Penser la fabrique de la jouissance dans un monde cherchant à tuer

La fabrique de la jouissance : Plus-value et Plus-de-jouir, Paris-Naples, Samedi 4 mai 2024

English version below

La Fondation Frantz Fanon a été invitée à participer à une réflexion sur « La fabrique de la jouissance; plus-value et plus-de-jouir » organisée par l’Institut italien pour les études philosophiques, avec entre autres la collaboration de l’association lacanienne internationale. Voici la contribution de Mireille Fanon Mendès France, co-présidente de la Fondation.

Comment penser la fabrique de la jouissance dans un monde cherchant à tuer, à éliminer tout ce qui se met en travers de son rêve de puissance, de profit et de financiarisation ? N’y a-t-il pas une antinomie entre fabrique et jouissance ? Dans quel rêve de production de jouissance se meut on lorsque l’on accole ces deux termes ? La jouissance est elle de l’ordre de la production ou de l’improbable de la rencontre et du désir ?  

Dans cet accouplement entre fabrique et jouissance, cette dernière ne fait elle pas partie d’une œuvre de destruction ?  Lorsque les bombes tombent sur Gaza et que des politiques israéliens affirment que les Palestiniens ne sont que des animaux, ne se vautrent ils pas dans un désir construit par des mots obscènes, déshumanisants et d’une incommensurable vulgarité ? Le décompte des morts, le génocide offert par l’Etat israélien au reste du monde fonctionne-t-il comme une catharsis ou plutôt n’enferme-t-il pas nombre de ses adeptes dans le fantasme d’un objet du désir qui, une fois le crime commis, les jette dans une perte irréparable ? Rien ne sera possible après. L’Etat israélien a mis à jour, avec ce génocide, sous nos yeux, avec nos silences lors des 15 000 premiers morts, l’idéalisation d’une vérité mensongère. Les victimes et/ou leurs descendants du génocide que fut la seconde guerre mondiale sont devenus les bourreaux d’un peuple ayant toujours vécu sur cette terre, tout comme le sont aussi devenus tous ceux qui ont aidé à la perpétration de ce crime, en refusant d’actionner un certain nombre de leviers politiques au niveau de la communauté internationale. Il aura fallu attendre près de 35 000 morts Palestiniens pour que certains Etats retrouvent un peu de leur dignité.

Oui, c’est dans cet espace de mort qu’est aujourd’hui la Palestine, son peuple désigné comme ennemi commun fabriqué par les arnaqueurs de la démocratie blanche euro-centrée, raciste que s’est joué la fabrique d’une jouissance mortelle. La mort comme fin en soi, la mort que l’on impose à ceux que l’on conteste ; la mort comme mode de gouvernance. C’est de cette jouissance là dont il faut parler. Trouver la jouissance dans la mort, plus précisément trouver la jouissance en imposant la mort à une population visée, sur une grande échelle, de manière systématique, n’est ce pas tout simplement s’imposer à soi-même une mort et surtout se priver, à terme de tout désir de l’Autre. C’est se damner sans fin à être son propre bourreau et à n’assouvir son désir non pas avec l’Autre mais contre l’Autre. N’est ce pas ainsi se condamner à errer sur des terres qui ne vous appartiennent pas et à être en permanence le gardien de soi-même tout en perdant son statut de victime si facile à mettre en avant dès lors que vos décisions sont contestées voire contestables. Mais après cela qui vous croira ?

Le groupe à la tête de l’Etat israélien fait penser aux groupes d’amis du film ‘la grande bouffe’ ; dans ce film de Marco Ferreri, de 1973, ce n’est pas le rapport à la nourriture ou au corps qui est questionné mais l’obscénité des bourgeois qui perdent le sens de la mesure. Avec l’Etat israélien, c’est son rapport au monde et particulièrement à ce monde se vautrant dans la vulgarité de la pensée, se vautrant dans sa blanchitude décadente et pernicieuse.

Dans cette fabrique de la jouissance mortelle, ce n’est pas le Hamas qui doit être questionné mais un Etat qui perd tout sens de la mesure au point d’oublier qu’il a participé à la construction du Hamas, aidé dans cette œuvre par les Nord-Américains et qui après avoir joui de son bon coup dans la cour de l’Autorité palestinienne, vient organiser dans une orgie qu’il imagine ‘salvatrice’ du 7 octobre le génocide de Palestiniens sans oublier que cette jouissance ne cessera que lorsque le plan d’expulsion définitif des Palestiniens de Gaza mais aussi de la CisJordanie sera réalisé. N’oublions pas la volonté d’Israël d’expulser les Palestiniens de Gaza, à la suite de l’opération “Déluge d’Al Aqsa”, en octobre 2023, vers le Sinaï égyptien, en vue d’en faire une “patrie de substitution” à la Palestine. Il s’agit à terme d’extirper toute présence palestinienne des pays périphériques de l’État israélien. L’objectif étant d’éradiquer le vivier du militantisme palestinien des pays du pourtour et surtout, après avoir délégitimé le travail de l’UNRWA, -Office de Secours des Nations Unies pour les Réfugiés Palestiniens-, de mettre fin au statut de nombreux Palestiniens dotés du droit au retour sur les terres qu’ils ont dû fuir lors de la création d’Israël, en 1948. Netanyahou n’a-t-il pas plusieurs fois répété qu’il fallait jeter aux oubliettes le droit au retour des Palestiniens ?

Cette fabrique de la jouissance est construite sur des instincts de mort, et ce que semble refuser de comprendre ceux qui organisent cette fabrique, c’est qu’ils mettent en scène leur propre mort, tant la haine alimentée par la peur de l’Autre est consubstantielle au système de domination qu’ils défendent et prétendent imposer à l’ensemble du monde. Certes, ils n’aiment pas l’Autre mais surtout ils en ont peur, ils le craignent. Pour eux la meilleure solution est la fabrique de l’ennemi, qu’il soit de l’intérieur ou de l’extérieur, car elle leur offre l’acmé de la jouissance avec sa mise à mort orchestrée, montrée en direct.

Ceux qui tuent, pillent, volent, mutilent, expulsent, doivent enfin comprendre que la normalisation de leur mode de vie est en urgence absolue. De cette jouissance, de leur jouissance nous n’en avons jamais voulu, encore moins maintenant qu’auparavant. Nous voulons jouir dans la découverte de l’Autre, dans l’Amour de l’Autre, mais cela ne pourra advenir que par une rupture épistémologique et ontologique du rapport de vérité à l’Autre, non dans le mensonge qui nous est imposé depuis 1492.

Une question demeure, comment cette fabrique de la jouissance en arrive à se répercuter parmi les damnés, qui reproduisent cette course à la jouissance mortifère donnée pour modèle produisant de la plus-value dans la jouissance ? Ainsi en Haïti, des gangs, instrumentalisés par les pouvoirs présidentiels successifs et particulièrement depuis l’arrivée des Duvallier, instrumentalisés par les Etats Unis et le Core group, dont la France, instrumentalisés par les trafiquants de drogue et désirant maintenant jouer un rôle qu’ils voudraient politique, au cœur de la société haïtienne ; il n’en demeure pas moins qu’ils jouent, dans cette fabrique de la jouissance, contre eux-mêmes et encore plus contre l’Autre eux-mêmes ; leur désir de jouissance est tel qu’il ne semble s’assouvir que dans la jouissance que procure la mise à mort et la terreur imposées. A ce spectacle effarant, ceux de l’extérieur et particulièrement les pouvoirs hégémoniques se frottent les mains, les gangs leur prêtant main forte dans leurs objectifs d’asservissement d’un peuple résistant. Double jouissance pour les dominants qui réussissent à imposer leur diktat en instrumentalisant ceux qu’ils considèrent comme des Non Êtres et pour les dominés cherchant à dominer leurs frères d’histoire de résistance et d’émancipation afin de profiter d’une jouissance fantasmée qui leur a toujours échappée et dont ils n’ont cessé de rêver.

Le bourreau, n’ayant pas réussi à imposer sa recolonisation du pays Haïti, malgré tous ses efforts en direction d’une grande partie de l’élite haïtienne, alors il se tourne vers les exclus, vers ceux que son système aliène en leur procurant les moyens d’exécuter ses basses besognes. Le bourreau, tout comme ceux qui sont ses bras armés,  espère gagner en plus-value. Mais cette plus-value de la jouissance baigne dans le sang des Non Êtres, des racisés, des sans voix et des sans droits et s’en repait au point de se faire éclater la panse au vu du nombre de crimes commis. Le seul objectif de ceux qui participent à cette œuvre de destruction est d’échapper à la justice, autre champ de production d’une jouissance sans nom : la fabrique de l’impunité.

Leur temps orgiaque se termine ; à nous de nous réveiller et de résister pour construire le monde du Vous, où l’on peut toucher l’Autre ; le paradigme de leur mort coloniale jouissive sera aboli ; on ne peut plus se contenter, comme ce modèle nous l’impose, de faire semblant de remplacer le vice par la vertu. On sait que leur vertu tout comme leur vice ne sert que leur appareil de domination, donc à tuer, à mutiler, à exclure, à expulser. A génocider. Si l’on doit à partir d’ici et de maintenant penser à la fabrique de la jouissance alors on doit y penser en termes de rupture et de résistance décoloniale dans une aspiration collective de changement décolonial, de désaliénation collective décoloniale et d’émancipation , sans jamais y accoler le mot fin.

Mireille Fanon Mendes France

Fondation Frantz Fanon

Thinking the factory of jouissance in a world seeking to kill

The Fondation Frantz Fanon was invited to take part in a discussion on “La fabrique de la jouissance; plus-value et plus-de-jouir” organized by the Italian Institute for Philosophical Studies, with the collaboration of the Association Lacanienne Internationale. Here is Mireille Fanon Mendès France’s contribution.

How can we think the factory of jouissance in a world seeking to kill and eliminate anything that stands in the way of its dream of power, profit and financialization? Isn’t there an antinomy between the factory and jouissance? What kind of dream of the production of jouissance do we have when we put these two terms together? Does jouissance belong to the domain of production, or to the improbable of encounter and desire? 

In this coupling between factory and jouissance, isn’t the latter part of a work of destruction?  When bombs fall on Gaza and Israeli politicians claim that Palestinians are nothing more than animals, aren’t they wallowing in a desire constructed by obscene, dehumanizing words of immeasurable vulgarity? Does the death toll, the genocide offered by the Israeli state to the rest of the world, function as a catharsis, or does it lock many of its followers into the fantasy of an object of desire which, once the crime has been committed, throws them into irreparable loss? Nothing will be possible afterwards. With this genocide, before our very eyes, with our silence during the first 15,000 deaths, the Israeli state has brought to light the idealization of a false truth. The victims and/or their descendants of the genocide of the Second World War have become the executioners of a people who have always lived on this land, as have all those who helped perpetrate this crime, by refusing to activate a certain number of political levers at the level of the international community. We had to wait for almost 35,000 Palestinians to die before certain States regained some of their dignity.

Yes, it is in this space of death that is Palestine today, its people designated as the common enemy fabricated by the hustlers of white, euro-centric, racist democracy, that the manufacture of mortal enjoyment has been played out. Death as an end in itself, death imposed on those we contest; death as a mode of governance. This is the kind of jouissance we need to talk about. To find jouissance in death, or more precisely, to find jouissance in imposing death on a target population, on a large scale and systematically, is quite simply to impose death on oneself, and above all to deprive oneself, in the long term, of all desire for the Other. It’s to damn oneself endlessly, to be one’s own executioner, and to satisfy one’s desire not with the Other, but against the Other. Doesn’t this condemn you to wander in lands that don’t belong to you, and to be your own constant watchdog, while at the same time losing your victim status, so easy to put forward when your decisions are contested or even questionable? But after that, who’s going to believe you?

The group at the head of the Israeli state is reminiscent of the groups of friends in Marco Ferreri’s 1973 film ‘La grande bouffe’, in which it’s not the relationship to food or the body that’s being questioned, but the obscenity of the bourgeoisie, which is losing its sense of proportion. With the Israeli state, it’s its relationship to the world, and particularly to this world wallowing in the vulgarity of thought, wallowing in its decadent and pernicious whiteness.

In this factory of mortal pleasure, it’s not Hamas that needs to be questioned, but a state that has lost all sense of proportion, to the point of forgetting that it helped build Hamas, with North American help, and that, after enjoying its good deed in the Palestinian Authority’s backyard, is now organizing the genocide of Palestinians in an orgy that he imagines to be « saving » on October 7, without forgetting that this pleasure will only cease when the plan for the definitive expulsion of Palestinians from Gaza and the West Bank is carried out. Let’s not forget Israel’s intention to expel the Palestinians from Gaza, following Operation Flood of Al Aqsa, in October 2023, to the Egyptian Sinai, with a view to making it a « substitute homeland » for Palestine. The ultimate aim is to extirpate any Palestinian presence from countries on the periphery of the Israeli state.

The aim is to eradicate the breeding ground of Palestinian militancy in the surrounding countries, and above all, having delegitimized the work of UNRWA (United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees), to put an end to the status of many Palestinians who have the right to return to the lands they were forced to flee when Israel was created in 1948. Hasn’t Netanyahu repeatedly said that the Palestinians’ right of return should be consigned to oblivion?

This factory of jouissance is built on death instincts, and what those who organize this factory seem to refuse to understand is that they are staging their own death, so consubstantial is the hatred fueled by fear of the Other to the system of domination they defend and claim to impose on the whole world. Of course, they don’t like the Other, but above all they fear them. For them, the best solution is to manufacture the enemy, whether from within or without, as this offers them the climax of their enjoyment with its orchestrated, live death.

Those who kill, pillage, steal, mutilate and expel, must finally understand that the normalization of their way of life is an absolute emergency. We have never wanted this jouissance, their jouissance, even less now than before. We want to enjoy the discovery of the Other, the Love of the Other, but this can only happen through an epistemological and ontological rupture in the relationship of truth to the Other, not through the lie that has been imposed on us since 1492.

One question remains: how does this factory of jouissance come to reverberate among the damned who reproduce this race to mortifying jouissance given as a model for producing surplus value in jouissance? In Haiti, gangs, instrumentalized by successive presidents, particularly since the arrival of the Duvalliers, instrumentalized by the United States and the Core Group, including France, instrumentalized by drug traffickers and now wishing to play a political role at the heart of Haitian society; The fact remains, however, that in this factory of jouissance, they are playing against themselves, and even more so against the Other themselves; their desire for jouissance is such that it seems to be satisfied only by the jouissance provided by the death and terror imposed. This appalling spectacle makes outsiders, particularly the hegemonic powers, rub their hands, as the gangs lend them a hand in their goal of enslaving a resistant people. It’s a double jouissance for the dominators, who succeed in imposing their diktat by instrumentalizing those they consider to be non-Beings, and for the dominated, who seek to dominate their brothers in the history of resistance and emancipation, in order to enjoy a phantasmal jouissance that has always eluded them and of which they have never ceased to dream.

The torturer, having failed to impose his recolonization of the country Haiti, despite all his efforts aimed at a large part of the Haitian elite, then turns to the excluded, to those whom his system alienates by providing them with the means to carry out his dirty work. The torturer, like those who are his sword-wielding arms, hopes to gain in added value. But this surplus value of jouissance is bathed in the blood of the non-beings, the racialized, the voiceless and the disenfranchised, and it feasts on them to the point of bursting at the seams, given the number of crimes committed. The sole aim of those who take part in this work of destruction is to escape justice, another field of production of a nameless jouissance: the factory of impunity.

Their orgiastic time is coming to an end; it’s up to us to wake up and resist, to build the world of You, where we can touch the Other; the paradigm of their orgiastic colonial death will be abolished; we can no longer content ourselves, as this model imposes on us, with pretending to replace vice with virtue. We know that their virtue, like their vice, only serves their apparatus of domination, which means killing, mutilating, excluding, expelling. To genocide.

If we are to think about the factory of jouissance from the here and now, then we need to think about it in terms of rupture and decolonial resistance, in a collective aspiration for decolonial change, decolonial collective disalienation and emancipation, without ever attaching the word « end » to it.

Mireille Fanon Mendes France

Co-chair, Frantz Fanon Foundation

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