La Kanaky à l’épreuve de la colonialité du pouvoir

A la suite de cet appel, la mobilisation de soutien à Kowé Korà a été interdite à Paris. Une nouvelle expression de la colonialité du pouvoir qui préfère soutenir les transnationales qui pillent le pays kanak plutôt que de soutenir les Kanaks dans leur lutte pour leur droit à la terre et à un environnement sain. Et ce n’est pas la première fois, qu’en Kanaky, s’exprime la colonialité du pouvoir qui cherche par tous les moyens à aliéner les droits à la souveraineté et à l’autodétermination du peuple kanak. 

Lors de l’ouverture de la session 2020[1] du Comité spécial de la décolonisation qui marque aussi la dernière année de la troisième décennie internationale pour l’élimination du colonialisme, le Secrétaire général de l’ONU a souligné qu’il y avait encore 17 territoires inscrits sur la liste[2] du Comité et « attendant toujours que la promesse de l’autonomie se concrétise, conformément au Chapitre XI de la Charte, à la Déclaration de 1960 sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux et aux résolutions pertinentes de l’ONU ».

Parmi les 17 territoires en quête d’indépendance et de souveraineté, il y a la Kanaky, dont le FNLKS, opposé à une normalisation coloniale avec la France, avait, à la suite des accords de Matignon, de ceux de Nouméa et après la mise en place du Comité des signataires[3], décidé de saisir le comité spécial de la décolonisation de l’ONU pour assurer à la fois un processus de suivi et d’évaluation de la décolonisation. L’ensemble des protagonistes en avait accepté le principe en novembre 2017.

L’organisation Survie[4] a suivi attentivement l’évolution de cette demande qui aurait dû être portée par la France et relève que l’État l’a boycottée en demandant à Josiane Ambiehl[5] – cheffe du groupe du Département des affaires politiques de l’ONU chargé d’un « appui fonctionnel » au Comité de la décolonisation-, si d’après elle, l’ONU était habilitée à réaliser cet audit. Elle a répondu par la négative, au prétexte que cette demande ne relevait pas de la compétence des Nations Unies.

Cette réponse négative autorise à s’interroger sur la nature de la collusion entre le Secrétaire général de l’ONU et le gouvernement français pour qu’une telle demande d’audit soit refusée au peuple kanak alors que cette possibilité relève précisément de la compétence du Comité pour la décolonisation. Comment ce même Secrétaire général peut-il parler des peuples qui attendent la promesse de leur autonomie se concrétise alors qu’il refuse à l’un d’entre eux le moyen d’avancer dans la structuration de son indépendance ? 

On voit que le processus de décolonisation reste un lieu de tension où normalement le politique et le droit devraient s’affronter, mais où ne s’affrontent toujours que des rapports de force basés sur les aspects financiers et militaires et où les peuples ne comptent pas.

Ce refus est une preuve supplémentaire, s’il en fallait encore une, de la colonialité du pouvoir que la France exerce dans le cadre de ses relations internationales lorsqu’il s’agit de préserver l’exploitation de mines de nickel, mais aussi d’assurer une présence française dans les eaux du Pacifique sud ; d’autant que la France considère le peuple kanak comme un peuple de seconde zone, plus précisément en terme décolonial, un peuple de Non-Êtres habitant dans une zone où l’état de droit peut être instrumentalisé au gré des intérêts de l’État. Dans ce contexte, il n’est plus question des droits fondamentaux et du droit à l’autodétermination du peuple kanak.

L’État français, d’accords en accords, que ce soit ceux de Nouméa ou de Matignon, n’a cessé de bafouer les droits fondamentaux du peuple kanak et ce n’est pas pour rien que le FNLKS a demandé l’inscription de la Kanaky sur la liste dont se charge le comité spécial de la décolonisation.

Lors du premier référendum – 4 novembre 2018 -, les partisans du maintien de la Kanaky dans la France l’avaient emporté avec 56,7 % des suffrages. En amont de ce référendum, l’ONU avait envoyé des observateurs qui avaient pointé l’absence effective de recours pour l’inscription indue de certaines personnes sur les fichiers électoraux, les accords prévoyant notamment des conditions d’ancienneté dans le pays pour pouvoir voter[6].  Les partisans du non à l’indépendance ont bataillé dur pour que tous les habitants de la Kanaky soient inscrits sur la liste électorale spéciale, où les Kanaks, de droit coutumier, sont inscrits d’office alors que les natifs du territoire de droit commun bataillent pour y figurer, et que les quelque 40 000 expatriés voudraient bien y être inscrits pour défendre leurs intérêts.

Le 4 octobre 2020, le « non » à l’indépendance l’a emporté avec 53,26% des voix. Compte tenu de ces résultats, un troisième référendum doit avoir lieu d’ici à 2022[7]. L’enjeu de la gestion des listes électorales sera une question majeure de ce 3me référendum. La question posée par cette gestion renvoie aux pratiques napoléoniennes coloniales qui ont prévalu à partir de 1854 où les Français se sont implantés à Nouméa et ont maintenu leur pouvoir sur les Kanaks en organisant des opérations militaires chaque fois que ceux-ci refusaient en résistant cette présence coloniale qui pillait leurs richesses et volait leurs terres. 

À partir de 1863, le pouvoir français garantit son emprise sur ce territoire avec l’externalisation du bagne installé sur des terres volées aux Kanaks. C’est ainsi mis en place une colonie de peuplement composée d’une partie de la population pénale qui, au fil du temps, a été rejointe, après la fermeture du bagne en 1879, par des Européens, entraînant de fait un métissage de la société kanak. Métissage sur lequel joue le gouvernement –de manière perfide, il a quand même signé les accords de Nouméa et de Matignon-, mais les Caldoches et les expatriés vont faire tout ce qui est en leur pouvoir pour que la Kanaky reste sous colonisation française. Dès lors, la bataille pour la gestion des listes électorales sera décisive pour le 3me référendum. 

On comprend beaucoup mieux pourquoi la France s’est adressée à la cheffe du groupe du Département des affaires politiques de l’ONU à propos de l’audit demandé par le FNLKS et pourquoi le Secrétaire de l’ONU, soutenu par la France au moment de son élection, a, en quelque sorte, renvoyé l’ascenseur à ses amis français en donnant au FLNKS une fin de non- recevoir. Le paradigme de la domination doit rester là où il a été installé depuis des siècles et entériné au moment de la signature de la Charte des Nations en 1945. Force est de constater qu’il y a bien quelques similitudes entre tous les territoires colonisés par la France ; la situation coloniale repose sur des invariants concernant la terre, la culture, l’éducation, l’économie, l’environnement et les droits civils et politiques qui échappent aux racisés. 

C’est ce qu’on retrouve dans la gestion des colonies de peuplement, en Kanaky bien sûr, mais aussi en Guadeloupe, à la Martinique, à la Réunion et en Guyane, avec un corollaire qui a voulu qu’à partir des années 70, ces territoires colonisés ont vu se mettre en place un mouvement d’émigration de leurs populations, présenté comme la solution à une démographie importante de ces territoires, un préalable au développement de ces colonies, mais surtout comme le moyen de régler la pénurie de main d’œuvre dans la métropole coloniale. Non seulement les territoires ont été acquis par le crime et le vol, mais leurs populations sont déplaçables et utilisables selon les besoins du pouvoir colonial qui a pris le contrôle sur le processus d’émigration.

Après avoir arraché des millions d’Africains à leur continent, la puissance coloniale française organise le départ des descendants des mis en esclavage vers la métropole, ce qui ne règle pas plus la question du non-emploi dans ces territoires que du manque de main d’œuvre en métropole. Mais cela permet à une immigration blanche, les Métropolitains, de s’installer dans les territoires colonisés, ce qu’Aimé Césaire dénoncera comme un « génocide par substitution »[8].

C’est ainsi que lorsque des rapports de force en faveur des colonisés sont ou inexistants ou insuffisants, les peuples aspirant à la souveraineté et à l’autodétermination, alors qu’ils sont colonisés depuis bien avant 1945, ne peuvent accéder à leur souveraineté pour des raisons d’intérêts financiers ou géostratégiques. 

Dès lors, comment ces peuples peuvent ils sortir du colonialisme et rompre avec les logiques pathogènes du libéralisme et avec les instruments de domination que l’Occident utilise massivement pour maintenir ces peuples et les pays du Sud dans une logique de dépendance et qu’il retourne, dans un logique mortifère, contre ses propres sociétés ? Comment réformer l’ONU pour que cette organisation revienne à ses fondements et principes en redevenant l’élément de contention et de régulation juridique de la violence et qu’elle arrête de participer à la croisade de la conquête du monde?

Dans un contexte mondial colonial où la guerre permanente est utilisée aussi bien contre les peuples en lutte pour leur droit à l’autonomie que contre les peuples luttant contre l’érosion de leurs droits civils et politiques, économiques, sociaux, culturels et environnementaux, le colonisé racisé ne peut s’attendre à être adoubé par les agents de la colonialité et doit être attentif à ne pas devenir, occasionnellement ou plus ou moins occasionnellement, agent de cette même colonialité.

Dans une perspective décoloniale, les peuples partageant l’histoire de la colonisation avec son lot de meurtres monstrueux, de vol de la terre et du pillage des ressources naturelles sur la période du XVe au XIXe siècle, les damnés/racisés ne peuvent marcher seuls; le tournant décolonial exige une démarche collective qui ne recherche ni la reconnaissance ni la reproduction du modèle des maîtres. Cette lutte ne peut se mener sans interroger la colonialité du pouvoir et de la connaissance et sans la construction d’une solidarité internationale décoloniale. C’est à ce prix que le peuple kanak et tous les autres accèderont à l’émancipation.

Mireille Fanon Mendes France

Fondation Frantz Fanon

Membre de l’Association internationale des juristes démocrates


[1] 21 février 2020 

[2] L’Épique Réinscription de la Polynésie Fran­çaise sur la liste des pays à décoloniser« , Pierre Car­pentier, 22/10/2017 sur les blogs de Mediapart.

[3] Article 6.5 ; Accord sur la Nouvelle-Calédonie signé à Nouméa le 5 mai 1998 ; JORF n°121 du 27 mai 1998 

[4] https://survie.org/pays/kanaky-nouvelle-caledonie/

[5] Dont la présence a été demandée et obtenue par la France. 

[6] https://blogs.mediapart.fr/aisdpk-kanaky/blog/281216/le-referendum-sur-l-avenir-du-pays-en-2018-qui-peut-voter

[7] Article 5 ; Accord sur la Nouvelle-Calédonie signé à Nouméa le 5 mai 1998 ; JORF n°121 du 27 mai 1998 ; « Si la réponse des électeurs à ces propositions est négative, le tiers des membres du Congrès pourra provoquer l’organisation d’une nouvelle consultation qui interviendra dans la deuxième année suivant la première consultation. Si la réponse est à nouveau négative, une nouvelle consultation pourra être organisée selon la même procédure et dans les mêmes délais. Si la réponse est encore négative, les partenaires politiques se réuniront pour examiner la situation ainsi créée ». 

[8] « L’aspect le plus connu des Antilles-Guyane est sans doute celui de terres d’émigration, mais… elles deviennent en même temps et parallèlement des terres d’immigration. Les nouveaux venus ne sont pas un quarteron de Hmongs pitoyables qu’il convient, en effet, d’aider, mais d’autres allogènes, autrement organisés, autrement pourvus, autrement dominateurs aussi et sûrs d’eux-mêmes, qui auront tôt fait d’imposer à nos populations la dure loi du colon. Je redoute autant la recolonisation sournoise que le génocide rampant. » ; Assemblée Nationale, débat sur le budget des DOM, ICAR du numéro 192 du 13 novembre 1977