Les damnés de la terre et le printemps arabe – Frantz Fanon à Tunis

Omar Benderra

Fondation Frantz Fanon

Tunis, novembre 2012

C’est à Tunis en janvier 2011 à quelques mois du cinquantième anniversaire de sa mort que Fanon est interpellé par les damnés de la terre du monde arabe. Cinquante longues années pour que se renoue le fil d’une histoire de libérations inachevées, d’indépendance systématiquement détournées et d’oppression sans cesse renouvelée. Car c’est bien d’un damné de la terre s’immolant que tout est reparti : l’étincelle solitaire de Mohamed Bouazizi a embrasé la société tunisienne et mis à bas un système absurde, stérile, corrompu et répressif. Bref, un système dans le continuum arabe tel que décrit par l’immense poète irakien Mouzzafar En Nawab , je cite de mémoire que l’on me pardonne l’imprécision, : « Comme un oiseau, de l’Atlantique au Golfe survolant le monde arabe, je n’ai vu qu’une série de prisons les unes succédant aux autres… ». Le peuple tunisien a été le premier à briser les chaines de la dictature, à renvoyer son geôlier et à briser la continuité carcérale décrite par le poète.

Fanon a écrit son livre ultime, « Les damnés de la terre » à Tunis. Il ressort de témoignages de ses compagnons de lutte qu’une grande partie de ses intuitions se sont formées à partir de l’observation du régime de Bourguiba mais également de celle de pays africains récemment indépendants, comme le Ghana ou la Guinée qu’il avait visité en sa qualité d’ambassadeur du GPRA. Fanon a regardé sans œillères ni prisme idéologique la société qui l’avait accueilli et le système politique qui la dirigeait. Comme il analysait les organisations qui se mettaient en place dans les pays qu’il visitait et les courants politiques et les luttes qui traversaient le FLN à Tunis et dans l’ALN des frontières. Avec discrétion mais sans complaisance.

Toute sa vie en témoigne Fanon était un homme animé par le principe de réalité. Il avait étudié la philosophie à Lyon avec Merleau-Ponty en même temps qu’il poursuivait ses études de médecine après sa démobilisation de l’armée. Fanon n’ignorait rien des thèses sur la question des nationalités et sur le développement plus ou moins inspirées du marxisme, alors omniprésentes dans le débat politico-intellectuel. Et bien entendu, il en connaissait bien les déclinaisons les plus dogmatiques, au premier chef celles véhiculées par le parti communiste français.

Tout comme il était familier des arguments des libéraux et des partisans d’une économie de marché libérée de toute responsabilité sociale et la plus indépendante possible de la régulation d’Etat. Tous ceux qui l’ont approché en conviennent : Fanon n’était pas homme de système et ne se reconnaissait ni dans les uns ni dans les autres. C’est cette liberté qui lui a permis de formuler avec une remarquable précision le devenir de nos pays et d’évaluer à sa mesure le rôle d’élites chaque jour plus éloignées de leurs peuples : « …La bourgeoisie nationale qui prend le pouvoir à la fin du régime colonial est une bourgeoisie sous-développée. … Elle est toute entière canalisée vers des activités intermédiaires. Etre dans le circuit, dans la combine, telle semble être sa vocation profonde. La bourgeoisie nationale a la psychologie d’un homme d’affaire non de capitaines d’industrie. … » Les Damnés de la Terre (1961).

Le combat politique de Fanon est la continuité de sa pratique de médecin psychiatre. Libérer de la domination et de l’oppression consiste bien à contribuer à la désaliénation. Or les indépendances nationales ont été vidées de leur contenu démocratique, social, de leurs dimensions émancipatrices et libératrices. Le « bilan » des indépendances est, hélas, très largement conforme à l’évolution anticipée dans les « Damnés de la terre » : luttes pour le pouvoir, tribalismes et régionalismes alimentés par les anciennes puissances coloniales et menées par des contre-élites militaires ou civiles ont défiguré les indépendances. Dans le monde arabe comme en Afrique, l’ordre colonial a trouvé, avantageusement, dans les milieux dirigeants et les nouvelles bourgeoisies, des administrateurs coloniaux de substitution. Au bout du compte, la mainmise sur les ressources et le détournement des rentes par les castes au pouvoir, civiles ou militaires, ont bloqué nos pays et obéré les progrès possibles, achevé les espérances nourries dans les luttes pour les indépendances.

Il n’est pas particulièrement difficile de constater que le retrait des puissances coloniales de la gestion directe n’a pas réellement modifié la vie d’importantes catégories de nos populations condamnées au chômage et à la misère. L’oppression a changé de visage et d’uniforme mais elle demeure favorisant les régressions et les obscurantismes. Guerres civiles, pronunciamientos, présidences à vie et polices politiques ont favorisé le délitement des Etats naissants au profit de bureaucraties « intermédiaires » des anciens colonisateurs. Les autoritarismes, sous toutes leurs formes imaginables, constitués autour de la captation des ressources et de la prédation se sont accompagnées d’une gestion socio-économique désastreuse et d’un recul culturel vertigineux. L’héritage est particulièrement difficile à solder. Le legs des dictatures est bien ce réflexe liberticide que l’on retrouve chez ceux-là mêmes qui ont payé le prix de l’oppression. Mais de nombreux pays de notre aire culturelle n’en sont même pas à envisager cette phase ; l’incurie, la corruption, la prééminence des intérêts particuliers, la torture et l’arbitraire restent largement la règle.

C’est bien cet ordre qui est remis en question et cette fatalité que le peuple tunisien a brisé en décembre janvier 2011, inaugurant un cycle de soulèvements libérateurs complexes loin d’être achevé… Les peuples savent que l’Etat de droit et la démocratie sont l’expression concrète de la libération. C’est ici dans ce pays magnifique que les damnés de la terre ont commencé à reprendre leur destin en main.

Je vous remercie.

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