Il y a de nombreuses façons de célébrer Fanon

Par Ghazi Hidouci

I Rappel du contexte d’aliénation de la période coloniale :

(analyse suivant pas à pas la pensée de Fanon dont les citations sont en italique)

1. Définition : la colonisation est définie

comme un système dont les bases doctrinales s’opposaient quotidiennement à une perspective humaine authentique. C’est toujours un phénomène violent, un programme désorganisation des sociétés, de désordre absolu. La rationalisation de l’entreprise par le déterminisme historique et l’apport de civilisation et de valeur ne change rien. Le colonisé doit demeurer structurellement sous-homme, sinon la logique ne fonctionne pas. Comme elle ne fonctionnera pas, l’application de la violence extrême à un sous-homme n’est pas « extraordinaire  » ; Il n’y a pas d’aliénation du colonisateur ; il gère des bêtes.

Ce dernier commence à avoir des problèmes quand sa conscience lui impose de voir qu’il a affaire à des hommes. Ce qu’il a trouvé de mieux, comme solution, c’est le dépassement de la condition de colonisé par le passage par la condition de prolétaire dans le système (ce qui est en soi contradictoire puisque le système colonial refuse de classer le colonisé en tant que tel) et la lutte des classes ( ce qui sera admis plus facilement).

Fanon considérait que ces positions sont en réalité «  tissée de mensonges, de lâchetés, du mépris de l’homme  ». (indigence du cœur, stérilité de l’esprit). «  le pari de vouloir coûte que coûte faire exister quelques valeurs alors que le non-droit, l’inégalité, le meurtre multi-quotidien de l’homme étaient érigés en principes législatifs, était absurde. La structure sociale existant en Algérie s’opposait à toute tentative de remettre l’individu à sa place. Aucune morale professionnelle, aucune solidarité de classe, aucun désir de laver le linge en famille ne prévaut ici. Nulle mystification ne trouve grâce devant l’exigence d’une nouvelle pensée  ».

2. « L’aliénation fondamentale vient en effet de ce que le

colonisé se vivait « non homme », ce à quoi s’opposait sa conscience. Elle lui dictait la nécessité d’un refus dans le principe avec cet état. Il prenait conscience de l’exigence d’un choix de principes et de règles de vie et d’une action politique qui doit, « de toutes ses forces, lui permettre d’accéder à la condition humaine ».

Le colonisé ne connaît que théoriquement ou à travers une rhétorique révolutionnaire ficelée la culture d’émancipation. Il n’en a pas la pratique. Tant que l’émancipation (le droit d’accéder à la condition humaine effective) n’est pas réalisé, tant que les principes et valeurs universelles qu’elle implique ne sont pas appropriés, tant que la contrainte externe à sa libération s’exerce, le colonisé est à la recherche de la personnalité qui manifeste cet état inaccessible d’être digne et développe des comportements incohérents.

Ces comportements reflètent « les contradictions entre l’état biologique d’être humain et les violences inhumaines qu’il subit, aboutissant à une dépersonnalisation absolue. » (agression culturelle, intimidation, humiliation permanentes, brutalités policières et terreur à grande échelle ; précarité sociale sans protections : pas de droits établis, interdictions travail, habitat, scolarité,…)

Deux types de manifestations de l’aliénation :
- une partie de la population se résigne au désespoir et la misère morale : elle est « esclave de l’esclavage »
- une partie « se détruit en essayant de surmonter la détresse en s’adonnant au kif et au vin, à la sorcellerie. La folie est l’un des moyens qu’a l’homme de perdre sa liberté. »

3. et un traitement

- mais en même temps, une partie prend conscience qu’il faut agir et s’organiser politiquement pour préserver la conscience d’une vie digne d’être humain. La prise de position de principe puis l’action, multiforme, dictée par la possibilité, nourrissent l’espoir et permettent la formation morale et militante et la résistance. L’ « exigence fondamentale de dignité », l’émancipation, sont recherchées à un n’importe quel prix pour le colonisé.

II Comment en sortir ?

1. L’organisation :

La pratique longue et pénible, toujours décevante, du dialogue et de la fausse négociation dans le cadre du système colonial, aboutissent après un long cheminement, à définir des principes d’action et inscrire l’organisation hors du champ politique délimité par le système politique colonial et sa structuration sociale, en vue d’accroître les chances du projet.

2. Le projet :  » Faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf« ,

Tout reposait en définitive sur l’éducation de masse, la préparation à la violence et la fusion militant/population aliénée pour porter au plus haut niveau de conscience politique l’avant-garde en lutte .

Pas de négociation possible sans changer le rapport de forces ; l’action politique intègre la contre-violence et se développe hors du champ des règles fixées par le colonisateur pour avoir des chances d’aboutir à la négociation. Elle est déterminée et exige discipline de combat, sanctions dures et détermination.

III En est-on sorti ? La décolonisation :

1. dans les pays ex colonisés

 » Faire peau neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf »emprunte plus au discours révolutionnaire véhiculé par des appareils souvent éloignés des situations révolutionnaires effectives, sinon hostiles à ses dernières ou les manipulant, qu’à la conscience des colonisés, en situation. Cette conscience qui porte le projet est en réalité celle d’un « homme » et d’une « femme » anciens, même s’ils sont simultanément à la recherche d’une « pensée neuve » pour une action inédite. Cette thèse s’est avérée à la pratique contraire à l’émancipation et au sens de la dignité.

Les avant-gardes post-indépendance n’ont ainsi pas cherché à fonder à partirdes sociétés les formes appropriées d’émancipation et de construction des Etats. Elles ont fondamentalement, consciemment ou non, hâtivement repris à leur compte, pour aller vite en besogne, la violence qui a présidé à l’arrangement du monde colonial, qui a rythmé inlassablement la destruction des formes sociales indigènes, démoli sans restrictions les systèmes de références de l’économie, les modes d’appartenance, l’appropriation des valeurs universelles. La structure sociale post-indépendance déduite de ces modes de structuration des Etats issus de la décolonisation a échoué à mettre en place des institutions traversées par le souci de l’égalité de la dignité et de la justice. Les régimes héritiers de la colonisation ont acculé le décolonisé à de nouvelles situations de désespoir et de nouvelles solutions de violence qui s’expriment massivement un peu partout depuis les années 80..

2. Dans les pays ex-coloniaux, la culture coloniale fait-elle partie du passé ? L’Etat de l’ex-colonisateur, qui a attiré d’importantes migrations du fait de l’échec social de la décolonisation n’a jamais cessé d’être loin, et surtout aujourd’hui, de ce qu’il était lors des manifestations d’octobre 61 : l’ancien colonisé et sa descendance sont désignés en permanence comme l’ennemi de l’intérieur préféré. La classe politique qui a accompagné alors dans le consensus la guerre est bien proche de nouveau du consensus pour traiter les problèmes des « populations à problèmes » cette fois françaises, mais d’origine étrangère de deuxième et troisième génération.

La situation dans laquelle nous sommes ici et là-bas est le produit du système économique et politique de domination qui a fait la colonisation, avec laquelle il renoue aujourd’hui qu’il est en crise. C’est d’abord une crise du rapport de la France à son présent plus qu’à son passé.

Pour en sortir, il faut reconnaître au préalable que la référence au caractère égalitaire ou émancipateur de la « République » est un mythe et plus gravement une hypocrisie. Il n’y a pas de dialogue positif avec les hypocrites : nous sommes toujours en face de la prétendue préférence nationale qui cache la préférence aux nantis et agresse l’aspiration à l’égalité des droits de l’autre et la réprime. Nous devons répondre à partir des réalités présentes et du futur que nous voulons, en interrogeant de nouveau le national. Notre lecture du passé dépend de notre capacité politique à comprendre et nous battre dans les luttes populaires où se trouvent les ex-colonisés, mais pas tous seuls, parmi le peuple diversement opprimé. « Il faut briser les systèmes de référence particularistes et partir de principes de vie réellement universels ».

Il faut pour cela, ici et là-bas, sortir de l’organisation réfléchie à l’intérieur des théories dominantes de l’Etat. «  C’est la condition du véritable retour à l’universalité perdue  »..

Il y a de nombreuses façons de célébrer Fanon.

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