Au matin du lundi 29 juillet, la ville de Southport, au nord-ouest de l’Angleterre, est frappée d’une tragédie aux conséquences aussi considérables qu’imprévisibles. Un adolescent âgé de 17 ans, armé d’un couteau, s’introduit dans un cours de danse pour enfants consacré aux chansons de la pop star Taylor Swift. Le jeune garçon passe à l’attaque : il prend la vie de trois petites filles, âgées respectivement de six, sept et neuf ans, en blesse huit autres, ainsi que deux adultes cherchant à s’interposer. Dépêchée sur les lieux, la police parvient à interpeler le meurtrier.
Ses motivations sont obscures et la cruauté de son acte le rend impénétrable. Lorsque les médias s’emparent de l’affaire, son identité est, elle aussi, inconnue. Or l’espace public a horreur du vide et c’est bientôt la rumeur qui vient répondre aux interrogations des citoyens. Peu après l’arrestation, les autorités ont fait savoir qu’elles écartaient le « motif terroriste » (c’est-à-dire islamique). Pourtant, certains groupes politisés sèment le doute. La chaine YouTube Channel3Now lâche un nom : « Ali Al-Shakati », qui serait un immigré musulman de fraîche date, de toute évidence un terroriste islamiste.
Après l’avoir rebaptisé X, le multimilliardaire Elon Musk a délibérément métamorphosé le réseau social Twitter en pépinière de micro-Goebbels, passant commande d’un algorithme taillé pour la prochaine campagne de Donald Trump. Ce design a pesé sur l’affaire de Southport. En effet, plusieurs influenceurs de gros calibre relaient la désinformation avec une redoutable efficacité. C’est le cas du proxénète et orateur masculiniste Andrew Tate. Plus centrale encore est l’intervention du militant d’extrême-droite Tommy Robinson. Ce diffamateur condamné, fondateur de l’organisation fasciste English Defence League, entre autres groupuscules racistes, avait alors le vent en poupe.
Le 27 juillet, soit deux jours avant les meurtres, il haranguait un Trafalgar Square fourmillant de crânes rasés subjugués par ses slogans belliqueux. Cette foule xénophobe s’était rassemblée au centre de Londres à l’occasion d’une vaste marche, autour d’un slogan très simple : « we want our country back », nous voulons récupérer notre pays. C’est alors qu’il se sait au centre de l’attention de tous les médias du pays que Tommy Robinson entreprend de propulser force fake news sur les crimes de Southport. Nigel Farage, leader de l’extrême-droite plus présentable incarnée par le jeune parti Reform UK et nouvellement élu député, emboîte le pas à Robinson et reprend à son compte le récit de l’immigré musulman protégé par les autorités.
Dès le lendemain du crime, à Southport, des foules fascisées partent en quête de vengeance. Excitées par les bobards que distillent leurs politiciens favoris, ils s’attaquent à la communauté musulmane, tentant notamment de mettre à sac la mosquée locale. Pour faire taire les rumeurs et écarter les ambigüités, le juge en charge des meurtres des fillettes décide alors de divulguer l’identité du suspect.
Son nom est Axel Rudakubana, de nationalité britannique et de confession chrétienne, né à Cardiff de parents rwandais. Il n’y a jamais eu d’Ali Al-Shakati. Les manipulations médiatiques qui ont immédiatement accompagné l’affaire apparaissent comme dénuées du moindre fondement. Cependant, les commentateurs libéraux ont beau jeu d’insister à l’envi sur la nationalité et la religion de l’adolescent, croyant ainsi prendre l’extrême-droite au piège de ses contradictions. Il n’en fut rien : Axel Rudakubana est un garçon noir et cela saute aux yeux. Non seulement la révélation de son identité n’a nullement jugulé la rage islamophobe des émeutiers, mais elle a décomplexé et exalté une négrophobie jusque-là demeurée latente. La noirceur de l’accusé constitue une preuve à la fois plus évidente, plus irrévocable et plus accablante de son extériorité au corps national que ne le seront jamais un passeport ou une foi. À travers l’Angleterre et l’Irlande du Nord, les coups de force de meutes suprémacistes blanches ne cessent de se multiplier.
Des hôtels servant d’hébergement d’urgence à des réfugiés, notamment des familles avec enfants, sont pris d’assaut et font l’objet de tentatives d’incendie. Des logements personnels sont vandalisés, voient le portes forcées, leurs carreaux brisés, leurs occupants terrorisés, harcelés d’injures racistes, de cris de singes, de menaces détaillées. À Middlesbrough, les émeutiers ont organisé un barrage routier pour ne laisser passer que les automobilistes blancs. Boutiques comme bibliothèques sont mises à sac alors que résonnent des chants de hooligans et que des bannières fascistes claquent au vent.
Je n’ai rien contre les émeutes. Je ne dissimule rien de ma joie lorsque les militants de Black Lives Matter renversent des voitures de police ou que les gilets jaunes saccagent les rues chic de la capitale française. En revanche, j’ai beaucoup à reprocher au fascisme. Dans l’esprit de la vaste majorité du champ politique britannique, c’est rigoureusement l’inverse : on assisterait à un problème de maintien de l’ordre, non à une débâcle politique. Le premier ministre travailliste Keir Starmer promet de noyer les émeutiers sous les flics et les peines, condamne la destruction du mobilier urbain ou de la propriété privée, mais n’articule aucune critique substantielle du racisme et du fascisme qui constituent à la fois le mobile et le résultat de ces raids prédateurs.
Les rares appels à analyser la situation en profondeur convoquent des grilles d’analyse plus déplorables encore. Lorsque la députée conservatrice Donna Jones invite à s’intéresser aux causes de ces violences, ce n’est pas pour s’alarmer de l’abrutissement fasciste galopant qui gangrène la nation, mais au contraire pour compatir avec ses agents. Ces brutes vertueuses ne sont mues, à ses yeux, que par « le désir de protéger la souveraineté de la Grande-Bretagne, la nécessité de défendre les valeurs britanniques et, pour ce faire, de mettre un terme à l’immigration clandestine ».
Ce quasi-panégyrique de la ratonnade porte à incandescence un discours politique omniprésent à température ambiante dans l’espace public britannique. Les motivations des grappes de crétins nazifiés sont répétitivement présentées comme des « legitimate concerns » : des inquiétudes légitimes. Et personne ne semble se dresser pour objecter qu’organiser des tentatives de lynchage au premier fait divers n’est ni légitime, ni un symptôme d’inquiétude, mais bien davantage l’incontestable prodrome d’un nettoyage ethnique.
Le principal problème que soulèvent ces émeutes n’a rien à voir avec le désordre ou avec les dommages matériels qu’elles causent. Il convient de s’en alarmer parce qu’elles s’attaquent directement à des individus en raison de leur appartenance raciale, parce que ce sont de vastes machines à ratonner et qu’elles servent d’espace de politisation fasciste à de larges groupes, y compris des adolescents, voire des enfants.
Outre les contre-manifestations antifascistes, il faut souligner une rare lueur dans les ténèbres de la politique britannique officielle. Le Parti National Écossais (formation de gauche à la tête du gouvernement écossais depuis plus de quinze ans) de Glasgow a déclaré que si des émeutes d’extrême-droite venaient à éclore en Écosse, il faudrait former des milices d’activistes pour s’opposer à elles. Cet appel à trouver une solution militante à un problème politique a suscité l’immédiate réprobation de la droite et du centre, signe que l’antifascisme est non seulement publiquement condamné, mais que prendre l’antifascisme au sérieux semble de plus en plus impensable. Alors que l’extrême-droite prend la rue, il faudrait obligeamment la lui laisser et faire confiance à la seule police.
Pourtant, la situation est d’autant plus inquiétante qu’elle prend facilement place dans le grand récit que la droite populiste tient sur elle-même et sur le monde, enflammant ses biais de confirmation et, partant, renforçant son fanatisme. Partout où elle émerge, c’est une variante du discours du Grand Remplacement qui ouvre la voie de l’extrême-droite. Des élites libérales promouvraient une immigration pléthorique et dérégulée (ainsi que d’autres causes antinationales telles que l’écologisme, les droits LGBTQ+, etc.) pour servir les intérêts d’une finance internationale qui aurait intérêt à la dissolution de l’État-nation. La population majoritaire, toujours assimilée à une classe ouvrière blanche homogène et conservatrice, est théorisée comme le moteur d’une résistance à cette invasion coordonnée en haut lieu.
Si la droite du parti conservateur et l’extrême-droite sont si tendres avec les émeutiers, c’est qu’ils les envisagent comme la composante la plus décisive de leur petite téléologie politique. Autrement dit, dans l’esprit des commentateurs de droite, les foules néandertaliennes qui articulent laborieusement leurs slogans racistes, filment eux-mêmes leurs délits et les diffusent sur Tik-Tok, sont le visage des nouveaux croisés de la civilisation occidentale, prêts à rendre la nation à elle-même.
D’un point de vue strictement électoral, l’extrême-droite britannique est encore loin d’afficher les scores record des ses homologues de certains pays voisins, à commencer par la France. Certes, Reform UK progresse constamment et Nigel Farage impose son discours sur la place publique, mais l’espace politique du populisme de droite est insignifiant en comparaison des deux grands partis traditionnels. Cependant, cette extrême-droite dispose déjà d’un élément déterminant et unique en Europe occidentale : des troupes de choc racistes, largement spontanés, dotés d’une très haute conviction doctrinale et capables de prendre des risques pour accomplir leur desseins. En somme, l’amorce d’une avant-garde.
Le populisme dit « respectable » ne résistera pas bien longtemps à la tentation de prendre appui sur ces cogneurs électrisés par les rodomontades gazouillées par Tommy Robinson avec la bénédiction d’Elon Musk. On assistera alors à une symbiose entre outrances médiatiques calomniatrices, politique partisane xénophobe et violences urbaines typique du fascisme au sens le plus traditionnel du terme : celui de l’entre-deux guerres.
Aucun appel à la modération n’enrayera cette mécanique vouée à s’auto-alimenter constamment, telle une machine à mouvement perpétuel. Dans la conjoncture, les musulmans de certaines localités ont démontré de remarquables capacités d’auto-organisation qui ont fait reculer les assauts fascistes. Leur sécurité, voire leur survie, était dans la balance et il ne leur a pas fallu longtemps pour comprendre tous les enjeux. Dans la rue, les forces de la suprématie blanche ne se laissent jamais convaincre ; elles s’inclinent devant une force supérieure.
Norman Ajari