Par Angela Davis
Une transformation historique est en cours dans les métropoles occidentales. Depuis 2013, les États-Unis traversent une vague de contestation profonde des institutions policières et judiciaires. À la suite de la mort de trois hommes noirs – Trayvon Martin, puis Michael Brown et Eric Garner entre les mains de la police –, un mouvement a vu le jour pour réclamer la justice sociale et raciale, sous le nom de « Black Lives Matter ».
« Les vies des Noirs sont importantes », dit littéralement le slogan. Cet énoncé prescriptif dénonce une politique systématisée qui veut que la vie d’une personne africaine-américaine soit moins importante que celle d’une personne blanche. La violence à l’encontre des Africains-américains ne se manifeste en effet pas seulement par des brutalités isolées, mais par une discrimination systémique au sein des institutions judiciaires et policières : les crimes racistes commis par les forces de l’ordre (et parfois par des citoyens blancs) restent impunis, sont sciemment couverts par les instances de répression et sont socialement validés par les arbitrages judiciaires.
Cette réalité est un secret de polichinelle. En faire le récit relève du lieu commun, mais il faut des milliers de personnes dans les rues pour l’imposer dans le débat public. Et c’est ce qui s’est produit : en deux ans, la question des violences policières est devenue incontournable dans le paysage médiatique et politique étatsunien. Ce tournant est le fruit d’initiatives multiples, des marches contre les violences policières jusqu’aux interpellations de candidats électoraux, en passant par une occupation résolue des réseaux sociaux, blogs et plate-formes numériques. Cette vague contestataire est l’un des mouvements les plus prometteurs depuis Occupy Wall Street pour ceux qui luttent en faveur de la justice sociale et de l’égalité.
En France, une initiative des plus prometteuses rassemble une pluralité de militantes, issues des horizons sociaux et politiques les plus divers, pour lutter contre le racisme d’État, l’islamophobie, la rromophobie, la négrophobie et leur point de cristallisation principal : les violences policières. Ces femmes, toutes issues de l’immigration et des quartiers populaires, ont appelé à une « marche de la dignité » le 31 octobre, pour réclamer la fin de l’arbitraire policier et raciste.
Cet appel a d’ores et déjà reçu un soutien impressionnant. Elle est absolument unitaire au sein des luttes de l’immigration et des quartiers populaires. De nombreuses associations de terrain, qui luttent au quotidien contre l’islamophobie, la négrophobie ou encore la rromophobie, en sont partie prenante. À l’initiative de militants associatifs, des cars seront affrétés depuis la province vers Paris. Du côté de la gauche radicale française, il faut noter que la plupart de ses organisations ont appelé à cette manifestation. À l’international, de nombreux groupes autour de Black Lives Matter ont apporté leur soutien. C’est le cas aussi de Podemos ou encore de la coalition turque HDK auquel est affilié le principal parti d’opposition de gauche pro-kurde HDP.
Si cette initiative fait sens du côté de ceux qui subissent les discriminations de façon systématique, elle a donc aussi le potentiel d’être un mouvement rassembleur, un moment fort des mobilisations sociales au sens large et pour l’ensemble des forces progressistes. Elle porte aussi un message internationaliste, car il s’adresse à toutes celles et ceux qui luttent contre le système mondial de la suprématie blanche, soutenu par les États impérialistes et leurs politiques néocoloniales à l’étranger, carcérales et sécuritaires à l’intérieur.
Il n’est à cet égard pas anodin que cette mobilisation ait lieu en pleine offensive israélienne à Jérusalem et dans les colonies. Israël est aujourd’hui un pilier de ce système néocolonial, par son rôle de gendarme du Moyen-Orient, son régime d’apartheid à l’égard des Palestiniens et son rôle d’avant-garde dans le complexe militaro-carcéral et la promotion des technologies de maintien de l’ordre. Pour les marcheurs français, cette conjoncture est à la fois riches d’analogies, tant la France a une position pro-active dans les technologies sécuritaires (drones, surveillance, armes prétendument non léthales), et tant son gouvernement appuie systématiquement les initiatives israéliennes.
Enfin, cet appel est lancé en France par ce que, dans le monde anglophone, nous avons l’habitude d’appeler des « femmes de couleur » (women of color). Cette dimension résonne particulièrement avec les combats que j’ai eu à mener. Hier comme aujourd’hui, les femmes non blanches ont eu une place spécifique dans le système raciste. Du rôle de soutien de famille des Africaines-américaines jusqu’aux femmes, sœurs et filles d’hommes victimes du système policier et carcéral, nous, femmes de couleur, avons toujours joué un rôle d’avant-garde dans la lutte antiraciste. Je suis heureuse de voir de nouvelles générations de femmes reprendre ce flambeau, et réaffirmer la dignité de millions de voix écrasées, humiliées, de familles brisées, et d’héritages rompus.
Octobre 2015,