Corps noirs, mort et Réparations

Intervention de Mireille Fanon Mendès France lors du webinar organisé par le IBW21 –International Black World21- et NAARC -National Afro American Reparation Commission-, début mai 2020

Depuis plusieurs jours, vu le nombre de corps noirs touchés par cette pandémie, il est temps de se recentrer sur le processus politique des réparations car sans ce passage par la réhabilitation des Africains et des Afro-descendants, par leur reconnaissance épistémologique, le sens de l’humanité ne changera pas. Il restera tel qu’il est, violent, menteur, manipulé par les dominants qui ignorent la vie des plus pauvres et des plus vulnérables ainsi que celle des migrants, abandonnés aux portes de l’Europe sous le feu de balles turques ou grecques.

Cette pandémie vient confirmer ce que nous dénonçons d’année en année: les conséquences de la mise en esclavage, de la colonisation et du colonialisme sont visibles dans les corps de nos frères et sœurs noirs. Et pourtant, même si cela est admis, leur vie n’a jamais changé. Toujours confrontés à des emplois précaires, qu’ils ont dû accepter au lendemain de l’abolition et auxquels ils n’ont jamais pu se soustraire, ils n’ont d’autre choix que de vivre dans des zones périphériques et sont privés, la plupart du temps, de tous leurs droits fondamentaux. L’État, dans une perception coloniale de leur corps, continue de ne pas les voir et de les ignorer.

La manière dont les États occidentaux ont géré cette pandémie et le silence qui a entouré la mort d’un grand nombre de damnés -Afro-descendants, Africains, Arabes, indigènes, Autochtones- montrent que la colonialité du pouvoir ne sait considérer ces personnes que comme des Non- Êtres.

Bien sûr, il y aura toujours des experts affirmant que si les Noirs sont plus touchés par le coronavirus, c’est qu’ils vivent dans des conditions socio-économiques non soutenables. Ce n’est pas faux, mais ils veilleront à ne pas proposer une analyse dynamique précisant que le statut de Non-Êtres qui leur est attribué remonte au moment où la science et l’église ont décidé qu’ils n’avaient pas d’âme, ce qui de facto les a dépouillés de toute humanité, ce qui les a condamnés à une vie de misère et d’invisibilité. Peu importe l’abolition, les textes moralisateurs, les analyses dénonçant le racisme, peu importe les résolutions, les conférences internationales contre le racisme. Rien ne fonctionne. Dans l’inconscient collectif mondial est profondément enkystée la certitude que le Noir vaut moins que le Blanc qui se considère être le seul porte-étendard de la modernité euro-centrée. Les Noirs n’ont plus qu’à accepter cette subjugation.

Si nous savons comment les mis en esclavage ont été traités, hors de tous droits, les traitements inhumains dont ils ont été victimes ne traversant pas les clôtures de la plantation, alors on voit, dans le traitement d’exclusion qui frappe ceux confrontés à la violence d’un État qui ignore leurs droits, la continuité de l’idéologie de la suprématie blanche qui préfère que la précarité des damnés ne traversent que très rarement les frontières des quartiers périphériques.

Cette crise sanitaire les a encore affaiblis puisqu’elle a conduit à une crise de production; ils se sont retrouvés sans travail, décision prise par des Etats qui les ont mis au chômage ou mieux par des Etats qui ont décidé d’une grève générale à un niveau presque mondial, ce qui ne s’était jamais  vu; ces mêmes États combattant farouchement cette forme de résistance -arme principale du travailleur, du précaire et du migrant.

Nous avons également vu comment le corps noir est appréhendé lorsqu’un médecin français, même s’il prétend avoir été mal compris, a proposé que les vaccins soient testés en Afrique pour le bien de l’humanité. Des corps déshumanisés, désacralisés ; avec cette proposition scandaleuse, ils seraient devenus des cobayes. C’est en effet le même paradigme de domination, les corps noirs ne comptent que s’ils profitent à la domination blanche. On peut même dire que le Noir est dépossédé de son corps.

Ils meurent en nombre vertigineux dans les favelas brésiliennes, dans certaines villes nord-américaines, dans les villes périphériques européennes, que ce soit pendant la pandémie ou en temps normal. Toute période est dangereuse pour l’homme noir.

Qui s’en préoccupe? Qui fait entendre sa voix? Personne du côté de la communauté internationale alors que nous sommes au milieu de la Décennie Internationale pour les Personnes d’Ascendance Africaine. Personne du côté des États où ils meurent seuls, souvent jetés dans une fosse commune comme l’étaient leurs ancêtres. Seules quelques organisations tentent de briser ce mur de silence, une nouvelle frontière installée entre les communautés.

Un jogger est tué par deux Blancs à Brunswick, il faudra plus de 3 semaines pour l’arrestation des deux meurtriers. Imaginez la réaction de la police si un jogger blanc avait été tué par deux Noirs.

Les corps noirs ne comptent pas, arrêtez de croire le contraire. Cette croyance vient du temps long qui nous sépare de la traite négrière transatlantique, de la mise en esclavage, de la colonisation et du colonialisme. Il est de notre responsabilité de ne pas enterrer cette réalité, de la laisser émerger dans l’esprit de chacun, y compris de ceux qui se trompent en pensant qu’ils sont sauvés pour avoir franchi la première ou la seconde couche du plafond de verre; tant qu’elle n’a pas complètement éclaté pour tous, alors notre lutte politique contre le racisme structurel inhérent au système capitaliste blanc, libéral et dominateur ne peut se satisfaire de demi-victoire.

Demain, il y aura d’autres Trayvon, d’autres Mohamed, d’autres jeunes Afro-Brésiliens (plus de 1900 en 2019), et encore beaucoup d’autres tués à cause de la violence policière, d’autres jeunes handicapés à vie ou incarcérés; d’autres voix s’élèveront contre ces crimes et qui, après avoir été louées, deviendront inaudibles alors que le silence étouffe la vie de nos frères et sœurs, seuls face à ce racisme structurel et systémique qui les écrase et les emporte.

Peut-être plus encore maintenant, il est urgent de se recentrer sur le processus politique des réparations dans une perspective décoloniale. Il y a urgence face à la façon individualiste -voire proprement libérale- dont les États se sont comportés, y compris entre États d’un même continent.

Ce mouvement pour des réparations décoloniales doit conduire à l’introduction d’une rupture portée par tous les Africains et les Afro-descendants afin de forcer le monde blanc occidental à reconsidérer les normes imposées au détriment d’un droit à une humaine humanité où les humains comptent plus que les profits capitalistes et le pillage systématique des ressources naturelles et des cerveaux.

Nous n’avons d’autre choix que de travailler à la construction d’une internationale décoloniale dont les réparations doivent être la pierre angulaire. Ne nous laissons pas embourber dans des postures morales visant à une résilience artificielle. Reprenons le contrôle de nos gouvernements qui, après nous avoir forcés à vivre dans un état d’urgence au prétexte de lutter contre le terrorisme, sont tentés d’en ajouter un autre pour des raisons sanitaires. Ne laissons pas l’état d’urgence devenir notre horizon; dans ce contexte, le processus décolonial des réparations a un rôle important à jouer car il s’agit avant tout de l’ «anagnorisis » (reconnaissance) de l’identité humaine et de la dignité des corps noirs que ce soit en Afrique ou dans la diaspora.

Mireille Fanon Mendès-France, présidente de la Fondation Frantz Fanon


English version

Intervention during the webinar organized by the IBW21 –International Black World21- and NAARC -National Afro American Reparation Commission-, early May 2020

For several days, given the number of black bodies affected by this pandemic, it is time to refocus on the political process of reparations because without this passage through the rehabilitation of Africans and Afro-descendants, by their epistemological recognition, the sense of humanity will not change. It will remain as it : violent, liar, manipulated by dominant that ignore the lives of the poorest and the most vulnerable as well as that of the migrants, abandoned at the gates of Europe under the fire of Turkish or Greek bullets.

This pandemic confirms what we denounce from year to year: the consequences of enslavement, colonization and colonialism are visible in the bodies of our black brothers and sisters. And yet, even if admitted, their lives have never changed. Still faced with precarious jobs, which they had to accept in the aftermath of abolition from which they were never able to escape, they have no choice but to live in peripheral areas and are deprived, most of the of time, of all their fundamental rights. The State, in a colonial perception of their bodies, continues to not see them and to ignore them.

The way in which the western states have handled this pandemic and the silence which surrounded the death of a large number of damned – Afro-descendants, Africans, Arabs, natives, Aboriginals – show that the coloniality of power can only consider these people as Non-Beings.

Of course, there will always be experts claiming that if black people are more affected by the coronavirus, it is because they live in unsustainable socio-economic conditions. This is not false, but they will take care not to offer a dynamic analysis specifying that the status of Non-Beings which is attributed to them dates back to the time when science and church decided that they had no soul, which de facto stripped them of all humanity and condemned them to a life of misery and invisibility. No matter the abolition, the moralizing texts, the analyzes denouncing racism, no matter the resolutions, the international conferences against racism. Nothing works. In the global collective unconscious is deeply encysted the certainty that Black is worth less than White which is the only standard-bearer of Euro-centered Modernity. Blacks only have to accept this subjugation.

If we know how the enslaved were treated, out of all rights, the inhuman treatment of which they were victims not crossing the fences of the plantation, then we see, in the treatment of exclusion which strikes those confronted with the violence of a State which ignores their rights, the continuity of the ideology of the white supremacy which prefers that the precariousness of the damned only very rarely cross the borders of the peripheral districts.

This health crisis has further weakened them since it has led to a production crisis; they found themselves without work, a decision taken by States which put them out of work or better by States which decided on a general strike at an almost global level, which had never been seen; these same States fiercely fight this form of resistance – the main weapon of the worker, the precarious and the migrant.

We have also seen how the black body is apprehended when a French doctor, even if he claims to have been misunderstood, proposed that the vaccines be tested in Africa for the good of humanity. Dehumanized, desacralized bodies; with this outrageous proposal, they would have become cobbayes. It is indeed the same paradigm of domination ; black bodies do not count only if they benefit to white domination. We can even say that Black is dispossessed of his body.

They die in dizzying numbers in Brazilian favelas, in certain North American or European peripheral cities, whether during the pandemic or in normal times. Any period is dangerous for the black human.

Who cares? who makes their voice heard? No one on the side of the international community when we are at the midterm of the International Decade for People of African Descent. No one on the side of the States where they die alone, often thrown into a mass grave like their ancestors were. Only a few organizations are trying to break this wall of silence, a new border installed between the communities.

A black jogger is killed by two Whites in Brunswick, it will take more than 3 weeks for the arrest of the two murderers. Imagine the reaction of the police if a white jogger had been killed by two Blacks.

Black bodies don’t count, stop believing otherwise. This belief is part of the long time that separates us from the transatlantic trade slave, enslavement, colonization and colonialism. It is our responsibility not to bury this reality, to let it emerge in the minds of everyone, including those who are mistaken in thinking that they are saved for having crossed the first or second layer of the glass ceiling.  As long as it has not completely broken out for all, then our political struggle against the structural racism inherent in the white, liberal and domineering capitalist system cannot be satisfied with a half-victory.

Tomorrow, there will be other Trayvon, other Mohamed, other young Afro-Brazilians (more than 1,900 in 2019), and many more killed due to police violence, other young disabled people in life or incarcerated; other voices will be raised against these crimes and which, after being praised, have become inaudible while silence stifles the life of our brothers and sisters alone in the face of this structural and systemic racism which crushes and carries them away.

Perhaps even more so now, it is urgent to refocus on the political process of reparations from a decolonial perspective. There is an urgency in the face of the individualist – or even strictly liberal – way in which States have behaved, including between States on the same continent.

This movement for decolonial reparations must lead to the introduction of a rupture carried by all Africans and Afro-descendants in order to force the Western white world to reconsider the standards imposed to the detriment of a right to a human humanity where the humans matter more than capitalist profits and the systematic plunder of natural resources and brains.

We have no other choice but to work for the construction of a decolonial international whose cornerstone must be the reparations. Let us not get bogged down in moral postures aimed at artificial resilience. Take back control of our governments which, after forcing us to live in a state of emergency on the pretext of fighting terrorism, are tempted to add another for sanitary reasons. Let us not let the state of emergency become our horizon; in this context, the decolonial process of reparations has an important role to play because it is above all about the « anagnorisis » (recognition) of human identity and the dignity of black bodies whether in Africa or in the diaspora.

Mireille Fanon Mendes France, chair, Frantz Fanon Foundation

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