Décennie pour les personnes d’origine africaine : un défi mondial

La décennie pour les personnes d’origine africaine a démarré le 1 janvier 2015. Mireille Fanon Mendes France, présidente du Groupe de travail sur les personnes d’origine africaine à l’ONU analyse les enjeux et les défis qui vont rythmer les dix années à venir. http://alainet.org/active/80800
Cet article a été publié en espagnol dans la revue América Latina en Movimiento No 501, Febrero 2015. Pour voir la revue, suivre ce lien, http://alainet.org/publica/501.phtml


Mireille Fanon-Mendes-France

« (…) Nous voulons marcher tout le temps, la nuit et le jour, en compagnie de l’homme, de tous les hommes. Il s’agit de ne pas étirer la caravane, car alors, chaque rang perçoit à peine celui qui le précède, et les hommes qui ne se reconnaissent plus, se rencontrent de moins en moins, se parlent de moins en moins. Il s’agit (…) de recommencer une histoire de l’homme [1]… »

Frantz Fanon

Le 10 décembre dernier, à New York, sous l’égide de l’Assemblée générale, a été officiellement lancée la Décennie pour les personnes d’origine africaine [2]. Décennie obtenue de haute lutte, après des heures de discussion, d’explications et de négociations entre des Etats qui, pour beaucoup, ne veulent pas d’un tel processus -majoritairement occidentaux mais aussi suivis par certains pays africains-, et d’autres qui le défendent, conscients que « (…) les chaînes de la discrimination raciale continuent à tristement handicaper des femmes, des hommes et des enfants »- ainsi que le constatait Martin Luther King, il y a plus de cinquante ans, lors de la marche pour les droits civils des Afro-Américains. Âpres discussions aussi entre le Groupe de travail pour les personnes d’origine africaine et les Etats.

Ce groupe de travail d’experts sur les personnes d’ascendance africaine [3], mis en place en 2001 –lors de la conférence internationale contre le racisme, la xénophobie, la discrimination et l’intolérance associée [4] à Durban-, est chargé d’étudier les problèmes de discrimination raciale auxquels sont confrontées les personnes d’origine africaine et de faire des propositions en faveur de l’éradication de la discrimination raciale contre les Africains et les personnes d’ascendance africaine dans le monde entier.

Le groupe a, pied à pied, défendu l’importance d’une décennie au regard de la permanence de la colonialité du pouvoir et des savoirs qui a structuré et structure encore le monde capitaliste et impérialiste. Cette organisation n’a pas remis en cause la hiérarchisation des « races » et la supériorité de la culture occidentale, en tant que principes fondateurs des sociétés européennes démocratiques.

Ces affirmations n’ont jamais cessé de peser sur l’organisation du monde. Les conséquences de ces fantasmes idéologiques sont innombrables et s’expriment, entre autres par une réécriture et une mystification de l’histoire et par l’expression d’un racisme venant frapper de plein fouet ceux et celles qui en sont victimes, par des discriminations portant tant sur le plan social, culturel, économique que civil et politique, sans oublier la xénophobie d’Etat assumée par de nombreux politiques ou membres de gouvernement ; ce qui n’est pas sans pointer la grave crise morale qui touche les classes politiques.

Le groupe de travail n’a ménagé aucun effort pour produire le document cadre, qui a servi de base de réflexion au Groupe de travail intergouvernemental sur la mise en œuvre effective de la Déclaration et du programme d’action de Durban, ce qui lui a permis d’élaborer et de transmettre à l’Assemblée Générale des Nations Unies un projet de programme d’activités [5] pour la Décennie internationale.

Le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme assumera le rôle de coordonnateur de la Décennie et devra, entre autres assurer la création d’un organisme qui servira de mécanisme de consultation et prévoir les conditions d’une évaluation de la Décennie à moyen terme.

On peut retenir que la décennie, ayant pour thème Reconnaissance, Justice et Développement [6], doit être l’occasion de « promouvoir non seulement le respect, la protection et la réalisation de tous les droits humains et de toutes les libertés fondamentales des personnes d’ascendance africaine, comme le prévoit la Déclaration universelle des droits de l’homme mais aussi une meilleure connaissance et un plus grand respect de la diversité du patrimoine, de la culture et de la contribution au développement des sociétés des personnes d’ascendance africaine.

D’adopter et de renforcer les cadres juridiques internationaux, régionaux et nationaux, conformément à la Déclaration et au Programme d’action de Durban et à la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, et de veiller à les mettre en œuvre intégralement et effectivement [7] ».

Reste à connaître le rôle que jouera le Groupe de travail sur les personnes d’origine africaine et le mandat que lui donnera le Conseil des droits de l’homme concernant le Forum international et le processus visant à l’élaboration de la Déclaration des droits humains pour les personnes d’origine africaine. Cette attribution marquera la volonté politique des Nations Unies et la communauté internationale dans leur réelle détermination à éradiquer durablement le racisme, la discrimination la xénophobie et l’intolérance associée.

Si le colonialisme et l’esclavage ont quasiment disparu, l’idéologie qui les a accompagnés est toujours présente, avec ses modes d’infériorisation des populations colonisées qui semblent avoir été rapatriés dans les métropoles des pays économiquement avancés.

Dans le contexte de la mondialisation actuelle, la permanence de cette colonialité se trouve dans les rapports sociaux, les relations internationales, les institutions et les esprits ; elle s’étend sous diverses formes, est présente partout et nous affecte tous. Elle a puisé son discours dans la traite négrière et la mise en esclavage et l’a peaufiné dans la mise en place du joug colonial.

La xénophobie et le racisme anti-noir assumés par les nouveaux populismes en sont une illustration éloquente. Derrière le mur des bons sentiments, le discours d’apartheid, de dévalorisation et de déshumanisation de l’autre, au prétexte de sa couleur de peau, continue de caractériser une vision pathologique du monde à laquelle certains media de masse confèrent une inacceptable respectabilité.

La décennie internationale devrait être la période que se donne l’ensemble des nations et des peuples pour restituer leur pleine dignité à ceux qui ont été bafoués, avilis et qui ne sont plus là pour réclamer justice, mais aussi pour montrer aux jeunes générations, que l’ordalie de leurs ancêtres ne passera pas par pertes et profits des aléas de l’histoire.

Il faut souligner que dans la Déclaration et le Programme d’action de Durban, [8] les personnes d’ascendance africaine, même celles qui ne sont pas descendantes d’esclaves, sont identifiées –en tant que groupe particulier- comme étant victimes de discriminations raciales, de xénophobie, venant de l’héritage historique de la traite transatlantique et de la mise en esclavage.

Elle doit être l’occasion de corriger les fautes du passé, une avancée incontestable et un premier pas vers une démarche inclusive de réhabilitation de la mémoire et de réparation morale d’un des crimes majeurs perpétré contre l’humanité.

C’est bien l’engagement qui a été pris lors du lancement de la décennie à l’Assemblée générale des Nations Unies. Ces dix ans doivent permettre que soient renforcées les mesures nationales, les activités de coopération régionale et internationale en faveur des personnes d’origine africaine pour leur garantir le plein exercice de leurs droits économiques, culturels, sociaux, civils et politiques. Il s’agira aussi de faire avancer substantiellement leur participation culturelle, civile et politique à la vie sociale mais aussi de promouvoir une meilleure connaissance et un plus grand respect de la diversité et de la richesse de leur patrimoine et de leur culture.

La reconnaissance est, en effet, un élément fondamental de la reconstruction des relations humaines, elle révoque les classifications des hiérarchisations raciales établies au nom d’une prétendue civilisation. Ainsi la décennie doit être dédiée, outre le Forum international et la Déclaration des Nations unies sur les droits humains pour les personnes d’origine africaine intégrés dans le programme d’activités adopté par les Etats, à des opérations et des campagnes de sensibilisation, de formation, d’éducation aux questions posées par l’afro-descendance sur le plan de l’histoire et de l’actualité. Il importe que le plus grand nombre soit averti de cette question qui est au centre des relations internationales mais aussi au centre des relations sociales au nord comme au sud, à l’est comme à l’ouest du monde.

Pour lancer ces campagnes de sensibilisation, le groupe de travail a suggéré qu’un séminaire mondial sur l’afro-descendance et le monde contemporain soit organisé dans le cadre de la décennie.

Cette thématique pourrait réunir des experts de tous pays et de tous horizons et aurait pour objet la mise en valeur de l’apport culturel, scientifique, économique, social, politique des Afro-descendants au monde d’aujourd’hui. L’ensemble des contributions, d’où qu’elles viennent, devraient être collectées par le Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, en partenariat avec des institutions telles que l’UNESCO, afin de constituer une encyclopédie de l’Afro-descendance et de sa contribution à l’histoire mondiale.

L’un des enjeux de la décennie internationale pour les personnes d’origine africaine est d’en finir avec le legs vénéneux d’une histoire trop souvent occultée, voire niée ou phantasmée.

Qu’on ne s’y trompe pas, la reconnaissance du statut des Afro Descendants n’est pas seulement un geste politique à l’endroit des victimes et des générations actuelles et futures ; elle est aussi un facteur déterminant de la libération de ceux qui ont dominé, de ceux qui ont exploité et de ceux qui ont infligé d’insupportables souffrances à d’innombrables populations pendant des siècles.

Cette décennie internationale pour les personnes d’origine africaine ne peut être pensée sans l’apport essentiel de la société civile et de son rôle central dans la mise en œuvre de l’ensemble des activités. Ce sera seulement dans le cadre d’une interaction renforcée entre les acteurs étatiques, les organisations internationales, régionales et sous régionales et celles de la société civile, que la Décennie internationale pourra atteindre ses objectifs. Mais cela sera-t-il suffisant ?

Le succès de la décennie dépendra essentiellement de la volonté politique de l’ensemble des pays composant la communauté internationale ; la plupart d’entre eux veulent-ils vraiment inverser les rapports de force et déconstruire les éléments de la colonialité qui les structurent ?

La décennie s’ouvre dans un contexte mondial qui voit s’opposer, en une guerre meurtrière, les tenants d’un monde occidental effrayé par l’altérité et la différence et voulant, à marche forcée, imposer sa culture, son idéologie aliénante à l’ensemble des Nations et ceux d’un monde -maintenu pendant des siècles sous domination coloniale- qui cherche à conquérir leur égalité des droits, alors qu’au moindre faux pas, les premiers leur rappellent ce qu’ils leur doivent et d’où ils viennent.

Dans le cadre de cette mondialisation, nous nous trouvons dans un contexte de dynamiques d’une « colonialité globale », à l’intérieur de laquelle continuent de se construire des modes d’exclusion.

Dès lors, l’éradication du racisme anti-noir -sans oublier le racisme anti-musulman-, de la discrimination, de la xénophobie et de l’intolérance associée risque de continuer à être une cause non essentielle pour le devenir du Peuples des Nations.

Quel sera le moteur idéologico-politique suffisant, pour que ceux qui dominent, comprennent que l’un des éléments à déconstruire, pour commencer à penser un monde pacifique basé sur la non-discrimination avec son corollaire l’égalité, est la colonialité du pouvoir avec son lot d’exclusion, d’essentialisation et de stigmatisation ?

La réalisation de la décennie dépendra essentiellement des tentatives de ré-humanisation qu’organisent, parmi d’autres groupes de sujets -dans les métropoles et les villes des anciens empires-, des descendants d’esclaves et des sujets coloniaux, ou encore les migrants en provenance du Sud. Tous ont en commun avec les anciens esclaves et les anciens colonisés d’appartenir à une humanité sujette à caution.

Ces dix ans à venir sont un défi au monde pour qu’au 31 décembre 2024, le terrible constat fait lors de l’ouverture de la Conférence [9] de Durban en 2001 ne se renouvelle pas « malgré les efforts de la communauté internationale, les principaux objectifs de trois dernières décennies contre le racisme et la discrimination raciale n’ont pas été atteints, une grande partie de l’humanité continue à être victime de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et d’intolérance associée [10] ».

Saurons-nous, Etats et peuples, relever ce défi et parviendrons-nous à changer le paradigme de la racialisation de nos sociétés, mais surtout parviendrons-nous à inverser les rapports de force pour réussir à décoloniser aussi bien le pouvoir que les savoirs ?

Nous avons dix années pour y parvenir ; il n’y a pas une minute à perdre pour réussir et pour déjouer toutes les postures négatives.

- Mireille Fanon-Mendes-France est Présidente du Groupe de travail sur les personnes d’origine africaine, ONU.

Publié en espagnole dans : América Latina en Movimiento, No. 501 : http://alainet.org/publica/501.phtml

Notes

[1] Les damnés de la terre, Petite collection Maspero, 1961

[2] Résolution 68/237

[3] Résolutions 2003/68 et 2003/30 de la Commission des droits de l’homme, puis repris par le Conseil des droits de l’Homme dans sa résolution 9/14

[4] Du 30 au 8 septembre 2001, voir La déclaration et le Programme d’Action de Durban, www.un.org/french/WCAR

[5http://www.un.org/fr/ga/search/view…

[6] Résolution 68/237

[7] Voir le programme complet de la décennie http://www.un.org/fr/events/african…

[8] Cf : note 4

[9] Voir note 4

[10] Déclaration de Madeleine Robinson, ancienne Haut-Commissaire du Nations Unies aux droits de l’homme, page 3, Déclaration et programme d’action de Durban

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