Grève sanglante dans les rues de Pointe-à-Pitre

Mai 2017, il y a 50 ans, les rues de Pointe à Pitre, à l’occasion d’une grève des ouvriers du bâtiment, réclamant 2,5% d’augmentation de salaire, furent enveloppées d’effroi, de larmes et de sang.

Il y a peu une « commission » [1], composée d’historiens dirigée par Benjamin Stora, a remis, en décembre 2016, un rapport concernant trois événements, ceux de 1959, de 1962 et de 1967 au cours desquels des « citoyens Français » ont trouvé la mort. Les conclusions de ce rapport confirment qu’il y a eu « assassinat ».
Un lourd silence, encore aujourd’hui, étrangle les mots et les paroles arrachées à des victimes ou témoins de ces journées ; cela en dit long sur la violence à laquelle ils ont été confrontés.

Que s’est-il passé ? Comment les travailleurs et le peuple de la Guadeloupe ont-ils surmonté cet épisode tragique de la lutte anti-colonialiste ?

Revenons au 26 et 27 mai 1967. Le 23 mars 1967, des ouvriers des chantiers Ghizoni-Zanella, dans les faubourgs de Pointe à Pitre, arrêtent le travail, c’est la grève : ils réclament un meilleur salaire, le paiement des heures supplémentaires, de meilleures conditions de travail…
Depuis la fin des années 1940, l’ancien système de plantation dominé par la culture de la canne produit du chômage. Aussi, c’est vers la ville que se tourne la majorité les pères de famille, ainsi que leurs enfants en âge de travailler. Suite à ce mouvement, quasiment spontané, les syndicats (CGTG, Fraternité Ouvrière, CFDT) prennent le relais. Plusieurs réunions ont lieu jusqu’au début du mois de mai ; rendez-vous est pris pour le 26.

Le mercredi 24, quelques dizaines d’ouvriers défilent dans les rues de la ville en criant des slogans et se préparent à soutenir activement la délégation syndicale qui doit rencontrer la direction du patronat le vendredi 26 à la chambre de commerce, mobilisation de masse, débrayage de chantiers. La répression s’abat avec violence sur eux, « Ils nous ont tiré dessus ! », diront certains témoins. Il y a de nombreux blessés, mais certains d’entre eux rejoignent les manifestants assemblés devant la chambre de commerce.

Vers 13 heures, un responsable syndical sort de l’immeuble et explique que le chef des patrons, M. Brizard ne veut rien lâcher « … lorsque les Nègres auront faim, ils reprendront le travail !  » Ces mots, d’une violence extrême, résonnent sur les parois des maisons de la rue Léonard comme sur les hommes assemblés.

Vers 14 h 30, un peloton de la CRS dirigé par le capitaine Rupin, s’approche des manifestants, un autre peloton est resté posté à quelques encablures pour assurer la protection de la sous-préfecture. C’est à ce moment que débutent les heurts entre CRS et manifestants. Après environ une heure de combat, de la sous-préfecture arrive l’ordre de « Faire usage de toutes les armes ! … ». Les blessés, de part et d’autre, sont déjà nombreux ; après les gaz lacrymogènes et les coups de crosse des CRS, ont succédé des tirs à balle réelle, avant même que le préfet n’ait donné l’ordre. En face, les manifestants opposent des conques de lambis (très acérées), des bouteilles et de rares pierres.

Vers 15 h 30 – 15 h 35, une nouvelle détonation sourde fend l’air et une balle atteint Jacques Nestor, 24 ans, jeune militant du GONG, bien connu dans les quartiers populaires de la ville. Il tombe, première victime de cette journée de grève. Soudainement, la nouvelle de cette mort contracte l’émotion des manifestants, mais aussi des jeunes de la ville, une explosion de colère s’en suit, enflammant d’autres quartiers de la ville.

Entre 16 h 35 et 17 h 30, deux autres jeunes vies vont être fauchées : d’abord, Georges Zadigue-Gougougnan, à peine âgé de 15 ans, tombe le crâne ouvert, puis Harry Pincemaille, âgé d’environ 19 ans, que des passants ramassèrent encore en vie avant qu’il ne succombe à l’hôpital.

Les affrontements se répandent par les artères principales de la ville dans les faubourgs, particulièrement Légitimus et Vieux-Bourg-Abymes…A partir de 18 h, les habitants de la barre 45, claquemurés dans leur appartement, assistent médusés à des scènes inqualifiables.

Des témoins racontent : « De nombreux camions de militaires se dirigeaient vers le centre-ville en passant par le giratoire de Miquel. Nous pouvions tout voir, mon père et moi, du 4e étage où nous habitions à ce moment là… Vers 21 heures nous vîmes passer une mobylette conduite par un homme derrière lequel se tenait une femme assise en… Au même moment apparu un camion avec des militaires assis à l’arrière sur des banquettes, qui au moment où le conducteur de la mobylette empruntait la voie qui menait vers l’actuel centre sportif, mitraillèrent les deux infortunés. Ils furent balayés par la rafale. Des cris comme sortis d’une seule bouche résonnèrent dans l’immeuble : « ASSASSINS ! » Le camion hors de vue, des gens sortirent et ramassèrent les deux personnes, les transportant dans le hall de l’escalier 26. Un homme dénommé MÉRY hurlait sans discontinuer « A l’assassin ! A l’assassin ! »… Sur ce le camion revint sur place et se dirigea vers l’escalier 26… Je l’ai entendu dire une fois : « Tirez ! tirez ! tirez ! Je suis chez moi ! ». Je suivis mon père lorsqu’il changea de direction, vers la façade ouest de notre appartement. Là, nous pouvions entendre plus distinctement ce qui se disait du côté de l’escalier 26. Nous rentrions par le 28. Mon père tentait vainement de pencher sa tête par les carreaux qui laissaient voir la rue lorsque une voix lui cria : « Eh là ! Tu rentres ta tête toi ! », et par le tir qui suivit ces mots, une balle ricocha sur la maçonnerie avant de se perdre dans la nuit… Les pompiers sont intervenus peu après, constatant la mort du conducteur et la femme gravement blessée … Au cours de cette soirée, on frappa à notre porte : Mon père hésita. La peur me tenaillait. Mais lorsque la voix d’un homme se fit entendre, demandant distinctement de l’aide, mon père ouvrit. Cet homme allait vers le quartier de Lauricisque. Il resta environ deux heures chez nous et reprit son chemin… J‘avais 16 ans et j’eus peur de l’avenir… »

C’est non loin de là, à la Cour Montbruno, qu’a été tué Taret, puis son ami Landre.

Ceux des Guadeloupéens qui ne mouraient pas sur place étaient emmenés, par camion dans la cour de la sous-préfecture ou dans les locaux de la gendarmerie. Véritables centres de torture selon les Guadeloupéens qui en sont sortis vivants et qui ont accepté e témoigner. Selon les témoignages du docteur Sainton, arrêté et enfermé à Miquel, mais aussi celui du notable libraire Jasor, arrêté, emmené à la gendarmerie du centre-ville, relâché, puis de nouveau arrêté et emmené à la sous-préfecture ; le traitement réservé aux récalcitrants relevait de la torture. Dans la cour de la sous-préfecture, le père Jasor qui fit le mort, fut lâché, sur un groupe de corps empilés. « Le corps d’un jeune homme revêche, semble-t-il, refroidit sur le mien, alors que je souffrais de plusieurs côtes cassées et d’un visage émacié », dira-t-il.
A l’aide d’une petite lampe électrique, les militaires entrouvraient des paupières afin de vérifier s’il restait un brin de vie, avant d’achever les malheureux. «  On va les foutre à la Darse ! ».

Pour les plus chanceux, La nuit fut longue ce vendredi 26 mai.

Le samedi matin, quelques militants du Groupe La Vérité et du CCEG entreprirent d’empêcher l’ouverture du lycée de Baimbridge. Ce ne fut pas chose facile, une foule de près de 400 jeunes, lycéens, jeunes chômeurs, étudiants… défilèrent du lycée de Baimbridge à la Place de la Victoire, en silence. Cette foule parcourut les rues jonchées de gravas, de véhicules calcinés, de toute sorte de débris, témoignages de la violence des échanges. Les jeunes prirent position devant la sous-préfecture qu’un cordon de gendarmes, fusil en main, protégeait. Des affrontements ont repris : les blessés, surtout à la tête, furent nombreux. De nouvelles échauffourées enflamment le centre-ville et les faubourgs, causant de nouveaux morts par balles, parmi lesquels monsieut Tidace. Dans l’après-midi, un calme lourd pèse sur la ville ; vers 17 heures, le cortège funèbre, accompagnant Jacques Nestor, s’engage dans le quartier du faubourg Henri IV.

La commission Stora précise qu’ils « (Nous n’avons) n’ont trouvé, dans tous les dossiers consultés(voir liste en annexe), aucun élément nouveau concernant le nombre de morts des 26-27 mai 1967, compris dans une fourchette qui varie entre les morts connus nominativement – huit, attestés par le commissaire Gévaudan dans son rapport du 20 juin 1967 – Jacques Nestor, Ary Pincemaille, Olivier Tidace, Georges Zadigue-Gougougnan et Emmanuel Craverie à Pointe-à-Pitre ; Jules Kancel, Aimé Landres, Camille Taret aux Abymes – et les 87 morts annoncés en mars 1985 par le secrétaire d’État à l’Outre-mer, Georges Lemoine. » Les rapports de gendarmerie signalent également une soixantaine de blessés. Parmi ceux-ci, on compte environ 26 à 28 CRS sérieusement touchés. Divers rapports indiquent par ailleurs que 38 armes à feu auraient été saisies entre les mains de manifestants. Tous les morts, notent les rapports de gendarmerie, sont de « type antillais ».

Il n’y a pas qu’une seule raison à cette tuerie.

1 – Pendant l’année 1967 le cyclone Inès ravagea les flancs sud et est de l’archipel. A la suite de catastrophes naturelles, dans les îles, la situation sociale est toujours préoccupante ; les moyens dont disposent les gens des quartiers pauvres étaient loin d’être suffisants. La précarité s’incruste dans les faubourgs. La misère est palpable, visible. Les gens sont excédés par le malheur qui leur est tombé du ciel, celui-ci se combinant avec le chômage, phénomène social nouveau et qui, depuis le début des années 1960, touche particulièrement les campagnes. En effet, les anciennes habitations esclavagistes fournissaient du travail à une populace contrainte de rester sur place au lendemain de l’abolition de 1848, mais la départementalisation (1946) crée une crise de confiance chez les propriétaires fonciers et usiniers. Ils redoutent une évolution progressiste du statut politique et social des nouveaux «  français d’outre-mer  ». De plus, la reconstruction de la France hexagonale et singulièrement la reprise des activités agricoles fragilisent les usiniers de l’archipel. Les fermetures d’usines se succèdent à une cadence accélérée entre 1955 et 1966. La demande d’emploi dépasse largement l’offre que proposent le bâtiment et les services de l’import-export. Il y a une crise sociale. Ce qui rend cette crise palpable c’est la tendance accélérée au niveau économique d’un basculement de la balance commerciale au profit des importations. Ce qui accentue la crise sociale, puisque qu’il faut plus de monnaie, sonnante et trébuchante, pour acquérir des biens de consommation courante. Or, les salaires restent bas.

2 – Sur le plan politique, les élections législatives ont eu lieu les 5 et 12 mars 1967 avec des résultats plus que discutables. En effet, dans les trois circonscriptions, il y a motifs d’insatisfaction. Dans la première, l’élection de Valentino, socialiste soutenu par l’UNR-UDT au dépend du communiste Ibéné, crée un choc, mais le PCG n’a plus les moyens d’une mobilisation de masses contre les « suppôts de la réaction ». Dans la troisième, l’élection de madame Baclet (UNR-UDT) est une surprise totale, car le division des forces de ce parti faisait craindre un triomphe du communiste Gerty Archimède. Il n’en a rien été car la fraude manifeste orchestrée par les autorités préfectorales aura eu raison de la volonté des petites gens qui espéraient profiter de la division des forces de droite. Paul Lacavé (PCG), dans la seconde circonscription, bénéficie de la mansuétude des pouvoirs publics car il est communiste, mais « blanc » selon les mots d’un responsable préfectoral. C’est donc dans la troisième circonscription que se nouent les conflits électoraux. Le mécontentement populaire est de notoriété publique. Un fervent partisan de la droite triomphante à Basse-Terre, le dénommé Srnsky, immigrant d’origine tchèque, est à l’origine d’un incident raciste qui marque le départ d’une révolte populaire qui durera trois jours dans la capitale administrative de la Guadeloupe. Seule une ultime intervention de Gerty Archimède, à la demande du préfet, mettra fin au soulèvement populaire.

Entre temps, sont arrivées par avion des troupes de la gendarmerie mobile. C’est précisément elles que l’on retrouvera à l’aéroport du Raizet (Abymes)le vendredi 26 mai 1967, prêtes à un départ vers les 18 h30 pour Paris-Orly, avant que l’ordre soit donné de les dérouter autour de 17 h vers Pointe à Pitre, afin de rétablir l’ordre. On sait ce qu’il advint.

3 – En ce qui concerne la sécurité du territoire français, les autorités préfectorales mettront l’accent sur la responsabilité du GONG, déclarant que cette organisation, par ses écrits et surtout par l’affirmation de son mot d’«  indépendance nationale de la Guadeloupe » portait atteinte à «  l’intégrité du territoire national ». La responsabilité du GONG, dans les événements des 26 et 27 mai 1967, sera démentie par un agent de la DST, le commissaire Gévandan qui est venu en mission, au mois de juin 1967. Il conclut, dans un rapport daté du 20 juin : « …que le Groupe d’Organisation Nationale de la Guadeloupe est une organisation révolutionnaire, clandestine et subversive qui lutte pour obtenir l’indépendance de la Guadeloupe et la soustraire à l’autorité de la France. Les investigations qui ont été menées à Pointe à Pitre n’ont pu apporter la preuve de la responsabilité directe du GONG dans la préparation, l’organisation et l’exécution des manifestations de rues des 26 et 27 mai 1967… »

4 – Vingt ans après le vote de la loi de départementalisation [2] des « vieilles colonies », le pouvoir colonial a gardé intact ses capacités de répression. Il n’est pas question de ranger dans l’ordre des « bavures », la réaction meurtrière des CRS et des autres gendarmes mobiles dont les responsables prenaient leurs ordres auprès de Focart, secrétaire à l’Elysée pour les affaires africaines et pour tout dire coloniales. Les 26 et 27 mai 1967, il y a bien eu un massacre de masse. Les 8 morts annoncés officiellement sont loin de représenter la réalité.

Il s’agissait pour les autorités françaises de faire taire « chirurgicalement » la revendication d’ « indépendance nationale » au sein du Peuple de la Guadeloupe.

Il sera difficile de reconstituer la liste exacte des victimes (morts, disparus et blessés…) de ces deux journées sanglantes. Il a été immédiatement ordonné de nettoyer les cliniques et hôpitaux de toute trace ; l’expérience « algérienne » d’un Bolotte devait bien servir à rendre douteuse toute reconstitution des faits.

Faire face à la tragédie coloniale…

Aujourd’hui, 50 ans après ces événements, les Guadeloupéens n’oublient pas. Près de 17 groupes [3] se sont retrouvés au début de la période du carnaval [4] ; ils ont pris, comme thème de leur défilé, les événements de mai 1967 à Pointe à Pitre. A l’invitation du Mouvman Kiltirèl Akiyo, ils ont décidé de se joindre aux manifestations du mois de mai 2017 arrêtées par les 10 centrales syndicales de la Guadeloupe. C’est donc largement unis que les travailleurs, les jeunes, les étudiants, les chômeurs, les retraités… se retrouveront pour honorer les victimes, connues et inconnues du massacre de mai 67.

Cette prise en charge massive des questions soulevées par cet acte colonial a commencé en mai 2005, à l’instigation du syndicat UGTG [5], d’Akiyo et du Mouvman Nonm [6]. A l’époque, l’idée était de décloisonner la mémoire des événements, de lui donner une assisse plus large que le simple cercle des militants nationalistes et ainsi de conjurer la volonté du colonialisme d’enfermer psychologiquement le Peuple, d’endiguer sa mémoire dans la peur ancestrale du pouvoir dominant.

Il y va donc de la dignité des Guadeloupéens dans leur ensemble.

Les travailleurs et le Peuple de Guadeloupe sauront en cette cinquantième année faire savoir qu’ils continuent la lutte contre le système colonial et le système capitaliste, pour la pleine souveraineté du Peuple de la Guadeloupe.


Les ouvriers en grève devant la Chambre de commerce de Pointe à Pitre,
le vendredi 26 mai vers 10 heures du matin

Notes

[1] Installée le 22 avril 2014 et composée des historiens : Benjamin Stora (président), Michelle Zancarini-Fournel (secrétaire-générale), Serge Mam-Lam–Fouck, Jacques Dumont, René Bélénus, Louis-Georges Placide, Laurent Jalabert et le jeune doctorant Sylvain Marie (rapporteur) ; cette ‘commission temporaire d’information et de recherche historique’ initiée par le ministère des Outre-mer et concerne les événements de 1959 en Martinique, de 1962 et 1967 en Guadeloupe. Elle s’est réunie au ministère des Outre-mer, mardi 27 janvier 2015. « L’installation et le lancement des travaux”, a déclaré la ministre qui ne participe pas aux travaux, “répondent à un engagement pris durant sa campagne par le président Hollande. » Si l’arrêté de création de la commission est signée George Pau-Langevin, c’est l’ancien ministre Victorin Lurel qui en est à l’origine. (in france-antilles.fr)

[2] Mars 1946

[3] Gwoup a po =Mouvement culturel revendiquant l’authenticité identitaire

[4] Janvier 2017

[5] Union Générale des Travailleurs de la Guadeloupe

[6] Organisation politique née en juin 2001.

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