Témoignage de Marie-Jeanne Manuellan

Assistante sociale au titre de la coopération technique, dans la Tunisie toute nouvellement indépendante où nous étions arrivés en septembre 1957 , mon mari, ingénieur au GREF, nos trois enfants et moi, je fus nommée par le Ministère de la Santé tunisien, en 1958 dans le Service du Docteur FANON, le Centre Neuropsychiatrique de Jour (CNPJ), à l’hôpital Charles Nicolle de Tunis.

C’est donc grâce aux hasards de l’administration tunisienne que je rencontrai FANON.

En 1998, j’ai longuement raconté à Alice CHERKI, que j’ai connue à Tunis, au CNPJ, mes souvenirs de ces années-là. A. CHERKI travaillait avec FANON depuis plusieurs années, elle était son Interne. Je crains de ne faire que répéter mes dires, déjà rapportés dans le livre d’Alice : « Frantz FANON, Portrait », ouvrage le plus complet, à ma connaissance, sur l’homme FANON. Et pour ceux qui voudraient savoir « tout » de FANON, si croire que le tout d’un être puisse se dire n’est pas pur fantasme, il y a aussi le film de Cheïkh Djemat : « Frarttz FANON : une vie, un combat, une oeuvre … » qui fut projeté à la Cinémathèque pour le quarantième anniversaire de la mort de FANON, film qui existe en cassette.

Plusieurs mois après mon arrivée au CJPJ, FANON me demanda un jour si je voudrais bien venir dès 7 heures du matin à l’Hôpital, parce qu’il projetait décrire un livre et qu’il avait besoin d’une secrétaire.

Ce travail d’écriture ne devait pas empiéter sur ses tâches de médecin psychiatre, ni sur mon propre travail de Service social, lesquels débutaient le plus souvent à 9 heures, après l’arrivée des patients dans le Centre.

Ainsi FANON commença à me dicter de bon matin, dans son bureau, « l’An V de la Révolution algérienne ». « Dicter » n’est pas le juste mot : en fait, FANON, sans le moindre papier en mains « parlait » son livre, à voix haute, tout en marchant de long en large dans la pièce. Ses phrases s’enchaînaient, semblait-il « toutes seules ». Mais les grandes lignes des chapitres avaient déjà été élaborées dans sa tête. « Le livre est là… » disait-il, posant sur son grand front le bout de son index.

Il fallait écrire vite, assise à son bureau, puis taper le soir à la machine, chez moi, le texte recueilli à la main. FANON reprenait rarement ses phrases. Celles-ci se déployaient, s’enchaînaient, sans presque de rupture, au rythme même de son corps allant et venant devant le bureau sur lequel j’écrivais, comme si de ce rythme surgissaient les mots qui disaient sa pensée.

Plus tard, FANON rencontra mon mari. Ils avaient fait au même âge, la même guerre contre le nazisme, le débarquement en Provence, la bataille de France ; ils avaient partagé sans se connaître la bataille d’Alsace, le froid de la « poche de Colmar », … Ils refaisaient le monde, pour l’avenir, où tous les peuples seraient libres … Et ce fut dès lors, dans notre maison de Mutuelleville, banlieue proche de Tunis, à l’espace plus vaste que le bureau de l’Hôpital, que se continua et se termina « l’An V », en fin d’après-midi et aussi le samedi et parfois même le dimanche.

Pour « Les Damnés de la Terre », FANON, à son retour d’Accra, était habité, déjà, par la leucémie, ni lui ni moi ne travaillions plus à lhôpital. C’est dans cette même maison où venaient souvent nous rejoindre après le travail du livre, Josie sa femme, et leur fils Olivier, que FANON aura « parlé » son dernier livre, toujours en marche à travers la pièce, dans le battement régulier de ses allées et venues.

Il venait aux moments qui lui convenaient. Aussi, pendant ces jours consacrés aux « Damnés », FANON était « comme d’habitude », « comme avant », c’est-à-dire qu’il semblait que la leucémie n’eût pas été là, alors que tous nous savions qu’elle était là et qu’il fallait finir le livre, vite.

Un jour, une seule fois pendant toutes ces heures d’un temps comme suspendu, alors que FANON parlait, je perdis la fin d’une phrase. Je levai mon crayon, mortifiée, et FANON arrêta ses pas. Je lui dis que j’avais oublié ce qu’il venait de dire. Nous cherchâmes, l’un et l’autre, à retrouver les mots perdus, sans succès … FANON n’avait manifesté aucun signe de contrariété, et même, après, il dit en souriant, levant les sourcils, avec ironie : « C’est qu’il ne faut pas laisser se perdre une miette de ma précieuse pensée .. ! » et aussitôt il dit une nouvelle phrase qui s’enchaînait parfaitement à la précédente.

Ainsi, j’aurai eu ce privilège : travailler avec FANON, aussi bien pour la réalisation pratique de ses deux livres, qu’au CNPJ. C’est qu’il existe peu d’êtres tels que FANON. FANON, le militant, luttait avec les armes qu’étaient ses écrits pour libérer les peuples de l’oppression coloniale, en particulier le peuple algérien dont il partageait tout entier le combat. Et FANON, le psychiatre, de même, combattait la maladie mentale, travaillait à libérer le psychisme entravé de ses patients ; il disait que la folie était « une maladie de la liberté ». Et FANON voulait les humains libres. Il était un « éveilleur » : à travers sa passion d’enseigner, il faisait grandir les cervelles …

Dans le Service, au CNPJ, lors de sa longue visite quotidienne, et parfois biquotidienne, visite approfondie, attentive, au lit des malades, FANON écoutait patiemment les dires des patients, il questionnait, expliquait, émettait des hypothèses face à ses internes, aux infirmiers et infirmières, au personnel de service qui se trouvaient là. Il n’était pas du tout du genre à garder le Savoir pour lui, à ne le dispenser qu’à quelques privilégiés en usant d’un langage obscur réservé à la compréhension d’initiés ; au contraire ! Il parlait le plus clairement possible, pour tous, pour tous ceux qui avaient envie d’apprendre ; en nous il faisait naître le désir de savoir. De même qu’il respectait infiniment les malades, il respectait « le petit personnel » comme on dit, cherchant sans cesse à élargir, à enrichir notre compréhension du fonctionnement psychique, nous encourageant à lire tel ou tel auteur, puis à lui en parler.

FANON était exigeant envers lui-même et envers ceux qui travaillaient dans l’équipe du CNPJ. Il pouvait se montrer extrêmement sévère, lorsque les tâches dont on était chargés auprès des malades n’avaient pas été remplies, ou avaient été bâclées. C’était préjudiciable aux patients, mais aussi préjudiciable à la Tunisie qui, à travers son Indépendance toute neuve, se devait de montrer que tout marchait mieux que du temps de la colonisation. Le CNPJ, que FANON avait créé avec l’aide du Ministère de la Santé tunisien, était une structure psychiatrique légère comme il n’en existait pas encore en France en ces années-là. Au-delà, FANON voyait l’Indépendance future de l’Algérie, et les bras qu’il ne faudrait pas croiser, une fois celle-ci conquise. L’Indépendance, les malades, il leur donnait toutes ses forces, toute son intelligence. Nous nous devions d’en faire autant dans la mesure de nos moyens. Nous ne devions leur manquer en rien. C’tait partout le même combat pour l’Homme, pour la dignité, la Liberté de l’Homme.

Quand ses multiples occupations : son travail au sein du FLN, le CNPJ, les articles, les livres à écrire, etc. lui en laissaient le loisir, FANON savait aussi être gai, détendu, chanter des biguines de sa Martinique natale, qu’il n’avait nullement oubliée ; il plaisantait, racontait des histoires drôles, il ironisait même sur sa leucémie et parfois nous étions quelques uns à croire qu’il pouvait la vaincre.

La force, la volonté qui émanaient de sa personne poussaient chacun à essayer d’être « plus grand que lui-même », expression de l’écrivain Pierre BERGOUNIOUX, qui fut l’un de ceux, relativement rares à l’époque, quoi qu’on en dise aujourd’hui en France, qui lurent « les Damnés » à vingt ans, à L’École Normale Supérieure, au-delà de la préface de SARTRE, à la différence de nombreux « intellectuels de gauche » parisiens, pour lesquels FANON n’était qu’un dangereux exalté.

Il arrivait qu’il fît montre d’impatience, d’agacement, mais jamais devant nos maladresses d’apprentis en psychiatrie. C’était lorsqu’il devait avoir à faire à des sortes d’émissaires, journalistes parfois venus de France, cherchant à le rencontrer au CNPJ en tant que responsable politique. Il manifestait pour certains peu d’estime, voyait au-delà des masques convenus. Il disait alors après ces entrevues avec un sourire entendu au Surveillant du Service Si Aissa et à moi-même : « j’ai l’expérience d’un vieux renard ! Je suis, un vieux renard ! On ne m’a pas comme ça !… Et encore, toujours à propos de ces « obligations » « On n’a pas de temps à perdre ! », avec un geste de la main comme pour chasser une mouche insistante, importune et cela bien avant que la leucémie n’oblige à compter l’avenir … Comme l’a si bien dit MANVILLE : « FANON était un être vertical ». Les apparences, 1es modes, cela ne l’intéressait pas.

Seules comptaient la Révolution algérienne, la libération du Tiers-monde, la libération des psychismes ; toujours, toujours le combat, pour la dignité des hommes.

En 1961, quelques mois avant sa mort, sans doute au début de l’été puisque c’était la fin des « Damnés », dans la maison de Mutuelleville, FANON a dit cette phrase qui depuis ne m’a pas quittée : « l’Europe qui n’en finit pas de parler de l’Homme, tout en le massacrant partout où elle le rencontre … » Et il y a tant de façons de « massacrer » l’Homme dans les hommes, et les hommes tout court.

A l’occasion d’une récente manifestation de soutien au peuple palestinien donc manifestation de soutien à ceux des Israéliens qui aspirent à une paix juste, j’ai fabriqué une pancarte, où est inscrite « la phrase » avec au-dessous le nom de l’auteur : F. FANON.

C’était l’époque pas si lointaine, où les Palestiniens demandaient désespérément à I’Europe, dont mon pays la France, fait partie, d’envoyer ou de peser pour que soit envoyée une force de protection du peuple palestinien … avec le succès que l’on sait.

Je n’ai pas défilé, j’ai tenu la pancarte du début à la fin de la manifestation debout, au bord du trottoir. Une Canadienne a voulu la photographier, mais elle n’a rien dit d’autre … Parmi celles et ceux qui passaient devant moi et qui pouvaient lire la pancarte, des bras se levaient, des regards s’éclairaient, toujours des regards sous des cheveux blancs, et on entendait :

« FANON ! FANON ! », et encore « Ah FANON ! On l’avait oublié ! » Mais surtout plusieurs fois : « FANON ! C’est bien qu’il soit là ! »

« FANON ! C’EST BIEN QU’IL SOIT LA ! » Alors … en quelque sorte, il était là, dans les pas qui allaient, dans ces vivants, hommes et femmes qui se reconnaissaient dans ses mots, les faisaient leurs. Paroles vivantes à nouveau, dans ces corps en marche, pour, encore et encore, la reconnaissance du droit d’un peuple à la justice, à la dignité.

Ce fut, il m’a semblé, un hommage en acte, rendu à FANON, quarante ans après sa mort.

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