première dans toute l’histoire du déploiement capitaliste. C’est pourquoi la lutte des peuples du Sud pour leur libération – désormais victorieuse dans sa tendance générale- s’articule à la remise en question du capitalisme. Cette conjonction est inévitable. Les conflits capitalisme/socialisme et Nord/Sud sont indissociables. Il n’y a pas de socialisme concevable hors de l’universalisme, qui implique l’égalité des peuples. Dans les pays du Sud les majorités sont victimes du système, dans ceux du Nord elles en sont les bénéficiaires. Les uns et les autres le savent parfaitement bien que souvent soit ils s’y résignent (dans le Sud) soit ils s’en félicitent (dans le Nord). Ce n’est donc pas un hasard si la transformation radicale du système n’est pas à l’ordre du jour dans le Nord, tandis que le Sud constitue toujours « la zone des tempêtes », des révoltes répétées, potentiellement révolutionnaires. De ce fait les initiatives des peuples du Sud ont été décisives dans la transformation du monde comme toute l’histoire du XX ième siècle le démontre. Constater ce fait permet de situer dans leur cadre les luttes de classes dans le Nord : celui de luttes économiques revendicatives qui en général ne remettent en question ni la propriété du capital ni l’ordre mondial impérialiste. Cela est particulièrement visible aux Etats-Unis dans le cadre d’une culture politique du consensus. La situation est plus complexe en Europe du fait de sa culture politique du conflit opposant droite et gauche, depuis les Lumières et la révolution française, puis ensuite avec la formation d’un mouvement ouvrier socialiste et la révolution russe (cf S. Amin, Le virus libéral, 2003). Néanmoins l’américanisation des sociétés européennes, en cours depuis 1950, atténue graduellement ce contraste. De ce fait également les modifications de la compétitivité comparée des économies du capitalisme central, associées aux développements inégaux des luttes sociales, ne méritent pas d’être placées au centre des transformations du système mondial, ni au cœur des différentes variantes possibles des rapports entre les Etats-Unis et l’Europe, comme le pensent beaucoup des partisans du projet européen. De leur côté les révoltes du Sud, quand elles se radicalisent, se heurtent aux défis du sous développement. Leurs « socialismes » sont de ce fait toujours porteurs de contradictions entre les intentions de départ et les réalités du possible. La conjonction, possible mais difficile, entre les luttes des peuples du Sud et celles de ceux du Nord constitue le seul moyen de dépasser les limites des uns et des autres.
Le capitalisme étant un système mondial et non la simple juxtaposition de systèmes capitalistes nationaux, les luttes politiques et sociales, pour être efficaces, devaient être conduites simultanément dans l’aire nationale (qui reste décisive parce que les conflits, les alliances et les compromis sociaux et politiques se nouent dans cette aire) et au plan mondial. Il est impossible de dessiner la trajectoire que dessineront ces avancées inégales produites par les luttes au Sud et au Nord. Mon sentiment est que le Sud traverse actuellement un moment de crise, mais que celle-ci est une crise de croissance, au sens que la poursuite des objectifs de libération de ses peuples est irréversible. Il faudra bien que ceux du Nord en prennent la mesure, mieux qu’ils soutiennent cette perspective et l’associent à la construction du socialisme. Un moment de solidarité de cette nature a bien existé à l’époque de Bandoung. A l’époque les jeunes Européens affichaient leur « tiers mondisme », sans doute naïf, mais combien plus sympathique que leur repliement actuel ! A mon avis l’humanité ne pourra s’engager sérieusement dans la construction d’une alternative socialiste au capitalisme que si les choses changent aussi en Occident développé. Cela ne signifie en aucune manière que les pays de la périphérie doivent attendre ce changement et, jusqu’à ce qu’il se produise, se contenter de « s’ajuster » aux possibilités qu’offre la mondialisation capitaliste. Au contraire c’est plus probablement dans la mesure où les choses commenceront à changer dans les périphéries que les sociétés de l’Occident, contraintes de s’y faire, pourraient être amenées à leur tour à évoluer dans le sens requis par le progrès de l’humanité toute entière. A défaut le pire, c’est à dire la barbarie et le suicide de la civilisation humaine, reste le plus probable.
Dans les périphéries du capitalisme mondialisé – par définition « la zone des tempêtes » dans le système impérialiste – une forme de la révolution demeure bien à l’ordre du jour. Mais son objectif est par nature ambigu et flou : libération nationale de l’impérialisme (et maintien de beaucoup, ou même de l’essentiel, des rapports sociaux propres à la modernité capitaliste), ou davantage ? Qu’il s’agisse des révolutions radicales de la Chine, du Viet Nam et de Cuba ou de celles qui ne le furent pas ailleurs en Asie, en Afrique et en Amérique latine, le défi demeurait : « rattraper » et/ou « faire autre chose » ? Ce défi s’articulait à son tour à une autre tâche considérée également prioritaire : défendre l’Union soviétique encerclée. L’Union soviétique, plus tard la Chine, se sont trouvées confrontées à des stratégies d’isolement systématique déployées par le capitalisme dominant et les puissances occidentales. On comprend alors que, la révolution dans l’immédiat n’étant pas à l’ordre du jour ailleurs, la priorité ait été généralement donnée à la sauvegarde des Etats post révolutionnaires. Les stratégies politiques mises en œuvre – dans l’Union soviétique de Lénine puis de Staline et de ses successeurs, dans la Chine maoïste puis post maoïste, celles déployées par les pouvoirs d’Etat nationaux populistes en Asie et en Afrique, celles proposées par les avant-gardes communistes (qu’elles se soient situées dans le sillon de Moscou, ou de Pékin, ou qu’elles aient été indépendantes) se sont toutes définies par rapport à la question centrale de la défense des Etats post révolutionnaires.
L’Union soviétique, la Chine, le Vietnam et Cuba ont à la fois connu les vicissitudes des grandes révolutions et été confrontées aux conséquences de l’expansion inégale du capitalisme mondial. Ces pays ont néanmoins progressivement sacrifié -à des degrés divers- les objectifs communistes d’origine aux exigences immédiates du rattrapage économique. Ce glissement, abandonnant l’objectif de la propriété sociale par lequel se définit le communisme de Marx pour lui substituer la gestion étatique et s’accompagnant par le déclin de la démocratie populaire, étouffée par la dictature brutale (et parfois sanglante) du pouvoir post révolutionnaire, préparait l’accélération de l’évolution vers la restauration du capitalisme. Dans les deux expériences la priorité a été donnée à la « défense de l’Etat post révolutionnaire » et les moyens internes déployés à cette fin ont été accompagnés de stratégies extérieures priorisant cette défense. Les partis communistes ont été alors invités à s’aligner sur ces choix non seulement dans leur direction stratégique générale mais même dans leurs ajustements tactiques au jour le jour. Cela ne pouvait produire rien d’autre qu’un affadissement rapide de la pensée critique des révolutionnaires dont le discours abstrait sur la « révolution » (toujours « imminente ») éloignait de l’analyse des contradictions réelles de la société, soutenu par le maintien des formes d’organisation quasi militaires contre vents et marées.
Les avant-gardes qui refusaient l’alignement, et parfois osaient regarder en face la réalité des sociétés post révolutionnaires, n’ont néanmoins pas renoncé à l’hypothèse léniniste d’origine (la « révolution imminente »), sans tenir compte que celle-ci était de plus en plus visiblement démentie dans les faits. Il en a été ainsi du trotskysme et des partis de la IVe Internationale. Il en a été ainsi d’un bon nombre d’organisations révolutionnaires activistes, inspirées parfois par le maoïsme, ou par le guevarrisme. Les exemples en sont nombreux, des Philippines à l’Inde (les naxalites), du monde arabe (avec les Nationalistes/communistes arabes -les qawmiyin- et leurs émules au Yémen du Sud) à l’Amérique latine (Guevarrisme).
Les grands mouvements de libération nationale en Asie et en Afrique, entrés en conflit ouvert avec l’ordre impérialiste, se sont heurtés, comme ceux qui ont conduit des révolutions au nom du socialisme, aux exigences conflictuelles du « rattrapage » (la « construction nationale ») et de la transformation des rapports sociaux en faveur des classes populaires. Sur ce second plan les régimes « post révolutionnaires » (ou simplement post indépendance reconquise) ont certainement été moins radicaux que les pouvoirs communistes, raison pour laquelle je qualifie les régimes en question en Asie et en Afrique de « nationaux – populistes ». Ces régimes se sont d’ailleurs parfois inspirés des formes d’organisation (parti unique, dictature non démocratique du pouvoir, gestion étatiste de l’économie) mises au point dans les expériences du « socialisme réellement existant ». Ils en ont généralement dilué l’efficacité par leurs options idéologiques floues et les compromis avec le passé qu’ils ont acceptés.
C’est dans ces conditions que les régimes en place comme les avant-gardes critiques (le communisme historique dans les pays en question) ont été invités à leur tour à soutenir l’Union soviétique (et plus rarement la Chine) et à bénéficier de son soutien. La constitution de ce front commun contre l’agression impérialiste des Etats-Unis et de leurs partenaires européens et japonais a certainement été bénéfique pour les peuples d’Asie et d’Afrique. Ce front anti-impérialiste ouvrait une marge d’autonomie à la fois pour les initiatives des classes dirigeantes des pays concernés et pour l’action de leurs classes populaires. La preuve en est fournie par ce qui est advenu par la suite, après l’effondrement soviétique.
Bibliographie
Samir Amin, Le virus libéral , Le temps des Cerises, 2003
Samir Amin, L’ethnie à l’assaut des Nations, Harmattan 1994
Samir Amin, Classe et Nation, Minuit, 1979
Samir Amin, Pour un monde multipolaire, Syllepse 2005
Samir Amin, L’avenir du Maoisme, Minuit 1981
Samir Amin, Théorie et pratique du projet chinois de socialisme de marché, Alternatives Sud,
Vol VIII, n° 1, 2001
Samir Amin , Pour la cinquième Internationale, Le Temps des cerises, 2006
Samir Amin, Modernité, religion et démocratie, critique del’eurocentrisme, Parangon, 2008
Samir Amin, Du Capitalisme à la Civilisation , Syllepse, 2008
Etiemble, L’Europe chinoise
Giovanni Arrighi, Adam Smith in Beijing, Verso 2007
André Gunder Frank, Re-Orient
Amiya Bagchi, Perilous passage