A propos de la sortie du film « Chocolat »

Bordeaux 2 février 2016

Mireille Fanon Mendes France
Fondation Frantz Fanon
Experte ONU

« Oui à la vie. Oui à l’amour. Oui à la générosité.
Mais l’homme est aussi un « non ».
Non au mépris de l’homme.
Non à l’indignité de l’homme.
A l’exploitation de l’homme.
Au meurtre de ce qu’il y a de plus humain de l’homme : la liberté [1] ».

Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs

Ce n’est pas sans raison que je commence par cette citation. Au moment où le gouvernement décide de déchoir de leur nationalité des citoyens français qui auraient des liens, de près ou de loin, avec l’Islam radical, oblige à interroger, dans un contexte colonial renouvelé, les conditions de l’exercice de la liberté.

Il ne s’agit pas de se poser la question de la liberté sur un plan individuel mais bien sur un plan collectif.

Pour le clown Chocolat, dont la plupart ne connaît ni son existence ni son nom, il s’agissait d’acquérir une reconnaissance individuelle et de sortir de son état d’esclave qui était le sien ; pour autant celle de sa liberté ne s’est jamais posée ; il était reconnu dans sa relation au blanc, à double titre, relation au clown Footit qui symbolise le monsieur Loyal –au visage blanc, blanchi au-delà du réel- que l’on connaît aujourd’hui, et au blanc plus généralement. C’est dans cette double relation que s’inscrit la vie du clown Chocolat, nommé Rafael à sa naissance. Mais là aussi ce prénom ainsi que son histoire personnelle se perdent au profit d’une histoire qui ne le fait exister que par les autres. Au point que Gérard Noiriel [2], au moment où le tandem Chocolat/Footit se termine, note que le clown Chocolat subit une mort sociale.

Plus généralement, Rafael a été victime toute sa vie d’une forme de déshumanisation adoptée et assumée, unanimement, par l’ensemble des blancs pour justifier la déportation de millions d’hommes, de femmes et d’enfants exportés par la force sur une période de 4 siècles, le plus long crime contre l’humanité, unique en son genre.

Déshumanisation qui commence par l’absence de nom ou même de reconnaissance de son prénom, ce qui lui retire toute épaisseur civile. Toute sa vie aura été le résultat de ces premiers temps où, enfant esclave, il a été vendu pour quelques « onces », pour ne jamais revenir sur son île natale. Arraché comme le furent les mis, par force, en esclavage.

Rafael, malgré son art et sa place dans le cirque, n’a existé qu’à travers les yeux des spectateurs qui ne prêtaient que peu d’attention à la couleur de sa peau, puisqu’il était entendu que la dynamique entre lui et Footit était basée sur cette opposition du blanc et du noir, mais la relation de domination était préservée puisque c’est bien lui qui recevait les coups de pieds aux fesses qui mettaient les spectateurs en joie. En définitive, cette relation renvoie à ce que Fanon analyse quand il s’agit pour le noir, « d’être noir en face du blanc [3] ».

Chocolat n’a jamais cessé d’être le noir en face du blanc. Cela ne lui a certainement pas permis de sortir des complexes d’infériorité issus de l’ordre colonial. Cela est d’autant plus vrai, qu’en ce qui le concerne la question raciale n’a jamais été vraiment posée, ce que note bien Gérard Noiriel [4]. Mais pourquoi ? Ce statut de clown à la figure noire, faire valoir du clown à la figure blanche, a certainement permis d’évacuer cette question ou tout simplement, à la place qui lui était assignée ou concédée, il ne remettait pas en cause les stéréotypes de l’époque.

Au gré de sa vie, il est possible que son statut de clown lui ait permis d’échapper à l’asservissement et à l’idéologie de la suprématie de la race blanche mais rien ne lui a permis de se défaire de l’arsenal complexuel qui a germé au sein de la situation coloniale. Ce que l’on peut constater a dès qu’il quitte la famille du cirque pour s’essayer à devenir un artiste à part entière.

Tentative qui lui a été renvoyée dès ce moment, il se trouve alors confronté à ce que Fanon appelle « l’expérience vécue du noir [5] ». Il se devra, pour continuer, socialement et économiquement, à exister, revenir à cette dynamique de la relation clown blanc-clown noir, mais cette fois ci avec le fils de la femme qu’il avait épousée.

Ce refus d’exister par lui-même, auquel il a été confronté le renvoie certainement à ce qui compose la folie raciale, à savoir être assigné à une zone de non-être. Il n’a pu, ainsi que le suggère Frantz Fanon, « réaliser cette descente aux enfers d’où un authentique surgissement peut prendre naissance [6] ». Né non libre, d’une façon subtile et perverse, dans un monde à peine sorti de l’esclavage, il n’aura cessé d’être renvoyé aux fers dans lesquels il est né.

Aujourd’hui, si les hommes et les femmes dénoncés pour être soit disant incapables de s’intégrer à une civilisation qui a pensé la racialisation de la société au nom de la hiérarchie de la race blanche et de sa culture, sont montrés du doigt, c’est essentiellement parce que leur liberté ontologique est remise en cause par un système qui produit de la confusion, confusion de l’esprit et confusion néo libérale en quête d’universalisme. On doit reprendre la question lancinante qui n’a cessé d’habiter Fanon et à laquelle Jean Jacques Rousseau n’avait pu répondre : « comment se fait il que l’homme, né libre, est partout dans les fers ? [7] ».
Cette civilisation est la même que celle dans laquelle le clown Chocolat a dû vivre.

Dans cette tentative de compréhension, Frantz Fanon est utile. Il a identifié, particulièrement dans Peau noire, masques blancs [8], la logique du racisme : assumer la culture de la domination, l’exception culturelle, « c’est » bien « à travers du langage que l’on existe pour l’autre [9] » et supporter le poids d’une civilisation. En un mot, ceux qui revendiquent cette racialisation ouvrant la porte à la hiérarchisation, assument aussi l’inconscient collectif en tant que résultat collectif d’une imposition culturelle irréfléchie.

Il est actuellement demandé aux jeunes racisés et implicitement renvoyés à leur indigénité, soit en raison de la pigmentation de leur peau, de leur religion, de leur sexe, de leur choix de vie, par injonction politique, sociale, culturelle et civile mais aussi économique et environnementale, qui veulent gravir l’échelle sociale, de se distancer de leur « noirceur », de leurs racines africaines, en tout cas, de tout ce qui ne constitue pas une référence à la culture occidentale blanche ; ce que Fanon traduit par « le colonisé se sera d’autant plus échappé de sa brousse qu’il aura fait sienne les valeurs culturelles de la métropole [10] ». Mais ce projet semble avoir fait long feu ; les jeunes, aujourd’hui, relégués dans les périphéries des villes, des savoirs et des connaissances, ne veulent ni rejeter la pigmentation de leur peau, ni leur culture -quelle qu’en soit la nature et la forme-, ni la relation de leurs parents à leur religion, ni à leurs ancêtres.

Ils veulent cesser d’être les indigènes, les damnés à qui le pouvoir blanc assigne des places, des communautés, des programmes sociaux etc… Ils veulent prendre la parole, faire entendre leur voix et être entendus pour dénoncer les éléments de la colonialité du pouvoir et du savoir qui ne cessent de les renvoyer à une condition inférieure et qui continuent, par des processus subtils, à les renvoyer à une déshumanisation basée sur les mêmes éléments que celle qui avait affecté Rafael, dit clown Chocolat. Si on leur concède une reconnaissance au niveau de l’Etat civil, pour autant leur nom de famille ou leur prénom sont des éléments qui lors d’une recherche d’emploi ou de logement, leur faire perdre leur droit à la non-discrimination. Ils assument d’en revendiquer la fin mais aussi celle du mépris et demandent, avec espoir, la liberté.

Le pouvoir n’a jamais oublié qu’il a été colonisateur et qu’il a asservi, au nom des Lumières, des continents, détruit des cultures au point que ces désastres n’ont jamais été réparés.

Le résultat est sans appel : les femmes et les hommes sont traités à la fois, comme une ressource exploitable que l’on peut sélectionner, évaluer, éliminer et comme une marchandise que l’on peut jeter ou remplacer ainsi que cela se faisait au temps de la traite négrière, de la mise en esclavage et du colonialisme.

Les « croyances », basées sur la hiérarchisation des races, n’ont jamais cessé de peser sur l’organisation du monde. Leurs conséquences sont innombrables et s’expriment, entre autres par une réécriture et une mystification de l’histoire et par l’expression d’un racisme venant frapper de plein fouet ceux et celles qui en sont victimes. La race, « comme mode et résultat de la domination coloniale moderne [11] », n’a jamais cessé d’investir tous les champs du pouvoir capitaliste et le racisme, ainsi que le souligne Frantz Fanon est devenu « l’élément le plus visible, le plus quotidien, pour tout dire, à certains moments, le plus grossier d’une structure donnée [12] » et pèse fortement sur les constructions identitaires des individus.

Il se caractérise par un manque de respect pour les personnes identifiées selon leur « race », ce qui fonctionne dans une interrelation étroite, aussi bien au plan individuel qu’au plan institutionnel, via la mise en place de redistribution de ressources matérielles et symboliques selon des lignes raciales. N’oublions pas que les représentations et les structures socio-politiques ont été construites, au cours de processus historiques, dans lesquels les catégorisations raciales ont joué un rôle fondamental dans l’élaboration d’un discours de justification des inégalités sociales qui ont durablement structuré de nombreuses sociétés.

A cela s’ajoute la construction d’une représentation concernant une certaine « identité nationale » devant assurer une « pureté biologique, religieuse et culturelle » afin de cimenter la cohésion sociale pour se protéger de supposés ennemis, qu’ils soient de l’intérieur ou de l’extérieur.

Ainsi, l’humanité n’est toujours pas parvenue à une reconnaissance mutuelle mais plutôt à une intensification d’intolérance et de repli identitaire.

Les questions posées par Frantz Fanon sont toujours d’actualité, même après la fin de la mise en esclavage et l’indépendance des pays colonisés.

Comment sortir de l’assignation raciale qui, dans les sociétés contemporaines, est toujours réelle pour que cette catégorisation n’entraîne plus ni stigmatisation, ni domination ni perpétuation des inégalités sociales, économiques et politiques, afin d’éviter que les hiérarchies ontologiques continuent de différencier irrémédiablement pour mieux exploiter et particulièrement dans un climat de xénophobie ascendante et d’émiettement social ?

En retour se pose aussi la question de savoir comment se libérer de cette forme d’aliénation destructrice et des sentiments d’infériorité ?

Comment arriver à un monde où le blanc et le noir ne sont plus cloîtrés dans leur couleur respective ?

N’est-il pas temps que la violence initiale, portée dans la traite négrière, la mise en esclavage et le colonialisme et qui joue un rôle de premier plan dans le processus de mutation de l’ordre économique mondial soit transfigurée pour que les peuples, soumis à des règles juridiques, dont l’applicabilité et l’effectivité varient selon le pays, selon la nature de la relation avec le maître, en un mot selon la ligne raciale, parviennent enfin à l’émancipation afin que leur ligne de vie ne s’arrête pas uniquement à la libération ?

Cela ne peut se faire sans une analyse de la relation entre l’inconscient collectif et les structures socio-économiques et politiques. Cela nécessite, comme nous y engage Frantz Fanon, à la fois à une libération et aussi à un acte de création pour que le racialisé ne se voie plus imposer un choix dicté de l’extérieur.

Force est de constater que la permanence de la colonialité du pouvoir et des savoirs, qui a structuré et structure encore le monde capitaliste et impérialiste, n’a jamais été remise en cause. Ainsi, les principes fondateurs des sociétés européennes démocratiques, qui sont imposés au reste du monde comme autant de signes de la Modernité, continuent à valider, dans l’inconscient collectif, la hiérarchisation des « races » et la supériorité de la culture occidentale, même si les dominants et ceux qui sont à leurs côtés, manient de manière paradoxale la Déclaration universelle des droits de l’homme ou la Charte des Nations Unies.

A leur sujet, il faut bien convenir, avec les chercheurs Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Triffin, que « le mythe de l’universalité relève d’une stratégie impérialiste (…) sur la base du postulat mensonger qu’“européen” signifie “universel [13]” ».

A partir du moment où les peuples tels qu’évoqués dans la Charte des Nations unies ne sont pas reconnus et ne se reconnaissent pas, et où les droits, tels qu’identifiés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, ne sont pas appréhendés de manière équitable pour chacun, dans le contexte de la mondialisation actuelle, il faut interroger la nature et la forme de la colonialité contenue dans ces deux instruments internationaux et auxquels ne cessent de se référer ceux qui, sans vergogne et toute honte bue, les trahissent au nom de leurs intérêts.

Cette colonialité investit les rapports sociaux, les relations internationales, les institutions et les esprits ; elle s’étend sous diverses formes, est présente partout et nous affecte tous. Elle a puisé son discours dans la traite négrière et la mise en esclavage et l’a peaufiné dans la mise en place du joug colonial. Il faut dès lors ne pas reconnaître/admettre cette colonialité qui empêche « d’obtenir une certitude de soi-même » et qui refuse de s’interroger sur ce que veut dire « être humain ».

A cela suit une autre question, non moins fondatrice, comment parvenir à l’universalité dans le respect des différences ?

Se poser ces questions, dans le contexte de la crise morale et des valeurs dans laquelle se trouve notre monde, c’est s’interroger sur la notion même d’humanité et de sa construction. C’est aussi refuser le « meurtre de ce qu’il y a de plus humain dans l’homme : la liberté [14] ».

Ce projet ne peut se construire sur ce qu’imposent depuis décembre 1991, les puissances occidentales, sous l’hégémonie et la direction des Etats-Unis, en créant de nouvelles formes institutionnelles de contrôle, en modifiant radicalement les normes existantes pour les remplacer par des normes de nature régressive de type néo-colonial (légalisation du droit d’intervention humanitaire, lutte contre le terrorisme avec institutionnalisation de l’état d’urgence, déchéance de nationalité, lutte contre les migrants pour raisons de guerre ou économiques et environnementales…) qui doivent devenir le seul et unique modèle possible.

Face à ces logiques mortifères, les indigènes, les damnés, tous ceux qui sont, d’une façon ou d’une autre, déshumanisés dans de nombreux pays, portés par la pensée en action de Frantz Fanon, proposent de repenser la construction de l’humanité, dans laquelle personne ne peut être exclue en raison de phénotypes raciaux, ou parce que migrante (quelle que soit la raison de son départ) ou parce que musulmane -cette religion heurtant le modèle imposé par la modernité occidentale-, ou pour tout autre raison, mais aussi de repenser les relations sociales, culturelles, économiques et environnementales et bien sûr les relations interrégionales et internationales .

Il ne peut s’agir que d’une humanité qui assume que nous ne sommes humains que par les autres humains, et qui reconnaisse en chacun sa part d’humanité.

Cela ne peut advenir que si, ainsi que le dit Frantz Fanon, il y a « intégration du concept de reconnaissance [15] ».

Peut-être alors, tendrons nous, humanité renouvelée, vers ce que Fanon appelle tout au long de ses questionnements le « Oui à la vie ». Le « Oui à l’amour ». Le « Oui à la générosité ».Le « oui à la liberté, bien le plus humain de l’homme [16] ».

Notes

[1] Peau noire, masques blancs, Frantz Fanon, Editions Le Seuil, 1952

[2] Chocolat clown nègre, Gérard Noiriel, Editions Bayard, mai 2015

[3] voir note 1

[4] voir note 1

[5] voir note 1

[6] Peau noire, masques blancs, Frantz Fanon, Editions Le Seuil, 1952

[7] chapitre 1, Du contrat social, Jean-Jacques Rousseau, 1762

[8] chapitre 1, Du contrat social, Jean-Jacques Rousseau, 1762

[9] chapitre 1, Du contrat social, Jean-Jacques Rousseau, 1762

[10] chapitre 1, Du contrat social, Jean-Jacques Rousseau, 1762

[11] Anibal Quijano, Race et colonialité du pouvoir, Mouvements 3/207, n° 51, pages 111-118

[12] Peaux noires, masques blancs Frantz Fanon, Le Seuil, 1952

[13] Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Triffin que (sous la dir. de), The Postcolonial Studies Reader, Routledge, Londres, 1995.

[14] Voir note 1

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