Algérie : L’insurrection et la suite

Ghazi Hidouci, membre du bureau de la Fondation Frantz Fanon, est en relation depuis plusieurs semaines avec un groupe de jeunes avec qui il a des échanges portant sur l’analyse ayant amené à cette mobilisation spectaculaire mais qui énoncent leurs attentes et les conditions à garantir pour y parvenir. Le texte ci-dessous est un reflet des réflexions suscitées par la mobilisation et de ses enjeux pour le peuple algérien. 

En ce septième vendredi, la pression populaire a entraîné non seulement l’effondrement de fait de l’Etat mais aussi  la séparation de la direction de l’Armée d’avec la bande qui assurait depuis des décennies la représentation étatique. Les différents participants à cet échange n’ont d’autre objectif que de mettre en place des moyens pour que le mouvement populaire s’émancipe et formule des orientations de transformation.

Ce texte porte en lui l’expérience des réformes bloquées en 1991 à la suite d’un coup d’Etat; il formule l’importance de la pensée de l’action politique immédiate dans le débat citoyen actuel.

Les participants à ce débat ont fait le choix de ne mettre leurs échanges que sur un site, non seulement indépendant mais aussi porteur des orientations de leur combat. 

«Rien, nous n’attendons rien, c’est trop tard», en prenant la rue, nous nous sommes constitués en mouvement populaire, hors partis, mouvement qui a décidé de prendre son destin en main. Ces formulations sont pratiquement, à la lettre, celles faites par Benboulaid en janvier 1955 en réponse à Vincent Monteil.

C’est amer, en mars 2019, de le formuler ainsi, mais le mouvement populaire devenu insurrection pacifique pense de ce régime présent ce que les militants de 1954 pensaient de l’administration coloniale. Le plus remarquable est qu’à ce jour l’insurrection pacifique ne réclame nullement le partage du pouvoir. L’enjeu n’est pas le pouvoir des hommes, des partis et des clans, l’enjeu ce sont les droits des citoyen.nes et ceci, l’idéologie portée par l’Etat est incapable de le comprendre. Dès lors, cette idée lancinante d’un besoin de direction qui négocierait avec l’Etat est stupide; elle ne fait aucunement partie du calendrier politique du mouvement.

Le régime actuel est un régime militaire prédateur marchant ‘constitutionnellement’ à coups de privilèges pour qui s’affirme moujahidine; il s’appuie, en utilisant à l’envi des lois d’exception, sur la mise en place institutionnelle d’une répression conduite par des officiers de clans au nom de l’armée nationale. Il est temps que cela cesse publiquement; il n’y a pas besoin de négocier ni de mettre en branle des élections; le jour où les libertés seront conquises, le débat pour des élections se posera.  

Dans ce mouvement populaire, les Algériens sont solidement unis en «frères» comme ils l’étaient en 1954. Endosser une figure de «frère» revient, dans notre culture, à rejoindre une figure politique, spirituelle, fondamentale qui détermine les liens pacifiques, festifs et de solidarité, pendant les manifestations. Le mouvement a étendu cette figure aux militaires et même aux policiers qui, dans leur pratique quotidienne, sont de sa catégorie sociale. Cette force sociale, sans avoir pour cela besoin de négocier, a la capacité d’exiger de changer les choses, ce que le gouvernement ne peut accepter. L’insistance de ce qui reste d’Etat à dialoguer pour un compromis de sortie de crise relève de l’aveuglement !

Le mouvement populaire en résistance est le lieu de la formulation politique de la résistance. La singularité politique des événements se  nomme subjectivement, celle de l’espace et du lieu de novembre 1954. En l’affirmant, les citoyen.nes n’aspirent à aucun populisme méthodologique. Le rapport du réél à cette pensée est celui du militant de 1954 qui lie la jeunesse d’aujourd’hui à ses ainés. L’année 2019 est une césure sur d’une part, ce qui se clôt et qui se pense comme colonial et d’autre part sur ce qui s’ouvre et se pense comme liberté, dignité et modernité. Il ne s’agit, en aucun cas, d’un moment politique de négociation voulu par le calendrier du pouvoir et de l’Etat.

Les citoyen.nes se révoltent en février 2019; l’événement n’est pas de l’ordre de l’Etat, des partis, du pouvoir, mais des citoyen.nes. Beaucoup d’interrogations, lors de rencontres entre les  jeunes, les femmes et les hommes dans ce mouvement populaire d’insurrection portant sur la misère économique, les violences envers les femmes, et en filigrane, l’identité sexuelle. Sans discours moralisateur, en suivant le chemin politique, les citoyen.nes ont montré, entre autres la force de la femme non discriminée. Rarement le personnel et le social ont été si étroitement imbriqués dans des liens collectifs solides et fraternels. Le mouvement a montré la voie  du refus de la confusion qui prévaut déjà, entre foi religieuse personnelle et politiques identitaires communautaristes. Ainsi on a vu des manipulateurs étatiques et/ou non-étatiques de la foi qui ont amené des personnes à se diviser et à prendre des positions radicales extrémistes. Echanger, converser, dans la paix et la continuité, c’est exactement ce dont on a besoin pour faire face à une tragédie comme celle-ci. C’est dans cette dynamique populaire que se mobilisent les habitants des quartiers populaires mais aussi les femmes agressées quotidiennement, objectif stratégique non contradictoire avec l’unité la plus large.

C’est curieux que, lors de débats sans fin, les spécialistes de la politique ne comprennent pas les insurrections populaires et les comportements dans le réel. Les citoyen.nes ont cela inscrit dans leur corps, dans leur vie. Ils n’ont pas cette merveille, héritage parisien, de la fameuse laïcité, derrière laquelle tous les colonialistes se planquent.

Avec le départ du président, les principes de l’Êtat, qui le portent, doivent être détruits. Face à cette vérité à laquelle est confrontée l’Etat, le pouvoir en place propose sa solution sous la forme d’un Etat consensuel. Les grandes puissances exigent le consensus parce que, déconnectées de la réalité, elles n’ont généralement qu’une vue erronée des événements; leurs conseillers et leurs planificateurs n’ont pour objectif que de mettre en place des régimes soumis et de créer des Etats faillis. De fait, ils sont déconnectés de la réalité et négligent les politiques populaires qui peuvent renverser les situations à leur détriment. Leur grande maladie, d’origine coloniale, est qu’ils veulent au nom des peuples qu’ils veulent contrôler, sans jamais avoir été mandatés par eux. Ils projettent sur eux leurs propres intérêts, les présentant comme s’ils étaient des leurs. Ils dénigrent les revendications politiques légitimes internes de leurs peuples et les accusent d’être commandités par des forces étrangères….

Le mouvement est préoccupé par ces liens; aussi agit il avec intelligence et réclame-il des décisions immédiates sans avoir à se constituer en force de parti.

Il réclame de :

1 Mettre en place les mécanismes de fin de la corruption par un audit du budget, des banques et du marché

2 Déterminer clairement le champ du service public et des biens communs: eau, hydrocarbures, école, santé….

3 Supprimer les privilèges et redéfinir les liens de l’armée avec la politique

En agissant par la propagande idéologique, les observateurs font une grossière erreur de pensée politique; les clans de pouvoir trouvent le moyen de manipuler la pensée du mouvement et de refuser de comprendre la prescription à l’oeuvre à l’intérieur du mouvement politique. Ils se proposent, sous couvert de l’article 102 de la Constitution, d’ignorer la prescription unanime des formes de conscience. Nous sommes alors fondamentalement dans le blocage, dans des conditions plus critiques pour l’appareil d’Etat que pour le mouvement: en réalité , en dépit des bravades, l’Etat, dans son fonctionnement, est très mal en point alors que le mouvement se porte bien.

Dans la situation figée présente, faite d’absence de négociation, la situation évolue vers une séparation irréversible entre le pouvoir d’Etat, dans toutes ses contradictions impuissantes claniques, et le mouvement populaire, chaque jour présent, transparent, sans aucune arrière pensée hypocrite. La pensée politique du mouvement a la force irrésistible, notamment face aux manoeuvres, aussi bien visibles que souterraines, de penser le réel, démocratiquement partagé par les citoyen-e-s.  Tant que la pensée des citoyen,nes est en lien avec le réel de la société, elle sort victorieuse, quels que soient les drames conjoncturels de la lutte totalement pacifique menée quotidiennement.

Le mouvement populaire ne vit pas ces événements comme ceux de 1992, de 1988, de 1962, même si, chaque fois, ces moments politiques furent décisifs sur un plan structurel; ce qui se passe en 2019 traduit le comportement humain global de ce qu’a décidé de faire le mouvement populaire lors des grandes manifestations de 1961 pour en finir avec les derniers soubresauts de la colonisation.

il s’agit là, non d’un choix «déraisonnable», peu diplomatique, loin du possible, comme le pense le «sage Brahimi des Accords de Taef» mais d’une décision politique unanime, innovante, moderne et révolutionnaire. Nous rappelons au Sage diplomate la lecture politique de 1961:  le mouvement populaire a abouti unitairement et massivement à plusieurs objectifs :

1. Réinstaller à Tunis une direction du FLN, essoufflée par ses divisions, et de la crédibiliser pour mener la négociation,

2. Rompre avec les prétentions coloniales de division du pays et de spoliation économique,

3. Exprimer l’unité et la souveraineté populaire alors que toutes les propagandes malsaines travaillent à la division territoriale. Ce mouvement populaire, peu souligné par l’historiographie officielle, indique la réalité concrète d’une révolution. Il se lit de la même façon aujourd’hui. En 2019, la jeunesse algérienne redéploie la même singularité politique: la perspective est celle d’un changement d’un Etat gravement détérioré en un Etat composé de citoyens émancipés et égaux.

La rupture de l’ordre ancien, qui n’a plus d’utilité sociale avec la société vivante induite par les mobilisations pacifiques, populaires et insurrectionnelles, indique que le travail politique de chaque citoyen consiste à formuler et à établir un nouvel espace d’émancipation et de justice. C’est naturellement une opération humaine globale de société, d’histoire et de civilisation. La démocratie est tout le contraire du consensus dont nous subissons les conséquences coloniales. Les déclarations absurdes, d’après lesquelles une conférence contrôlée par l’Etat pourrait aboutir à une solution, témoignent de l’incompréhension complète de l’état d’esprit des citoyens; c’est une tentative avortée de manoeuvres éculées. Il ne sert à rien de nourrir les « spécialistes » de la politologie et de la mauvaise sociologie, soumis et abondamment utilisés en 1992. Ils envahissent déjà la presse et les évaluations internationales ; ils calomnient les citoyen.nes et mentent. iIs n’égarent que leurs patrons qui divaguent et de facto ne font jamais ce qu’ils disent . Nous n’avons pas besoin de vivre une transition, mais d’agir pour le changement. Et pourtant, on ne cesse de nous rabâcher qu’il y a nécessité de transition.

Se présentent alors deux options: 

  1. Celle d’une transition complexe, politicarde jusqu’à l’écoeurement, pseudo-technique, réservée à des spécialistes et des partis peu crédibles; c’est celle à laquelle s’accroche, à l’aide d’une propagande massive formulée nationalement et internationalement, l’illusion de ce qui reste d’Etat.
  2. Un mouvement populaire, massivement majoritaire qui revendique quelques opérations, simples, rapides et surtout facilement réalisables. La lecture des revendications des citoyen.nes ne relève pas de l’urgence des programmes mais de principes universels, de prescriptions basée sur une politique de liberté et de solidarité.

Reformulons la problématique de cette insurrection qui se joue tous les jours :  

• détruire les tares de l’énorme machine policière hors la loi et secrète mais aussi la corruption qui étouffe le peuple et l’Etat;

• obliger la police, force publique, à cesser de cultiver la politique du secret, et obtenir qu’elle soit rattachée à la justice;

• éliminer la corruption, clé de la pérennité du régime actuel, par un contrôle populaire efficace du budget, des marchés et du système bancaire;

• garantir les rapports sociaux en mettant en place des programmes d’élimination de la pauvreté, en contrôlant la production des richesses naturelles dont les hydrocarbures  et en assurant la protection des biens publics;

Les analyses citoyennes sont réfléchies en dehors et contre toute logique étatique et gouvernementale; elles relèvent d’un choix politique prescriptif immédiat, afin de faire cesser l’insurrection; une nouvelle constitution devrait les conforter.  Ceci est de l’ordre des principes du pouvoir du changement, non pas du pouvoir du gouvernement ou des «commissions» inventées pour brouiller les cartes; il s’agit du pouvoir que se donne le peuple pour changer le paradigme de la domination qui les a maintenus dans un état colonial depuis la lutte de libération.

Le souci du mouvement populaire est de contrôler la dynamique économique des hydrocarbures, de la monnaie, de l’inflation, de la pauvreté, de l’emploi, des services publics et en premier lieu de la corruption budgétaire et des marchés. A terme, il s’agit de mener le débat en prenant le temps de choisir les organisations compétentes.

Ceci est aisé, au contraire de ce que prétendent les professionnels de l’intermédiation; le mouvement populaire sait créer des associations, des collectifs et des assemblées qui nourrissent sa propre dynamique; leur articulation est facile à mettre en place, en tout cas plus que de créer de l’extérieur des coordinations oeuvrant pour des transitions inutiles. Les manoeuvres nationales et internationales sont déjà à l’oeuvre.

Le mouvement populaire, pour construire l’Etat, doit développer une compréhension matérialiste et historique des valeurs universelles, en développant des structures organisationnelles, des relations avec le système politique et en situant son évolution dans la formation étatique et les rapports d’intérêt de ce pays. La priorité de l’engagement organisationnel est dans la mise en place de collectifs de citoyen.nes pour multiplier les assemblées dans les quartiers, les villes et les villages, où chacun pourra délibérer de tous les aspects de la vie quotidienne les concernant, (eau, logement, hygiene, emploi, ), en dehors de toute présence ou de toute médiation de l’Etat ou des professionnels de la représentation.

La société s’exprime de façon morale et éthique; elle est un attribut du peuple. Elle a besoin, pour passer à la politique, de disposer d’institutions civiles. Il faut dès lors, en débattre d’urgence, car il n’y a pas de liberté défendue sans elles. C’est là que se perfectionne la liberté et non dans des élections dirigées.  C’est là que se moralisent l’Etat et le gouvernement; c’est là que s’établit la distinction entre vérité et hypocrisie.

Voilà la tâche prioritaire d’émergence de la conscience publique où les gens sont égaux; cette conscience ne peut venir des partis qui, de longue date, ont montré leur saturation, aussi bien dans le monde socialiste que dans le monde libéral, y compris dans des démarches désespérées entre ces deux mondes.

Cette tâche est pratique; les citoyen.nes sont jaloux de leur société et de sa pleine souveraineté; ils présentent la plus sûre garantie de sa défense: ils exigent le droit inaliénable à la liberté des citoyen.nes, réclament la libération de tous les détenus politiques, et rappellent le droit à un service public digne et sûr. iIs vont au combat, poursuivent les coupables, affirment la résistance. C’est la pression citoyenne qui, dans les moments tragiques, tranche, et c’est lui, qui, quotidiennement, supporte la précarité qui nous envahit.

Ceci étant précisé, il reste les intrigues idéologiques de pouvoir et d’intérêt, les manoeuvres électorales, les tactiques de régression: nous devons ldéconstruire ces manoeuvres qu’utilise le régime;

⁃ a) les citoyens s’organisent en collectifs et assemblées; les observateurs surveillent le mouvement en espérant y voir le lieu du dialogue avec l’Etat. Nous trouvons là, de nouveau, sous forme hypocrite, le souci de reproduction de la logique étatiste, ‘classiste’, déguisée en vision démocratique et émancipatrice. Ceci est habituel depuis 1988, époque à laquelle le multipartisme avec de nombreuses coordinations équivoques ont été créées, sans qu’elles représentent, pour autant, le mouvement populaire. A l’heure actuelle, des coordinations apparaissent et se multiplient. La vision parlementariste concurrentielle pour de futures élections se prépare. Le piège, pour grossier qu’il est, est dangereux, car il ouvre la voie au plan crapuleux de récupération du mouvement populaire par l’Etat;

⁃ les collectifs et assemblées, nécessaires à la vie du mouvement et à son organisation, ne s’organisent pas dans cet objectif. Il s’agit, pour la vie du mouvement politique, d’une démarche de travail nourrissant le mouvement de l’intérieur. Les mêmes mots n’ont pas forcément les mêmes effets; il faut cesser de se compromettre dans ce sport installé depuis 1988 par la «boite noire» du pouvoir; d’autant que ce pouvoir a, de facto, disparu. Il faut cesser de faire de la «politicaillerie» et écouter «la voix des citoyens» et se persuader qu’en politique chaque voix n’est qu’une et qu’il ne s’agit nullement, en l’état, de compétition politique. Les citoyen.nes se prononceront démocratiquement le moment venu; il faut discerner les perceptions, les contradictions, les pratiques, les dynamiques politiques dans chaque initiative et chaque situation.

La vague de protestation algérienne de 2019 a pour caractéristique essentielle, et c’est cela sa force, d’échapper à l’initiative des forces politiques constituées. Les formations classiques n’ont rien apporté, ni à la démocratie, ni à l’évolution de la société ; elles se sont compromises avec le pouvoir et sont tombées dans le plus total discrédit, elles ont, dès lors, perdu toute crédibilité oppositionnelle.

⁃ b) Les démagogues se soucient subitement de l’implication et du rôle de l’armée et de son lien avec le peuple; il s’agit là d’une position perfide et hypocrite tout à fait démagogique et électoraliste; le vrai problème consiste à comprendre pourquoi en 1956, il y a de là près de soixante ans, la décision secrète, honteuse parce que couverte par un mensonge, de tuer Abane Ramdane, a été prise; avec pour conséquence le fait que Abane a été la cible d’attaques, alors qu’il y avait une direction collégiale. Il faut comprendre ce que pensaient les membres de la délégation. La plate-forme de la Soummam avait valeur de  constitution. L’assassinat de Abane date du moment où le pouvoir, au sein du GPRA, était devenu un triumvirat composé de Krim, Boussouf et de Ben Tobbal; ainsi a été inauguré l’ère du pouvoir des généraux. Depuis, c’est inscrit dans l’ADN du pouvoir d’arbitrer ses crises par des coups d’Etat. C’est ainsi que s’imposa l’état major, Boumediene puis Bouteflika.

Dans le projet de charte de la Soummam était affirmé que le militaire dépendait du politique. Depuis, le pays vit sans charte, préférant l’oranisation du pays et le rapport permanent avec l’armée. Il a fallu attendre trois générations, soixante trois ans, pour que le rôle de l’armée prenne enfin tout son sens. Lorsque la décision fut prise en 1962, par une cellule croupion devant une opinion publique traumatisée par la guerre, on ne pouvait comprendre que la moitié des raisons. L’ALN, désormais ANP de métier, avait pour fonction la défense du territoire national contre une éventuelle agression étrangère. A l’heure actuelle, la vocation essentielle, sinon unique, de l’armée est d’intervenir sur le théâtre de la politique et de construire le régime: c’est faire preuve d’une belle cécité et se tromper stratégiquement dans la politique de défense contre la menace extérieure.

Aujourd’hui, les yeux se décillent. Les grands décideurs démocrates étrangers demandent à l’armée d’intervenir pour mettre de l’ordre dans leurs sordides affaires. Le pouvoir, liquéfié, aux abois, regarde vers l’armée, et l’autorise de nouveau à tirer sur le mouvement en colère.

Si le projet est de construire une constitution de droit, cette question doit être réglée à ce niveau; dans notre vision moderne, l’armée a pour mission de lutter militairement pour protéger les citoyen.nes de l’agression externe. Ceci conduit à assurer la cohérence politique à quatre niveaux :

1. l’armée n’a pas pour mission d’assurer la sécurité intérieure; cette mission est l’affaire de la police encadrée par la justice;

2. la guerre est toujours populaire, car qui agresse le pays agresse le peuple; le peuple est toujours engagé dans la guerre quand elle a lieu. Les ennemis savent que, s’ils planifient une agression militaire contre le pays, les citoyen.nes lèveront le poing;

3. il s’en suit que le conseil de défense qui arbitre les stratégies militaires est un conseil politique, où la démocratie politique est présente;  

4. cela implique que l’organe de défense n’agit pas dans le secret de l’élaboration de la décision et de sa mise en oeuvre; la police politique ne peut avoir de rôle secret dans le fonctionnement de l’Etat. La constitution veille strictement à ce que le secret soit éliminé, autrement le peuple pourrait se retrouver face à la réalité de l’assassinat de Abane Amdane, et une fois de plus, il n’y aurait plus d’Etat.

⁃ c) beaucoup de débats idéologiques insistent sur l’exclusion de la jeunesse; le mouvement citoyen n’exclut aucunement les jeunes qui sont le bras armé du mouvement; ce qui n’est pas vrai pour l’Etat. Le minimum serait que les jeunes appréhendent la vérité sur l’histoire politique près de soixante ans après et comprennent comment la direction de l’Etat est allée dans le fossé. Si le FLN est enterré, ce n’est pas parce que les jeunes ne s’y reconnaissent pas, c’est parce qu’il a décrété que ses militants étaient des privilégiés dans une constitution de privilégiés, ce qui en soit est moralement scandaleux. On doit se méfier de la transition, pour laquelle le pouvoir actuel n’a aucune légitimité. Ce n’est pas avec le FLN que se fait le dialogue; ce serait le chemin vers une impasse;

⁃ l’expression politique du mouvement se formule dans la pensée réelle des gens en rapport au réel; elle n’est pas réductible à l’Etat et n’a pas besoin de se discipliner grâce à un calendrier ou à une logique qui lui serait. Elle a ses lieux qui sont la rue et les associations choisies par le mouvement. Le vrai dialogue c’est, qu’au sommet de la responsabilité juridique, l’Etat reconnaisse la légitimité du mouvement de résistance, concrètement présent. L’usage exclusif du lexique de la politique de discrimination confirme que pour le pouvoir et l’opposition tout comme pour les communicants du régime et leurs relais culturels, le statut de ceux qui sont absents de la scène officielle est obstinément ignoré, or ils sont l’écrasante majorité. Ce que les jeunes demandent aussi, c’est une éducation de qualité, l’accès à la santé et l’absence de domination économique et culturelle. Dès lors, parler de débat pour l’élaboration de programmes relève d’une énième tentative de duperie;

⁃ il y a en définitive une incapacité étatique à prendre la mesure exacte d’une mobilisation politique populaire. Là se situe la véritable crise. Elle réside dans l’incapacité à comprendre que la vague de protestation publique citoyenne de 2019 a pour caractéristique essentielle d’échapper à l’initiative des forces politiques constituées. Toutes ces formations se sont compromises avec le pouvoir, sont tombées dans le plus total discrédit et ont perdu toute crédibilité oppositionnelle. Ce n’est pas le miraculeux diplomate de l’accord de Taef au liban, qui leur sauvera la mise. …

⁃ c) La  peur la plus pernicieuse est la peur idéologique, construite dans les années 80 et savamment entretenue avec la menace islamiste: elle est de fait banalement politique et à ce titre n’intéresse pas le mouvement qui poursuit des batailles fraternelles de valeurs et de justice sociale, dans lesquelles il a l’unanimité. Nous ne sommes qu’à une première étape, celle d’une rupture drastique avec le système politique déviant. Il ne faut pas tenir pour pure perte l’expérience citoyenne réelle de  l’histoire islamiste récente en Algérie, et surtout au Moyen Orient, où les «contre révolutions» alignées sur l’Arabie saoudite marquent les esprits. Nous savons que le jihadisme islamique n’existe que dans l’idéologie et dans les groupes marginaux sans danger ni base populaire. De plus, la poignée de terroristes vus en Syrie viennent du monde entier et sont arrivés en traversant la frontière avec des pays voisins, financés par des services internationaux de renseignement de pays dominants. Le prix payé a certes été très élevé mais aurait pu être évité s’il existait des garanties de liberté, de réforme religieuse et de régulation démocratique; les environnements deviennent distincts et les stratégies politiques se précisent en usant de modes d’actions diversifiés. Nos ennemis veulent nous détruire parce que nous les avons défaits, et ils ne l’oublient pas ; nous non plus.

Ghazi Hidouci